L’absence de quorum dans la QPC François Fillon : les tourments de la « juridictionnalisation » du Conseil constitutionnel Par Jérémy Martinez
La décision François F. du Conseil constitutionnel du 28 septembre 2023 relative à « l’affaire Fillon » suscite une attention particulière dans la mesure où elle a été rendue sans satisfaire le quorum fixé par l’article 14 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Cet article requiert la présence de sept membres sauf cas de force majeure dûment constaté par procès-verbal. En l’espèce, trois membres étaient en situation de déport en raison de conflits d’intérêts. La décision François F. est alors une occasion de mettre en perspective les conditions d’application du quorum durant les délibérations du Conseil constitutionnel avec ses aspirations à une plus grande « juridictionnalisation ».
The French “Conseil constitutionnel” decision François F. regarding the “Fillon case” has drawn attention as it was rendered without meeting the quorum required by the article 14 of a law which governed the French “Conseil constitutionnel”. This article mandates the presence of seven members unless there is a force majeure event which has to be ascertained by written record. In this instance, three members were disqualified due to conflicts of interest. The François F. decision thus offers an opportunity to examine the conditions for maintaining the quorum at the French “Conseil constitutionnel”.
Par Jérémy Martinez, Maître de conférences, Université Paris Dauphine-PSL, Centre de recherche Droit Dauphine (CR2D)
Le 28 septembre 2023, le Conseil constitutionnel rendait une décision QPC (question prioritaire de constitutionnalité) particulièrement attendue relative à ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Fillon »[1]. La censure prononcée par le Conseil constitutionnel a particulièrement attiré l’attention des médias puisque cette dernière était susceptible de s’appliquer aux instances en cours ou à venir, et relançait ainsi plusieurs feuilletons politico-judiciaires.
Toutefois, la décision François F. soulève un autre enjeu, plus discret mais non moins fondamental. En bas du texte de la décision, après le dispositif, il est indiqué que cette décision a été délibérée par une séance du 28 septembre 2023, au cours de laquelle six membres siégeaient. Or, l’article 14 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel impose le respect d’un quorum qui exige que « les décisions et les avis du Conseil constitutionnel [soient] rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal ». En l’espèce, trois membres du Conseil constitutionnel se sont abstenus de siéger en raison des liens politiques importants qu’ils ont entretenus avec François Fillon[2]. Dans le commentaire associé à la décision, le Conseil constitutionnel indique qu’il a respecté les conditions de fond et de forme posées par l’article 14 de l’ordonnance de 1958. Les cas de déport sont ainsi considérés comme des cas de force majeure, et l’absence de quorum semble avoir été constatée au procès-verbal.
L’occasion nous est ainsi donnée de revenir sur les enjeux de l’application d’un quorum pour le Conseil constitutionnel. Ce dernier révèle que si le Conseil se présente fréquemment comme une juridiction, son fonctionnement concret montre parfois que les habitudes de « club distingué »[3] ont la vie dure. Les difficultés à faire respecter la règle de quorum (I) révèlent l’ampleur des défis qui demeurent à relever pour que l’institution se mue[4] en juridiction (II).
I. Un quorum devenu difficile à respecter
Une règle de quorum au sein d’un organe délibérant a pour objectif de garantir la régularité de la décision grâce à sa collégialité. Concernant le Conseil constitutionnel, le quorum est renforcé : il impose la présence de sept conseillers sur neuf (à l’exclusion des membres de droit) pour délibérer. Cette contrainte particulièrement exigeante n’est pas nouvelle.
Une contrainte ancienne
On trouve dans les archives des délibérations du Conseil constitutionnel des traces de cette contrainte. Le Président Roger Frey a pu demander aux membres de réserver deux mercredis par mois afin de ne pas mettre en cause la règle du quorum[5]. Les absences et empêchements des conseillers étaient en effet fréquents. Les membres pouvaient exercer des activités professionnelles privées ou publiques parallèlement à leur fonction de conseillers[6]. En outre, les comptes-rendus des délibérations indiquent ponctuellement qu’un ou plusieurs membres sont excusés pour des raisons médicales[7].
Malgré ces contraintes combinées à une exigence forte du quorum, on peine à trouver, dans les archives des décisions consultées[8], plusieurs exemples de délibérations à moins de sept membres. Il est toutefois possible de citer la séance du 31 mai 1994[9] au cours de laquelle le Président Badinter s’agace de l’impossibilité de réunir le quorum et impose aux membres de ne pas prendre d’engagements sur une période donnée afin de pouvoir participer aux délibérations.
