Élections fédérales de 2023 en Suisse : vers un maintien en l’état de la « formule magique » gouvernementale

Par Arthur Braun

<b> Élections fédérales de 2023 en Suisse : vers un maintien en l’état de la « formule magique » gouvernementale </b> </br> </br> Par Arthur Braun

Le 22 octobre 2023, les électeurs suisses étaient appelés aux urnes afin de renouveler pour quatre ans la quasi-intégralité de leur parlement bicaméral, l’Assemblée fédérale. Dopée par la bonne performance des nationaux-conservateurs de l’UDC, la droite progresse tandis que la gauche pâtit de la contre-performance des écologistes. En décembre, la nouvelle Assemblée sera amenée à élire les sept membres du Conseil fédéral, qui joue à la fois le rôle de gouvernement et de présidence collégiale. À cette occasion, elle devrait se borner à appliquer en l’état la fameuse « formule magique », qui garantit une représentation proportionnelle des quatre principaux partis au sein du directoire de la Confédération.

 

On October 22, 2023, Swiss voters were called to the polls to renew almost their entire bicameral parliament, the Federal Assembly, for a further four years. Boosted by the strong performance of the national-conservative SVP, the right-wing gained ground, while the left suffered from the underperformance of the ecologists. In December, the new Assembly will elect the seven members of the Federal Council, which acts as both government and collegiate presidency. On this occasion, it should confine itself to applying the famous “magic formula”, which guarantees proportional representation of the four main parties within the Confederation’s governing body.

 

Par Arthur Braun, maître de conférences de l’Institut catholique de Lyon, UR Confluence Sciences & Humanités (EA1598)

 

 

 

Destinées à renouveler intégralement les 200 sièges du Conseil national et 45 des 46 sièges du Conseil des États, les élections fédérales suisses ont eu lieu le 22 octobre 2023. La progression de la droite et l’évolution des rapports de force au sein du « bloc bourgeois » ne devraient pas entraîner de changement dans la composition partisane du Conseil fédéral, l’Exécutif collégial au sein duquel sont représentés depuis 1959 les quatre principaux suisses, des socialistes aux nationaux-conservateurs.

 

 

I. Composition et modalités d’élection du parlement fédéral

Dotées des mêmes compétences, le Conseil national (chambre basse) et le Conseil des États (chambre haute) forment ensemble l’Assemblée fédérale, le parlement bicaméral de la Confédération suisse[1].

 

Le Conseil national représente le peuple suisse. Ses 200 députés sont élus pour un mandat fixe de quatre ans au suffrage direct[2], dans le cadre de circonscriptions plurinominales correspondant aux cantons[3], les entités fédérées de la Confédération. Les sièges sont répartis entre les cantons proportionnellement à leur population, sachant que chaque canton a droit à au moins un siège[4]. Le scrutin est proportionnel[5] sauf, de fait, dans les six cantons les moins peuplés qui élisent chacun un député au scrutin uninominal majoritaire à un tour. Dans les vingt autres cantons, les électeurs votent pour une liste ouverte qu’ils peuvent panacher.

 

Au sein des cantons, deux ou plusieurs listes peuvent établir entre elles des apparentements – voire des sous-apparentements entre listes issues d’un même parti – afin de se répartir – pour ne pas les perdre – les « restes » des suffrages qu’elles ont obtenus. Lors des élections de 2015, 24 des 200 sièges du National ont été attribués grâce aux apparentements, dont 12 aux seuls socialistes[6]. À gauche, d’ailleurs, la question ne se pose guère : le Parti socialiste (PS) et Les Verts sont apparentés presque partout où cela est possible, y compris avec l’extrême gauche dans les cantons où elle existe. À droite, ce type d’accords techniques s’est multiplié cette année entre les nationaux-conservateurs de l’Union démocratique du centre (UDC) et les libéraux du Parti libéral-radical (PLR), en incluant parfois également Le Centre – issu de la fusion du Parti démocrate-chrétien (PDC) et du Parti bourgeois-démocratique (PBD) en 2021. La logique est d’abord arithmétique mais aussi partisane : renforcer le « bloc bourgeois » permet à la droite d’affaiblir la gauche.

 

Le Conseil des États se compose quant à lui de 46 « sénateurs » représentant les cantons[7]. Les six anciens demi-cantons en élisent chacun un et les vingt autres deux[8]. Les cantons sont libres de déterminer les règles applicables à l’élection de leurs représentants aux États[9]. Vingt-quatre utilisent le scrutin majoritaire à un ou deux tours[10] et deux – les cantons du Jura et de Neuchâtel – un scrutin proportionnel.

