Le Conseil constitutionnel refuse de faire de l’intervention du jury criminel un principe constitutionnel

Par Benjamin Fiorini

<b> Le Conseil constitutionnel refuse de faire de l’intervention du jury criminel un principe constitutionnel </b> </br> </br> Par Benjamin Fiorini

Par une décision QPC n° 2023-1069/1070 du 24 novembre 2023, le Conseil constitutionnel déclare que les dispositions législatives organisant l’existence et le fonctionnement des cours criminelles départementales sans jury sont conformes à la Constitution. L’idée, défendue par les requérants, d’une reconnaissance de l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) est écartée, au prix d’une motivation comportant une erreur historique factuelle. La consécration d’un principe à valeur constitutionnelle (PVC) est également écartée, sans que le Conseil constitutionnel n’ait répondu au grief.

 

By decision QPC no. 2023-1069/1070 of November 24, 2023, the Constitutional Council declares that the legislative provisions organizing the existence and operation of departmental criminal courts without a jury are in conformity with the Constitution. The idea, defended by the applicants, of recognition of the intervention of the jury to judge common law crimes as a fundamental principle recognized by the laws of the Republic (PFRLR) is rejected, with a motivation containing a factual historical error. The consecration of a principle with constitutional value (PVC) is also ruled out, without the Constitutional Council having responded to the grievance.

 

Par Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 8

 

 

 

Le Salut du jury populaire ne viendra donc pas du Palais-Royal… Dans sa décision rendue le 24 novembre 2023[1], le Conseil constitutionnel, saisi de quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) visant à remettre en cause les cours criminelles départementales, a estimé que les dispositions du Code de procédure pénale organisant leur compétence et leur fonctionnement étaient conformes à la Constitution.

 

Ces nouvelles juridictions criminelles, d’abord expérimentées dans une quinzaine de départements sur le fondement de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation pour la justice, puis généralisées à l’ensemble du territoire par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 dite pour la confiance dans l’institution judiciaire, sont vivement critiquées depuis leur origine[2]. Compétentes à la place des cours d’assises pour juger en première instance les personnes majeures accusées de crimes punis de quinze ou vingt ans de réclusion criminelles (ce qui correspond à environ 57% des affaires criminelles, dont une écrasante majorité de viol), elles ont pour principale caractéristique d’être exclusivement composées de juges professionnels – cinq au total –, faisant ainsi l’économie du jury populaire.

 

Cette absence de jurés (qui sont au nombre de six devant les cours d’assises en première instance, aux côtés de trois magistrats) était au cœur des deux premières QPC introduites par les requérants, qui visaient à faire dire au Conseil constitutionnel que le principe d’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun était un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) ou, a minima, qu’il existait un principe à valeur constitutionnelle (PVC) faisant de l’intervention du jury le droit commun du jugement en matière criminelle[3].

 

Les deux autres QPC portaient sur la différence des règles de vote sur la culpabilité et la peine maximale devant les cours criminelles départementales (majorité simple de trois voix contre deux) et les cours d’assises (majorité qualifiée de sept voix contre deux). Selon les requérants, cette différence de traitement entraîne une rupture d’égalité des citoyens devant la justice, puisque d’un point de vue arithmétique, une condamnation par la cour criminelle départementale est plus probable qu’aux assises[4].

 

Ce billet se focalisera sur la réponse apportée par le Conseil constitutionnel aux deux premières QPC. Tandis que la thèse du PFRLR a été écartée au prix d’un raisonnement acrobatique et – ce qui est plus grave – d’une contrevérité historique (I), celle du PVC a été évacuée par le silence, le juge constitutionnel n’ayant pas répondu au moyen des requérants (II).

 

 

I. Le refus de consacrer un PFRLR d’intervention du jury : une motivation comportant une contrevérité historique 

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, pour qu’un principe soit reconnu comme un PFRLR, trois conditions doivent être remplies.

