La liberté d’association au service de l’apologie du terrorisme : la réponse des démocraties française et allemande

Par Pierre-Emmanuel Rodriguez

<b> La liberté d’association au service de l’apologie du terrorisme : la réponse des démocraties française et allemande </b> </br> </br> Par Pierre-Emmanuel Rodriguez

Au lendemain de l’attaque du Hamas sur l’État d’Israël, les autorités gouvernementales françaises et allemandes ont exprimé leur détermination à lutter contre le terrorisme et son apologie. À la suite de ces déclarations, plusieurs associations qui ont manifesté leur soutien en réaction aux attentats perpétrés au Proche-Orient sont en passe d’être interdites de part et d’autre du Rhin. Cette conjoncture est l’occasion de porter un regard juridique sur les mécanismes français et allemand de dissolution de telles associations et de les confronter aux exigences de la protection de la liberté d’association.

 

In the aftermath of the Hamas attack on the State of Israel, the French and German government authorities expressed their determination to fight terrorism. Following these mutual declarations, several associations that had shown their support in response to the attacks in the Middle East are in the process of being prohibited on both sides of the Rhine. This situation provides an opportunity to take a legal look at the French and German dissolution mechanisms and to confront them with the requirements of protecting freedom of association.

 

Par Pierre-Emmanuel Rodriguez, doctorant en droit public comparé à l’Université de Reims Champagne-Ardenne / Paris Nanterre

 

 

 

Ces dernières semaines, de nombreuses associations ont manifesté de part et d’autre du Rhin leur soutien aux attaques terroristes perpétrées par le Hamas sur l’État d’Israël. Ces évènements ainsi que les réactions qu’ils ont suscitées ont fait l’objet d’une réponse immédiate des gouvernements français et allemand.

 

Lors d’une intervention devant le Bundestag, le 12 octobre 2023, le chancelier allemand a dévoilé une série de mesures destinée à « lutter contre le terrorisme du Hamas ». Olaf Scholz a notamment annoncé la dissolution prochaine des associations accusées de promouvoir les agissements terroristes. L’association « Samidoun » – également assimilée au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) qui figure sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne – a été mentionnée à titre d’illustration et doit faire l’objet d’une dissolution imminente par les autorités gouvernementales allemandes.

 

Le Président Emmanuel Macron s’est quant à lui adressé aux Français dans une allocution télévisée le 12 octobre 2023. Il a qualifié sans équivoque le Hamas de « mouvement terroriste » et a souligné l’importance de ne pas « céder à la division » en condamnant les incitations à la haine et à la violence. Après lui, de nombreux élus ont appelé à sanctionner les individus ou les associations qui tendent, par leurs activités, à légitimer les actes terroristes depuis le territoire français. De telles revendications ont notamment été exprimées par une députée à l’encontre de « Sciences Palestine », une association étudiante qui a publié des messages de soutien à l’issue des attentats au Proche-Orient. D’autres associations ont aussi été vilipendées par des journalistes à l’image du « Collectif Palestine Vaincra » accusé de « glorifier » l’attaque du Hamas.

 

La multiplication de ces incidents conduit à s’interroger sur la capacité des démocraties européennes à faire face à la propagation d’idéologies terroristes sur leur territoire national tout en sauvegardant la liberté d’association de leurs citoyens. Dans cette perspective, les gouvernements français et allemands ne sont pas désarmés. Ils disposent de nombreux outils juridiques au premier rang desquels figure le mécanisme de dissolution administrative des associations (I). Ces dernières, ainsi que les individus qui les composent, peuvent néanmoins exercer des recours en justice pour contester les atteintes portées à leur liberté d’association (II).

 

 

I – Les mécanismes juridiques de dissolution des associations

En Allemagne, la possibilité pour le gouvernement de dissoudre une association qui affiche un soutien à une organisation terroriste trouve son fondement directement dans la Loi fondamentale (ci-après LF). Conformément à l’article 9 alinéa 2 LF, les associations « dont les buts ou l’activité sont contraires aux lois pénales, ou qui sont dirigées contre l’ordre constitutionnel ou l’idée d’entente entre les peuples, sont prohibées ». La loi fédérale sur les associations (Vereinsgesetz) du 5 août 1964 en précise les modalités. Les autorités exécutives d’un État fédéré sont en principe seules compétentes pour interdire une association dont le champ d’action est limité à son territoire. En revanche, lorsqu’une association intervient plus largement au niveau fédéral, sa dissolution requiert le concours du Ministre fédéral de l’Intérieur (§3). Cette décision ne peut en outre être prise qu’après une enquête minutieuse qui fait intervenir divers services étatiques, notamment ceux de la police et des renseignements, et abouti à un rapport qui détaille les activités de l’association réputées contraires au texte constitutionnel (§4). Si l’autorité exécutive estime nécessaire de procéder à l’audition de témoins, à la saisie de preuves ou à une perquisition, elle doit d’abord faire une demande auprès du tribunal administratif dans le ressort duquel l’acte doit être accompli (§4 al. 2). La notification de la dissolution est souvent accompagnée de la saisie de nombreux biens (§10) comme en témoigne la récente interdiction du groupe néonazi « Hammerskins Deutschland ».