 

 

II. Analyse des résultats : virage à droite et recul des écologistes

Conformément à ce qu’avaient annoncé les sondeurs, l’UDC réalise la plus forte progression et arrive largement en tête avec presque 28 % des voix. Les nationaux-conservateurs emportent 62 sièges sur 200 au National (+ 9 par rapport à 2019, sans toutefois battre leur record de 2015)[11]. La dynamique de l’UDC contribue presque exclusivement au succès du « bloc bourgeois » au sein duquel on a assisté à un chassé-croisé entre les deux autres principaux partis. Le PLR, en léger recul avec 14,3 % des voix, perd un siège (28 députés) tandis que Le Centre, en très légère progression (14,1 %) par rapport aux résultats cumulés du PDC et du PBD en 2019, en gagne un (29 députés). Jamais, depuis la création de l’État fédéral en 1848, les prédécesseurs du Centre – conservateurs chrétiens puis démocrates-chrétiens – n’avaient obtenu plus de sièges au National que le parti fondateur de la Suisse moderne.

 

En face, la gauche recule malgré le sursaut du Parti socialiste qui emporte 41 sièges au National (+ 2) avec 18,3 % des voix. L’extrême gauche, qui avait deux députés, disparaît totalement du parlement mais ce sont surtout Les Verts qui connaissent la plus forte chute électorale en perdant 3,4 points (9,8 % des voix) et cinq sièges sur les 28 qu’ils avaient gagnés en 2019. Les Vert’libéraux, situés au centre de l’échiquier politique suisse, perdent quant à eux six sièges (10 députés, 7,6 % des voix). La défaite des deux partis se revendiquant de l’écologie politique confirme la fin de la « vague verte » – à gauche, « la peur de la fin du mois », qui a plutôt profité au PS, l’a emporté sur « la peur de la fin du monde ».

 

Dopée par la bonne performance de l’UDC, la droite obtient 95 sièges (+ 11)[12] – moins toutefois que les 101 sièges de 2015. Le « bloc bourgeois », qui inclut également les démocrates-chrétiens du Centre, demeure structurellement majoritaire. La gauche perd 5 sièges avec seulement 64 conseillers nationaux – mais c’était 55 en 2015. Le résultat de ces élections s’apparente donc davantage à un rééquilibrage à droite qu’à un raz-de-marée. L’Exécutif collégial de la Confédération, qui réunit traditionnellement les quatre principaux partis suisses, représente 160 sièges sur 200 au Conseil national et 74,6 % des suffrages exprimés.

 

Au Conseil des États, 13 fauteuils restent à pourvoir à l’occasion de seconds tours qui seront organisés dans les cantons concernés au cours du mois de novembre. La composition partisane de la chambre haute est très différente de celle du National. Elle ne sera pas bouleversée cette année, même si les premiers résultats confirment également une progression de la droite. Le Centre, traditionnellement dominant dans les petits cantons catholiques, devrait demeurer le groupe le plus important, suivi du PLR. Les deux partis de centre-droit détiennent ensemble une majorité absolue structurelle. À l’inverse, les deux autres partis gouvernementaux, l’UDC et le PS, sont historiquement sous-représentés aux États par rapport à leur poids électoral national.

 

 

III. Enjeux et perspectives : pas de remise en cause concrète de la « formule magique » pour la composition du Conseil fédéral

Au mois de décembre, l’Assemblée fédérale, qui réunit le Conseil national et le Conseil des États, se réunira afin de procéder au renouvellement intégral du Conseil fédéral, « l’autorité directoriale et exécutive suprême de la Confédération »[13]. Celui-ci est composé de sept membres nommés pour un mandat de quatre ans[14]. Les parlementaires devront désigner le successeur du socialiste Alain Berset, qui ne se représente pas, et réélire – ou non – les six autres conseillers fédéraux.

 

La composition partisane actuelle du gouvernement – deux UDC, deux PS, deux PLR et un centriste – est une stricte application de la fameuse « formule magique », règle non-écrite de répartition des sept sièges du Conseil fédéral proportionnellement au poids électoral et parlementaire des quatre principaux partis suisses. Arithmétiquement, la formule actuelle, introduite en 1959, peut se résumer de la manière suivante : « 2 + 2 + 2 + 1 », c’est-à-dire deux conseillers fédéraux pour les trois premiers partis et un pour le quatrième. « [C]ensée garantir à la fois stabilité et concordance »[15], son application conduit à la mise en place d’un gouvernement pluraliste qui constitue une manifestation du « système de concordance »[16], que Hanspeter Kriesi définit comme « une stratégie d’intégration qui cherche à éviter les conflits, s’oriente vers les compromis et prône les solutions négociées aux problèmes posés »[17]. La doctrine suisse le qualifie de « démocratie proportionnelle », car il se caractérise par une composition proportionnelle des organes de l’État, assurant que les décisions prises seront des compromis ; autrement dit, au principe de décisions majoritaires est substitué celui de décisions négociées[18].