Cette règle mise en place en 1958 est adaptée à une institution ayant une activité réduite à une vingtaine de décisions rendues en moyenne dans le cadre d’un contrôle a priori dont l’examen peut être anticipé par le suivi en temps réel des débats parlementaires. Fixer à sept le nombre minimal de conseillers pour délibérer était contraignant, mais pas insurmontable au regard de l’activité du Conseil constitutionnel.
Une difficulté actuelle renforcée par l’instauration de la QPC
Depuis 2010 et la mise en place de la QPC, les décisions rendues en l’absence de quorum se sont multipliées[10]. En l’état, nous avons recensé six décisions rendues en l’absence de quorum depuis la première décision QPC de 2022[11]. Le renforcement des obligations de transparence (les situations de déport) et l’instauration d’une procédure contradictoire peuvent rendre difficile la constitution d’un quorum.
Du point de vue des situations de déport d’abord, la décision François F. est un cas d’école puisque trois membres ont estimé « devoir s’abstenir de siéger » [12].
Ensuite, l’organisation d’une procédure contradictoire pour les QPC a également soulevé des difficultés. Plusieurs décisions ont été même rendues à cinq conseillers car, en plus d’un membre empêché, les trois nouveaux membres ayant tout juste prêté serment n’ont pas pu être associés à l’examen préalable de la QPC. Ils ne pouvaient en particulier pas participer aux auditions publiques, puisque dans la période où cet examen a eu lieu, les trois anciens membres étaient encore en fonction[13]. Ces difficultés de transition causées par le renouvellement triennal du collège des membres montrent un décalage flagrant entre le maintien d’un quorum inchangé depuis 1958 et la mise en place d’une procédure QPC qui a considérablement accru et contraint l’activité du Conseil constitutionnel. La règle fixant ce quorum semble désormais anachronique.
Si l’on ajoute à ces éléments les empêchements ponctuels des membres[14], résultant d’un problème de santé, l’obligation de présence fixée à sept membres sur neuf est donc devenue particulièrement forte pour le Conseil constitutionnel.
II. Une « juridictionnalisation » inachevée ?
Si des contraintes objectives peuvent expliquer les difficultés à atteindre le quorum au cours des délibérations, il n’en demeure pas moins, d’une part, que le Conseil constitutionnel n’a pas en l’espèce motivé l’exception permettant de déroger à la règle de quorum et que, d’autre part, cette situation étonnante oblige à revenir sur le problème irritant de la composition du Conseil constitutionnel.
Une force majeure non motivée
Rendue par six membres, la décision QPC François F. peut toutefois être estimée comme régulière dès lors qu’il est considéré que les situations de déport sont des cas de force majeure, et ont été constatées au procès-verbal. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’il est dans l’impossibilité de réunir le quorum, le Conseil constitutionnel reprend, dans son commentaire associé à sa décision, systématiquement la même formule indiquant qu’il devait « en raison d’un cas de force majeure, déroger au quorum prévu par cet article »[15].
On retrouve ici, sous une forme particulière, la difficulté persistante du Conseil constitutionnel à satisfaire à une exigence de motivation. La force majeure est simplement constatée. Les situations de déport sont évoquées, sans être expliquées, tandis que les autres empêchements sont occultés. Il est simplement possible d’en déduire que le Conseil constitutionnel n’est pas en mesure de réunir le quorum. La notion de force majeure, faisant écho à une contrainte exceptionnelle, imprévisible et insurmontable, mériterait d’être a minima caractérisée. S’agissant de la pratique du déport imposée par un conflit d’intérêt, une justification du Conseil constitutionnel serait ici pertinente car cet évènement n’apparaît pas imprévisible bien qu’insurmontable.
À défaut de motivation, l’exigence de quorum en sort de facto dévalorisée si la force majeure peut être invoquée dès l’instant où elle ne peut pas être satisfaite. Rappelons à cet égard que la méconnaissance du quorum permet, en présence de six conseillers et si le Président du Conseil constitutionnel met en jeu sa voix prépondérante, à trois membres de décider, en cas d’inconstitutionnalité, de l’abrogation d’une disposition législative[16]. À cet égard, le quorum est ainsi une garantie qu’il convient de ne pas négliger, non seulement au regard des pouvoirs du Conseil constitutionnel, mais également du point de vue de son fonctionnement. La restriction du nombre de conseillers est susceptible de conforter l’importance du rôle joué par le secrétariat général et le service juridique au cours de l’examen des QPC renvoyées au Conseil constitutionnel.