 

En France, le mécanisme de dissolution des associations repose sur l’article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (ci-après CSI) qui reprend peu ou prou les dispositions de la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combats et milices privées aujourd’hui abrogée[1]. Cette disposition donne compétence au Président de la République pour décréter en conseil des ministres la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait (Art. L 212-1-1 CSI). Le mécanisme français est plus fréquemment mis en œuvre qu’outre-Rhin pour lutter contre le terrorisme. Il a par exemple été mis en œuvre à maintes reprises à la suite des vagues d’attentats en 2015 et 2016 pour dissoudre « Le Retour aux sources musulmanes », l’« Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » ou encore l’association « Rahma de Torcy Marne-la-Vallée ». De même, il a été utilisé en 2019 pour interdire plusieurs associations qui légitimaient « le djihad armé », dont le « Parti antisioniste ». Plus récemment, les motifs de dissolution prévus à l’article L 212-1 CSI ont été étendus par la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République », ce qui a notamment conduit à l’interdiction du « Collectif Palestine Vaincra » et du « Comité Action Palestine ». Pour autant, le mécanisme français présente moins de garanties pour les personnes morales concernées. La décision de dissoudre une association ne repose pas sur des investigations aussi poussées qu’en Allemagne. Elle intervient la plupart du temps en réponse à des évènements violents ou antisémites qui ont heurté l’opinion publique et qui constituent ainsi souvent une occasion dont se saisissent les autorités politiques pour fédérer leurs partisans autour d’une cause commune.

 

Si les mécanismes allemand et français de dissolution des associations peuvent être employés tous deux afin de lutter contre l’apologie du terrorisme, ils ne partagent pas la même signification. L’article 9 al. 1 LF est avant tout l’expression d’un principe constitutionnel de démocratie défensive (Wehrhafte Demokratie) ou de démocratie militante (Streitbare Demokratie) tel qu’il a été interprété et mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, il s’inscrit dans le cadre d’une politique publique de répression des mouvements extrémistes. En France, il n’est pas certain que l’article L 212-1 CSI, et avant lui la loi du 19 janvier 1936, aient toujours servi à défendre la République contre ses ennemis. Certains auteurs ont souligné l’instrumentalisation de ce mécanisme par les gouvernements successifs.

 

Indépendamment des objectifs poursuivis, la dissolution d’une association constitue en Allemagne comme en France une atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement garantie. La question se pose ainsi de savoir quels sont les moyens de protection dont bénéficient les personnes morales concernées.

 

 

II – L’inégale protection des libertés fondamentales des associations  

La liberté d’association (Vereinigungsfreiheit) compte parmi les droits fondamentaux (Grundrechte) dont le respect incombe à l’ensemble des pouvoirs allemands à titre de droits directement applicables (Art. 1 al. 3 LF). Il revient aux juridictions ordinaires (Fachgerichte) d’en tenir compte dans leur domaine de compétence respectif. Les mesures étatiques qui restreignent en particulier la liberté d’association des personnes morales doivent être contestées devant les juridictions administratives. Une atteinte à cette liberté ne peut être justifiée que pour interdire une association dont les objectifs ou les activités sont contraires aux lois pénales ou dirigés contre l’ordre constitutionnel ou l’idée d’entente entre les peuples (Art. 9 al. 2 LF). La restriction de la liberté d’association doit également être proportionnée au regard des inconvénients engendrés pour ses bénéficiaires. Il est impératif que le juge ordinaire procède à la mise en balance (Abwägung) entre l’intérêt général et les intérêts des personnes morales concernées. Si la mesure de dissolution est déclarée légale par le juge administratif, les associations ont encore la possibilité de contester cette décision de justice en formant un recours constitutionnel (Urteilsverfassungsbeschwerde) devant la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht). Le cas échéant, la Cour peut annuler la décision du juge ordinaire si elle estime qu’il n’a pas suffisamment pris en compte l’importance du droit fondamental.

 

Le niveau de protection de la liberté d’association est comparativement moins élevé en France. Bien que cette liberté ait été érigée en principe à valeur constitutionnelle depuis 1971, la structure du contentieux constitutionnel français entrave souvent l’accès au Conseil constitutionnel. L’essentiel se joue devant les juridictions ordinaires, en particulier les juridictions administratives. Les associations ou leurs membres ont la possibilité d’introduire un référé liberté (Art. L 521-2 CJA) qui débouche – en cas de succès – sur la suspension temporaire de l’exécution du décret de dissolution comme ce fut le cas pour le « Collectif Palestine Vaincra ». Cette procédure d’urgence doit nécessairement s’accompagner d’un recours en excès de pouvoir qui conduit le Conseil d’État à contrôler la légalité de la mesure administrative. En pratique, le degré de protection dont bénéficient les individus demeure faible car l’examen ne porte que sur la qualification juridique des faits. Le juge vérifie seulement que les motifs avancés par le gouvernement pour interdire une association s’inscrivent dans les conditions fixées par l’article L 212-1 CSI. Contrairement à son homologue allemand, le juge français n’apprécie pas l’opportunité du décret qui échappe par conséquent à un contrôle de proportionnalité. Pour cette raison, le mécanisme français a été qualifié d’« arme de dissolution massive » puisqu’il laisse au gouvernement une marge de manœuvre conséquente pour interdire des associations.

 

La présente comparaison souligne que les démocraties allemande et française disposent des moyens juridiques pour lutter contre la propagation des idéologies terroristes sur leur territoire national. Les moyens mis en œuvre à cette fin restreignent néanmoins des libertés fondamentales et rendent nécessaire l’exercice d’un contrôle juridictionnel des atteintes qui leur sont portées. Cette exigence est d’autant plus essentielle à l’heure où les autorités gouvernementales allemandes et françaises s’apprêtent à dissoudre de nombreuses associations en réaction aux attentats perpétrés au Proche-Orient.

 

 

 

[1] Voir sur ce point le récent billet de A. Berhout, « Dissoudre un parti politique en Conseil des ministres ? Interrogations autour de la dissolution de Civitas », Blog de Jus Politicum du 21 oct. 2023