 

À l’issue de ces élections fédérales, Le Centre dépasse pour la première fois les libéraux-radicaux (un siège de plus au National) et devient le troisième parti du pays[19]. En conséquence, il aurait mathématiquement droit à un deuxième siège au Conseil fédéral au détriment du PLR. Ceci étant, les équilibres partisans au sein de l’Exécutif ne devraient pas évoluer pour le moment puisqu’une autre convention constitutionnelle conduit à la réélection quasi automatique de tout conseiller fédéral souhaitant rester en fonction[20] – ce qui est le cas des deux ministres libéraux-radicaux. Le PDC, prédécesseur du Centre, avait d’ailleurs profité de cette règle non écrite en 2019 lorsque Les Verts l’avaient dépassé en termes de voix et de sièges au National. C’est peut-être la raison pour laquelle le président du Centre Gerhard Pfister a confirmé que son parti n’entendait pas attaquer le siège d’un conseiller fédéral en fonction – sans fermer la porte à la revendication d’un deuxième siège en cas de retrait d’un ministre PLR[21].

 

À gauche, Les Verts ne font pas mystère de leurs prétentions gouvernementales. Leur chute électorale, qui les a relégués à la cinquième place, ne leur permet cependant plus de prétendre à un siège au Conseil fédéral avec la formule arithmétique actuelle « 2 + 2 + 2 + 1 ». Toutefois, si l’abandon de la composition proportionnelle du gouvernement n’apparaît absolument pas à l’ordre du jour, une évolution de la formule, certes magique mais certainement pas sacrée[22], demeure parfaitement envisageable à l’avenir[23].

 

 

 

[1] Art. 148, al. 2 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999 (Cst.).

[2] Art. 149, al. 1er et 2 Cst.

[3] Art. 149, al. 3 Cst.

[4] Art. 149, al. 4 Cst.

[5] Art. 149, al. 2 Cst.

[6] Émission Forum, « Augmentation des alliances avec l’UDC en vue des élection fédérales 2023 : interview d’Alain Miserez », RTS, 4 juil. 2023.

[7] Art. 150, al. 1er Cst.

[8] Art. 150, al. 2 Cst.

[9] Art. 150, al. 3 Cst.

[10] Appenzell Rhodes-Intérieures a élu son représentant au Conseil des États dès le 30 avril à l’occasion de la Landsgemeinde (litt. « assemblée du pays ») du canton. Dans ce cadre, le vote se déroule à mains levées.

[11] En 2015, l’UDC avait obtenu 29,4 % des voix et 65 sièges au National.

[12] Outre le PLR et l’UDC, l’Union démocratique fédérale (conservateurs chrétiens) emporte deux sièges tandis que deux partis cantonaux qualifiés de populistes de droite, la Ligue des Tessinois et le Mouvement citoyens genevois, obtiennent respectivement un et deux sièges.

[13] Art. 174 Cst.

[14] Art. 175, al. 1er et 3 Cst.

[15] K.-H. Voizard, « Réflexions autour de la légitimité du Conseil fédéral suisse », RFDC, 2013/10 n° 93, p. 149.

[16] A. Ineichen, « Formule magique », in Dictionnaire historique de la Suisse, disponible sur https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010097/2015-01-25/.

[17] H. Kriesi, Le système politique suisse, Paris, Economica, « Politique comparée », 1995, p. 207.

[18] G. Lehmbruch, Proporzdemokratie, Politisches System und politische Kultur in der Schweiz und in Österreich, Tübingen, Mohr, 1967.

[19] En termes de part électorale, le PLR demeure le troisième parti du pays – une erreur de calcul de l’Office fédéral de la statistique l’avait d’abord placé en quatrième position derrière Le Centre (« Erreur de l’OFS: le PLR reste la 3e force du pays en termes de part électorale, devant Le Centre », RTS, 25 oct. 2023, disponible sur https://www.rts.ch/info/suisse/14418141-erreur-de-lofs-le-plr-reste-la-3e-force-du-pays-en-termes-de-part-electorale-devant-le-centre.html).

[20] On ne compte que trois exceptions depuis 1848.

[21] « Gerhard Pfister instille l’idée d’un second siège centriste », Lémanbleu.tv, 24 oct. 2023, disponible sur https://www.lemanbleu.ch/fr/Actualite/Suisse/Gerhard-Pfister-instille-l-idee-d-un-second-siege-centriste.html.

[22] Émission Forum, « Le grand débat – Conseil fédéral : faut-il abandonner la formule magique ? », RTS, 12 oct. 2023, disponible sur https://www.rts.ch/audio-podcast/2022/audio/le-grand-debat-conseil-federal-faut-il-abandonner-la-formule-magique-25861599.html?id=25861599.

[23] « Une majorité des Suisses veut une nouvelle répartition du Conseil fédéral, selon un sondage », RTS, 6 juil. 2023, disponible sur https://www.rts.ch/info/suisse/14154787-une-majorite-des-suisses-veut-une-nouvelle-repartition-du-conseil-federal-selon-un-sondage.html.

 

 

 

Crédit Photo : Jan Helebrant, CC0 1.0, domaine public / Berne, Suisse