 

Première condition : le principe invoqué doit être suffisamment important et concerner soit « les droits et libertés fondamentaux », soit l’ « organisation des pouvoirs publics. »[5] Les requérants soutenaient que tel était bien le cas s’agissant de l’intervention du jury criminel, et ceci pour deux raisons. D’abord, parce que le jury ayant vocation à juger les personnes accusées de crime, et potentiellement à prononcer à leur encontre des peines privatives de liberté, son intervention est en prise directe avec les « droits et libertés fondamentaux. » Ensuite, parce que selon une tradition républicaine bien ancrée, le jury, traduction du droit d’être jugé par ses pairs, est considéré à la fois comme une garantie en faveur de l’accusé et comme un bienfait pour les libertés publiques et individuelles[6].

 

Curieusement, le Conseil a fait l’économie de la vérification de ce premier critère. Manifestement, admettre que le droit de juger ses pairs, tout comme le droit d’être jugé par ses pairs, pouvaient être appréhendés sous l’angle des droits et libertés, contrariait le juge constitutionnel.

 

Deuxième condition : le principe invoqué doit avoir été consacré par un texte républicain précédant l’entrée en vigueur de la Constitution de la IVe République. Pour prouver que cette condition était remplie, les requérants mentionnaient de nombreux textes, pour la plupart de nature constitutionnelle, rattachables à un régime républicain antérieure à 1946 (ou susceptibles de l’être, si l’on songe aux textes adoptés par l’Assemblée nationale constituante ou sous le Consulat). Étaient notamment cités : le chapitre V, article 9 de la Constitution du 3 et 4 septembre 1791 ; l’article 96 de la Constitution du 6 messidor An I (24 juin 1793) ; l’article 237 de la Constitution du 5 fructidor An III (22 août 1795) ; l’article 62 de la Constitution du 22 frimaire An VIII (13 décembre 1799) ; l’article 82 de la Constitution de la IIème République du 4 novembre 1848 ; et enfin l’article 231 du Code d’instruction criminelle applicable sous la IIIe République et après la Libération.

 

Le Conseil constitutionnel admet que ce deuxième critère est rempli, reconnaissant que « dans leur très grande majorité, les textes pris en matière de procédure pénale dans la législation républicaine intervenue avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 comportent des dispositions prévoyant que le jugement des crimes relève de la compétence d’une juridiction composée de magistrats et d’un jury. » Le Conseil évoque même l’existence d’un « principe de l’intervention du jury en matière criminelle » (§.15) – principe dont il taira toutefois la valeur et la portée.

 

Troisième condition : le principe invoqué doit n’avoir connu aucune dérogation sous l’ensemble des régimes républicains antérieurs à 1946. Là encore, les requérants, qui ont explicitement entendu circonscrire la portée de ce principe aux « crimes de droit commun », se sont efforcés de démontrer, analyse historique méticuleuse à l’appui[7], que tout au long de notre histoire républicaine précédant la Constitution de la IVe République, aucune exception à l’intervention du jury n’avait concerné ce type de crimes. Selon eux, les seules dérogations en la matière concernaient les crimes politiques et les crimes militaires, mais en aucune façon les crimes de droit commun.

 

Pour conclure que cette troisième condition n’est pas remplie, le Conseil constitutionnel relève, dans un premier temps, qu’ « en dépit de son importance, le principe de l’intervention du jury en matière criminelle a été écarté par les lois des 24 février 1875, 9 mars 1928 et 13 janvier 1938 » (§. 15). Le problème est que ce faisant, pour écarter la thèse d’un PFRLR ciblant les crimes de droit commun, il s’appuie sur trois lois d’exception concernant, pour la première, des crimes politiques, et pour les deux autres, des crimes militaires. Il répond ainsi à une question – « Les cours criminelles départementales portent-elles atteinte au PFRLR selon lequel le jury doit intervenir pour juger tous les crimes ? » – qui ne lui a jamais été posée.

 

Pire, dans un second temps, le Conseil constitutionnel relève, d’une part, que les dispositions antérieures à 1946 ayant consacré l’intervention du jury criminel « n’ont eu ni pour objet ni pour effet de réserver à une juridiction composée d’un jury le jugement des crimes de droit commun », et d’autre part, que la catégorie des crimes de droit commun « n’a au demeurant été définie par aucun texte » (§. 16).