Une nouvelle faille de la composition du Conseil constitutionnel
La composition du Conseil constitutionnel est souvent critiquée en doctrine au regard d’un processus de désignation jugé insuffisamment contrôlé, et susceptible de désigner des membres aux compétences juridiques insuffisantes.
Les limites de la règle du quorum permettent de mener cette critique sous un autre angle. Si cette règle ne condamne pas nécessairement la présence d’acteurs politiques, éventuellement confrontés à des exigences de déport mais disposant d’expériences politiques précieuses, elle met en lumière le nombre insuffisant de membres pour respecter une proportion aussi forte que celle de sept membres sur neuf.
De ce point de vue, l’exigence de quorum applicable au Conseil constitutionnel pose la question de la suffisance des moyens dont dispose le Conseil constitutionnel alors même qu’en comparaison, dans une formation de jugement en juridiction, les membres sont interchangeables. On voit ici apparaître les conséquences de l’introduction de la procédure de la QPC, voie intermédiaire qui maintient un caractère concentré du contrôle de constitutionnalité (malgré le contrôle des juges du filtre) mais qui permet en même temps à tout justiciable d’être à l’origine d’un recours par exception en inconstitutionnalité.
Dans cette perspective, les conditions d’application du quorum au Conseil constitutionnel ne sont pas simplement des exigences formelles, mais reposent la question du sens d’un contrôle de constitutionnalité en France. Malgré les évolutions procédurales importantes apportées par la QPC, malgré une forte communication de l’institution sur sa « juridictionnalisation », le Conseil constitutionnel exerce un contrôle qui, par son objet (la loi) et ses effets (erga omnes), tend à se concilier difficilement avec un fonctionnement juridictionnel.
[1] CC, n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023.
[2] Il s’agit d’Alain Juppé, de François Pillet et de François Seners. V. pour la règle de déport, l’article 4 du règlement intérieur de la procédure QPC devant le Conseil constitutionnel
[3] D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 46, cité par P. Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n° 5.
[4] A. Roblot- Troizier, « L’indispensable mue du Conseil constitutionnel », Le Club des juristes.
[5] R. Frey, Séance du 3 mars 1976, p. 13. Pour une première mention du quorum, V., R. Frey, Séance du 6 juillet 1976, p. 1.
[6] Par exemple, et sans exhaustivité, parallèlement à leurs fonctions de membres du Conseil constitutionnel, Georges Pompidou a travaillé dans l’entreprise Rotschild et Jean Michard Pélissier a exercé une fonction de conseiller municipal.
[7] V. par ex., à propos de Paul Coste-Floret, Séance du 8 novembre 1976, p. 1.
[8] Nous avons parcouru les comptes-rendus des séances dans lesquelles des décisions DC étaient intervenues jusqu’à l’année 1992 inclus. Une recherche plus générale, incluant notamment le contentieux électoral, pourrait utilement compléter l’analyse.
[9] Séance du 31 mai 1994, p. 1, et p. 10-12.
[10] À titre d’illustration, il est possible de reprendre l’inventaire lui-même non exhaustif dressé par un auteur, T. Hochmann, « Et si le Conseil constitutionnel était une cour de référence », RDLF, 2019 chron. n°32, NBP 50.
[11] CC, 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023 ; CC, 2023-1046 QPC du 21 avril 2023 ; CC, 2022-1022 QPC du 10 novembre 2022 ; CC, 2021-982 QPC du 17 mars 2022 ; CC, 2021-981 QPC du 17 mars 2022 ; CC, 2021-983 QPC du 17 mars 2022.
[12] Article 4, Alinéa 1, du règlement intérieur de la procédure QPC devant le Conseil constitutionnel.
[13] CC, n° 2021-982 QPC du 17 mars 2022 ; CC, n° 2021-981 QPC du 17 mars 2022 et CC, n° 2021-983 QPC du 17 mars 2022.
[14] Dans la décision QPC du 21 avril 2023 Éric D., concernant l’actuel Garde des sceaux, seuls deux membres se sont retirés tandis que le troisième était absent (probablement empêché). V., Commentaire CC, n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, p. 1.
[15] V. par ex., le commentaire produit par le Conseil à l’occasion de la décision précitée Éric. D., p. 1.
[16] T. Hochmann, « Et si le Conseil constitutionnel était une cour de référence », RDLF, 2019 chron. n°32.