 

Le premier argument procède d’une erreur historique manifeste, puisque s’il est vrai qu’aucun texte n’a jamais eu pour « objet » de réserver explicitement à une juridiction comprenant un jury le jugement des crimes de droit commun, les textes invoqués par les requérants ont bien eu cet « effet ».

 

Concernant le second argument, on retiendra d’abord que s’il est vrai que la notion de « crime de droit commun » n’a jamais été définie précisément par un texte, de nombreuses lois républicaines, notamment sous la IIIe République, recourraient à cette notion[8], que la jurisprudence de la Cour de cassation distinguait clairement et explicitement de celles de crime militaire[9] et de crime politique[10]. On notera, ensuite, que le Conseil constitutionnel a déjà reconnu par le passé des PFRLR qui n’étaient pourtant pas précisément définis par une législation républicaine, par exemple la garantie des droits de la défense[11].

 

Le juge constitutionnel a ainsi raté l’occasion historique, qui lui était présentée, de consacrer un douzième PFRLR, douze ans après la reconnaissance du dernier. Il y avait pourtant matière à le faire, et le nombre douze étant également celui du jury, le symbole aurait été beau…

 

Pour l’anecdote, il faut souligner que la décision a été annoncée publiquement par le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, à l’Université d’Artois de Douai. A cette occasion, celui-ci a indiqué qu’un autre élément avait été pris en compte pour déterminer le sens de la décision : le fait que la consécration d’un PFRLR aurait pu remettre en cause l’existence de certaines cours d’assises spécialement composées – sans jurés –, notamment celles compétentes pour juger les faits de trafic de stupéfiants[12]. Ce point n’est pas évoqué dans la décision, et pour cause, puisque les textes ayant créé ces cours d’assises spécialement composées sans jurés étant postérieurs à 1946, ils ne pouvaient fonder juridiquement la mise à l’écart du PFRLR !

 

Il semble donc évident que la pauvreté de la motivation, tout comme l’erreur historique qu’elle contient, étaient dictées par des considérations moins juridiques que politiques.

 

 

II. Le refus de consacrer un PVC d’intervention du jury : un grief éludé par le Conseil constitutionnel

De façon surprenante le Conseil constitutionnel n’a absolument pas répondu à la deuxième QPC des requérants, tendant à ériger l’intervention du jury pour juger les crimes en PVC.

 

L’absence de réponse à cette question est éminemment problématique, puisqu’elle était certainement l’une des plus dangereuse pour la survie des cours criminelles départementales. Dans leurs écritures, les requérants s’appuyaient sur l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, mais aussi sur la décision n° 86-213 rendue par le Conseil constitutionnel le 3 septembre 1986 à propos des cours d’assises spécialement composées en matière de terrorisme, qui ne comportent pas de jurés[13].

 

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel avait explicitement reconnu l’existence d’un « principe d’intervention du jury » (§.10) en matière criminelle, sans toutefois préciser sa valeur. Le compte-rendu de la séance[14] montre que cette rédaction était le fruit d’un compromis entre Robert Badinter – qui présidait alors l’institution, et qui considérait l’intervention du jury comme « un principe constitutionnel et républicain » (p. 43) – et le doyen Vedel qui, s’il ne souhaitait pas consacrer l’intervention du jury en tant que principe constitutionnel, souhaitait ne pas écarter cette hypothèse et réserver la question pour l’avenir.

 

Après avoir mentionné ce principe d’intervention du jury criminel, le Conseil constitutionnel avaient ensuite jugé les cours d’assises spécialement composées en matière de terrorisme conformes à la Constitution, mais seulement en raison du « caractère limité » de l’exception apportée à ce principe. Or, une telle justification ne saurait valoir pour les cours criminelles départementales qui, en raison de leur champ de compétence fort étendu, sont devenues les juridictions criminelles de droit commun, jugeant désormais la majorité des crimes. Elles ne respectent donc pas le principe énoncé dans la décision de 1986, et il semblait logique d’inviter le Conseil constitutionnel à se prononcer sur sa valeur et sa portée exactes. Hélas, il ne l’a pas fait, en tout cas pas explicitement, et sans aucunement motiver sa décision sur ce point.

 

Pour être complet, il faut noter que la motivation retenue par le Conseil constitutionnel pour refuser la consécration d’un PFRLR n’est aucunement transposable au PVC, ces deux types de principes ne répondant pas aux mêmes conditions, et le PVC invoqué par les requérants n’étant pas circonscrit aux crimes de droit commun.

 

Il faut également noter que la reconnaissance de ce PVC, tel que conçu par les requérants, réservait au législateur la possibilité de prévoir des exceptions ciblées à l’intervention du jury, de sorte que les cours d’assises spécialement composées aujourd’hui en vigueur, dont le champ de compétence est cantonné à des crimes précis et peu nombreux, n’auraient aucunement été remises en cause. Le Conseil constitutionnel aurait donc pu consacrer ce PVC sans craindre l’effet domino qu’aurait pu générer la reconnaissance d’un PFRLR.

 

Au bout du compte, non seulement le peuple se trouve privé de son droit de juger les crimes, mais au surplus, il est privé de son droit de savoir (réellement) pourquoi…

 

Pour les partisans du jury populaire, c’est donc sur le terrain politique que la lutte devra se poursuivre, notamment à travers les initiatives menées par l’association « Sauvons les assises ! »[15].

 

 

 

[1] Cons. const., déc. n° 2023-1069/1070 QPC du 24 novembre 2023

[2] V. par exemple cette tribune collective : « L’effacement programmé du jury populaire de cour d’assises porte atteinte à la liberté, l’humanité et la citoyenneté », Le Monde, 3 nov. 2022.

[3] Pour consulter l’argumentaire détaillé, notamment sur le plan historique : B. Fiorini, « L’intervention du jury criminel : un principe constitutionnel ? », Lexbase pénal, oct. 2023, n° 64.

[4] Sur cette question : B. Fiorini, « Le jury, « Dieu merci ». Cinq propositions de QPC pour lutter contre les cours criminelles départementales », Lexbase pénal, juin 2023 n° 61 ; « Les cours criminelles départementales signent un profond recul de la présomption d’innocence », Le Monde, 13 nov. 2023.

[5] Cons. const., déc. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, cons. 21.

[6] Le 11 janvier 1791, au cours des travaux à l’Assemblée nationale constituante, le député THOURET décrivait le jury comme une « création du génie de la liberté, objet du culte politique des peuples libres, palladium de toutes les Constitutions fondées sur la reconnaissance des droits et de la dignité des hommes. »

[7] Il est possible de consulter l’argumentaire complet sur le site Internet de l’association « Sauvons les assises ! ».

[8] Par exemple, la notion de « crime de droit commun » apparaît littéralement, en opposition à la notion de « crime militaire », dans la loi du 28 juin 1904 modifiant la loi du 26 mars 1891 sur l’atténuation et l’aggravation des peines, dont l’article 2 est ainsi rédigé : « Lorsqu’une condamnation prononcée pour un crime ou un délit de droit commun aura fait l’objet d’un sursis, la condamnation encourue dans le délai de cinq ans pour un crime ou un délit militaire ne fera perdre au condamné le bénéfice du sursis que si le crime ou délit est punissable par les lois ordinaires. »

[9] V. par ex. Crim 28 janvier 1905, Pand. 1905, 1, p. 320.

[10] V. par ex. Crim. 20 août 1932, Bull. 1932, n° 207.

[11] Cons. const., déc. n° 76-70 DC du 2 déc. 1976, cons. 2.

[12] Ces cours d’assises spécialement composées ont été instituées par la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992.

[13] Cons. const., décision n° 86-213 DC du 3 septembre 1986.

[14] Le compte-rendu de la séance est accessible sur le site Internet du Conseil constitutionnel.

[15] Il est possible d’adhérer à l’association « Sauvons les assises ! » en se rendant sur son site Internet.

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel