La Cour constitutionnelle fédérale allemande, gardienne de l’orthodoxie budgétaire. Remarques sur l’arrêt du 15 novembre 2023 sur le frein à l’endettement

Par Aurore Gaillet

<b> La Cour constitutionnelle fédérale allemande, gardienne de l’orthodoxie budgétaire. Remarques sur l’arrêt du 15 novembre 2023 sur le frein à l’endettement </b></br></br> Par Aurore Gaillet

Dans un arrêt rendu le 15 novembre 2023, la deuxième chambre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande a invalidé deux articles de la deuxième loi de finance rectificative pour 2021, autorisant un fonds spécial « Énergie et climat ». Si la Cour se prévaut d’une lecture stricte des principes du droit constitutionnel budgétaire allemand, son arrêt est lourd de conséquences : il manque désormais 60 milliards à la coalition dirigée par le chancelier Olaf Scholz pour financer de nombreuses mesures prévues dans son programme d’investissement. En outre, de nouveaux arbitrages budgétaires et politiques s’imposent aux coalitions gouvernementales, fédérale comme des Länder. L’arrêt engage de surcroît de nouvelles réflexions constitutionnelles.

 

In a ruling handed down on November 15, 2023, the Second Senate of the German Federal Constitutional Court invalidated two articles of the Second Amending Finance Act for 2021, authorizing a special « Energy and Climate » fund. Although the Court’s ruling is based on a narrow reading of the principles of German constitutional budgetary law, it has far-reaching consequences: the coalition led by Chancellor Olaf Scholz is now 60 billion euros short of the funds required for several measures included in its investment program. In addition, new budgetary and political negotiations will have to take place at both federal and Länder level. Furthermore, the decision has opened the door to new constitutional considerations.

 

Par Aurore Gaillet, Professeure de droit public à l’Université Toulouse Capitole

 

 

 

L’entrée en récession de l’Allemagne en 2023 a été abondamment commentée Outre-Rhin, mettant en doute ses choix énergétiques (sortie du nucléaire, charbon, pari du gaz russe) face aux bouleversements géopolitiques (invasion de l’Ukraine) et aux enjeux écologiques. De même, la réponse apportée, sous forme de plans de relance[1] a fait l’objet de nombreux commentaires, y compris en Europe : alors que les États membres de la zone euro sont appelés à s’accorder sur des règles budgétaires communes adaptées au contexte post-pandémie, de guerre et de crises énergétique et environnementale, nul doute que les choix d’un pays aussi important que l’Allemagne ont une portée considérable, bien au-delà de ses frontières[2].

 

Or, en Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale demeure rarement à l’écart des grandes questions politiques. Son arrêt du 15 novembre 2023, rendu par les huit juges de sa deuxième chambre (Senat) en est une nouvelle illustration. Les deux premiers articles de la deuxième loi de finance rectificative pour 2021, adoptée le 18 février 2022 et autorisant un fonds spécial « Énergie et climat » – ensuite rebaptisé « Fonds Climat et transformation » – (Sondervermögen Energie- und Klimafonds / Klima- und Transformationsfonds) y sont déclarées inconstitutionnels et « nuls » (nichtig)[3]. Ce verdict n’est certes guère surprenant, au regard du cadre constitutionnel de la Loi fondamentale (ci-après LF) et du rôle de la Cour dans le système constitutionnel allemand (I). Il n’en est pas moins abrupt pour la coalition gouvernementale « tricolore » (Verts, Libéraux [FDP], sociaux-démocrates [SPD]), dirigée par le Chancelier Olaf Scholz (SPD), contraint de revoir son programme de réformes (II) – et il est remarquable de constater que, même pour ces questions délicates de politique économique, les voix relayant les classiques interrogations sur la légitimité de la Cour à poser des limites aux pouvoirs exécutif et législatif demeurent faibles. L’arrêt engage en outre d’autres réflexions sur des choix de long terme, choix constitutionnels et politiques, y compris européens (III).

 

 

I – Un arrêt prévisible

Le cadre constitutionnel – la « règle d’or » allemandeL’arrêt trouve son origine dans un recours formé par 197 membres du groupe parlementaire CDU/CSU (conservateurs). Leur demande de contrôle abstrait visait à contester la réaffectation de crédits initialement prévus pour faire face à la crise du Covid-19 : 60 milliards d’euros non utilisés avaient en effet abondé un fonds spécial pour la protection du climat et la modernisation de l’économie.

 

La Cour constitutionnelle fédérale était ce faisant invitée à se prononcer sur des questions constitutionnelles délicates, relatives tant aux principes généraux du droit constitutionnel budgétaire qu’au périmètre des « situations exceptionnelles d’urgence » (außergewöhnliche Notsituationen) permettant de s’en écarter. Cette dernière expression se trouve dans l’article 109 al. 3 de la Constitution allemande, l’une des dispositions posant ladite « règle d’or » ou « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), et issue de la 57e révision constitutionnelle du 29 juillet 2009. Plus précisément, si des principes d’équilibre budgétaire étaient prévus dès la version initiale de la Loi fondamentale de 1949 (art. 110 et 115 LF), de nouvelles règles avaient été adoptées après la crise économique mondiale de 2008 et appliquées, à partir de l’exercice budgétaire de 2011, tant au niveau fédéral qu’au niveau fédéré des Länder allemands. Déjà, le degré de précisions et de contraintes posé par les différentes dispositions du nouveau cadre constitutionnel – notamment la limitation des emprunts publics à 0,35 % du produit national brut nominal par an – n’avait pas manqué d’être pointé[4], alimentant les critiques d’une constitution « dénaturée » à force d’être révisée[5]. Mais l’on rappelait également la crainte historique de l’inflation en Allemagne[6] et les possibilités de s’écarter de ce cadre strict en cas de situation exceptionnelle. Or, tel fut bien le cas en 2020, en pleine pandémie de Covid-19. Cette qualification est en revanche bien plus fragile pour des emprunts contractés dans le cadre de politiques d’investissement de long terme, en question en l’espèce.

 

a. L’interprétation de la Cour dans son arrêt du 15 novembre 2023

Si les mesures de « politique de long terme » (pt. 150 de l’arrêt) sont déterminantes pour l’adaptation des économies et des sociétés aux nouveaux déséquilibres du xxisiècle, elles ne sauraient s’envisager dans le cadre des exceptions au « frein à l’endettement ». La Cour appelle par là-même à distinguer entre, d’une part, les cas de « catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle », visés par les articles (109 al. 3 et 115 al. 2 phrase 6), qui constituent une « dérogation limitative » (pt. 98 de l’arrêt) et, d’autre part, les « évolutions cycliques de la conjoncture » (pts. 107, 205) : sans doute celles-ci peuvent-elles, voire doivent-elles commander des investissements à long terme, mais leur planification doit respecter les principes constitutionnels du droit budgétaire.

 

Le ton avait en réalité déjà été donné en 2022. Si les juges de la deuxième chambre de la Cour avaient rejeté un premier recours provisoire[7], au terme d’une « évaluation des conséquences » (Folgenabwägung), la motivation de leur décision n’en était pas moins claire : « En conclusion, il ne semble en tout cas pas exclu que l’attribution, dans le cadre de la loi attaquée, de crédits au fonds [spécial], ne réponde pas aux exigences constitutionnelles relatives à un emprunt de l’État fédéral en situation d’urgence »[8]. Le verdict définitif de l’arrêt du 15 novembre 2023, rendu à la suite d’une audition publique du 21 juin s’inscrit bien dans cette lignée : « les articles 1 et 2 de la deuxième loi de finances rectificative 2021 sont incompatibles avec les articles 109 al. 3, 110 al. 2 phrase 1 et 115 al. 2 de la Loi fondamentale et sont nuls ».

 

Plus spécialement, l’arrêt est fondé sur trois motifs, distincts et complémentaires. En premier lieu, la Cour considère que le législateur n’a pas suffisamment démontré l’existence d’un « lien de causalité entre la […] situation d’urgence exceptionnelle et le dépassement des plafonds de crédit » (pt. 185). Notons ici que la Cour se refuse à exercer un contrôle de proportionnalité, demandé par les requérants : il lui importe bien davantage de rapporter concrètement l’étendue de la « marge d’appréciation et d’évaluation du législateur » à la précision dudit rapport de causalité. Toute déterminante soit en effet cette marge, elle se réduit à mesure du temps écoulé entre le constat de la situation d’urgence et les décisions budgétaires adoptées pour y remédier. Plus son pouvoir d’appréciation se réduit, plus il revient au législateur de présenter avec précision ses choix (Darlegungspflicht) : en l’espèce, il manquait une solide justification de la nécessité d’utiliser 60 milliards d’euros pour faire face à la situation d’urgence.

 

En deuxième lieu, nonobstant l’existence ou non de ce lien de causalité, la Cour insiste sur le respect des principes d’annualité (Jährlichkeit – adoption annuelle des lois de finances), d’annuité (Jährigkeit – validité annuelle des autorisations budgétaires) et d’échéance (Fälligkeit – principe selon lequel peuvent uniquement être inscrites au budget d’une année les recettes et les dépenses, qui selon toute probabilité, seront constatées au cours de l’exercice). Si seul le premier trouve un fondement constitutionnel exprès (art. 110 al. 2 phrase 1 LF), les deux autres étant précisés dans la loi relative aux principes budgétaires (Haushaltsgrundsätzegesetz, HGrG), la Cour propose une lecture combinée de ces trois principes, érigés en « exigence temporelle » constitutionnelle (pt. 184). Partant, leur validité ne saurait être mise en cause par le choix d’un législateur optant pour un fonds spécial ; et la Cour entend bien exercer un contrôle sourcilleux sur leur respect. Or, ici aussi, la construction imaginée par le gouvernement Scholz pour réaffecter les crédits Covid-19 s’avère inconstitutionnelle. Enfin, en troisième lieu, la Cour rappelle que le budget est un « instrument de planification » (Planungsinstrument) et que, partant, le respect du principe d’antériorité (Vorherigkeit) aurait supposé l’adoption parlementaire de la loi avant la fin de l’exercice budgétaire de 2021.

 

Ces développements semblent techniques, mais la Cour constitutionnelle fédérale se prévaut avant tout d’une interprétation stricte du texte constitutionnel. Les commentaires, déjà nombreux, de l’arrêt du 15 novembre 2023 n’en présentent pas moins des analyses variées : pour les uns, il s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence classique, appelant les gouvernements et parlements à ne pas se départir de leurs responsabilités politiques – ce qui suppose en effet de prévoir des instruments clairs, adoptés à l’issue de débats parlementaires réguliers. Au vu des conséquences politiques et économiques de l’arrêt, certains considèrent, à l’inverse, que l’arrêt est de nature à limiter les marges de manœuvre budgétaires des gouvernements parlementaires.

 

 

II – Un arrêt aux lourdes conséquences politiques

La coalition gouvernementale fait désormais face à de conséquentes difficultés budgétaires et politiques. Sur le plan budgétaire, il manque 60 milliards pour abonder le fonds spécial pour le climat et la transformation de l’économie, prévu pour financer de nombreuses mesures, telles que le remplacement des chaudières à gaz par des pompes à chaleur, la création d’un réseau d’alimentation en hydrogène ou la modernisation du réseau ferroviaire. Christian Lindner, ministre des Finances (FDP) a immédiatement annoncé le gel des autorisations d’engagement, au-delà des crédits déjà engagés. Plus encore, les motifs de l’arrêt mettent en doute la constitutionnalité du principe même de gestion des fonds spéciaux, instrument affectionné par les gouvernements allemands (le plus ancien des 49 fonds recensés au niveau fédéral date de 1950) pour engager des programmes d’investissements pluriannuels en s’affranchissant de certaines contraintes budgétaires. Si le fonds spécial pour l’armée fédérale (Bundeswehr) a été sanctuarisé par la (66e) révision constitutionnelle du 28 juin 2022 (art. 87a LF), l’avenir du fonds de stabilisation de l’économie, créé en 2020 et abondé en 2022, sera, par exemple, à suivre.

 

De manière générale, les coalitions au pouvoir, au niveau du Bund comme des Länder – gouvernés par les mêmes principes budgétaires[9] – sont bien conscientes des répercussions et aléas possibles de l’arrêt sur leur gestion budgétaire. Au niveau fédéral, les nouveaux arbitrages commandés par la décision mettent une nouvelle fois à jour les divergences de la coalition « tricolore »[10], entre, d’un coté, les Verts et le SPD espérant trouver les moyens de poursuivre les investissements, et, d’un autre côté, les libéraux réclamant une réduction des dépenses afin de respecter les règles budgétaires.

 

 

III – Un arrêt engageant de nouvelles réflexions constitutionnelles

En définitive, les questions politiques et économiques engagent de nouvelles réflexions constitutionnelles. Faut-il, ainsi que le réclament désormais de nombreuses voix, politiques comme de la doctrine, réviser la constitution pour lever le frein à l’endettement ? S’il existe, en Allemagne, une clause « d’éternité » (art. 79 al. 3 LF) bien plus rigide et précise que ne l’est l’article 89 al. 5 de la Constitution française, les articles constitutifs de la « règle d’or » n’en font pas partie. La question se trouve ici entre les mains de l’organe de révision constitutionnelle, sachant qu’une majorité des deux tiers des deux chambres (Bundesrat et Bundestag) est suffisante, en Allemagne, pour réviser la Constitution (art. 79 al. 2 LF).

 

D’autres questions intéressent plus directement l’interprétation constitutionnelle adoptée par la Cour constitutionnelle fédérale. Certes, l’arrêt du 15 novembre 2023 peut se prévaloir d’une lecture stricte du texte constitutionnel. Reste que d’aucuns s’interrogent sur de possibles contradictions[11] entre, d’un côté, une injonction au respect de principes budgétaires particulièrement rigoureux, limitant les possibilités d’endettement et de plans de long terme et, d’un autre côté, un souci de faire respecter la « responsabilité [de l’État] pour les générations futures » (art. 20a LF), tel que précisé dans la décision Klima, rendue par la première chambre de la Cour le 24 mars 2021[12]. Pareil constat alimente aisément les commentaires prompts à relever des divergences de vue entre les deux chambres de la Cour – dans la lignée de l’ancienne présentation, tenace en dépit de son caractère rapidement démenti, opposant une première chambre réputée « rouge » (Roter Senat), sociale-démocrate, et une deuxième chambre « noire » (Schwarzer Senat), censée être plus conservatrice[13]. Une autre analyse peut cependant également observer une invite commune, formulée par les deux chambres à l’endroit des pouvoirs politiques, à inscrire leur action dans une vision de long terme et à adopter à cet effet des mesures restrictives « dans le présent », afin de « garantir […] l’avenir » (pt. 140).

 

Enfin, outre ces remarques soulignant d’éventuelles tensions dans le constitutionnalisme allemand, à venir, l’arrêt du 15 novembre 2023 pourrait avoir des répercussions sur les discussions en cours au sein de l’Union européenne, relatives aux limites de l’endettement public. On sait que, outre les autres règles en vigueur, les États européens, à l’initiative de l’Allemagne, ont conclu, en 2012, un « Pacte budgétaire européen », et constitué de règles fortement inspirées des règles allemandes en matière de frein à l’endettement. Les difficultés posées par ces règles en Allemagne pourraient également rendre peu crédible une trop grande inflexibilité allemande face aux demandes d’assouplissement des règles européennes. Ici aussi, les conséquences de l’arrêt demeurent à suivre.

 

 

 

[1] J. Germain, « La politique budgétaire allemande pendant la crise actuelle : entre poursuite de la relance et retour à l’orthodoxie », Gestion & Finances Publiques, vol. 3, no. 3, 2021, p. 43-48.

[2] Parmi d’autres présentations en français, on pourra écouter l’émission du Nouvel Esprit Public, du 27 novembre 2023 : « L’obsession allemande du frein à la dette va-t-elle plomber l’Europe ? ».

[3] 2 BvF 1/22, Zweites Nachtragshaushaltsgesetz 2021– arrêt du 15 novembre 2023.

[4] Pour une analyse en français : S. Flizot, « Les règles constitutionnelles de limitation de l’endettement public : l’exemple allemand », JP, n° 8, sept. 2012 (en ligne).

[5] D. Grimm, « Wie man eine Verfassung verderben kann », in le même, Die Verfassung und die Politik, Munich, Beck, 2001, p. 126-138.

[6] F. Taylor, Inflation. Der Untergang des Geldes in der Weimarer Republik und die Geburt eines deutschen Traumas, Munich, Siedler, 2013.

[7] Procédure de référé, prévue au § 32 de la Loi sur la Cour de 1951 (BVerfGG).

[8] 2 BvF 1/22 – décision du 22 novembre 2022 (pt. 205).

[9] Voir déjà les décisions rendues par certaines cours de Länder, de Hesse (Hessischer StGH, arrêt du 27 octobre 2021 – P.St. 2783, P.St. 2827)) ou de Rhénanie du Nord-Westphalie (VerfGH Rheinland-Pfalz, arrêt du 1er avril 2022 – VGH N 7/21) par exemple.

[10] V. déjà, par ex. A. Gaillet, « La directive du Chancelier Scholz : une rupture avec la collégialité de la décision ? », JPBlog, 2 novembre 2022.

[11] Le débat est largement alimenté par les journaux et revues allemandes. V. par ex. le dossier consacré à l’arrêt par le Verfassungsblog.

[12] C. const. allemande, 24 mars 2021, 1 BvR 2656/18, 78, 96, 288/20, BVerfGE 157, 30.

[13] A. Gaillet, La Cour constitutionnelle fédérale allemande. Reconstruire une démocratie par le droit (1945–1961), Paris, La Mémoire du Droit, 2021, p. 225 et s.

 

 

Crédit photo : Guido Radig / CC BY-SA-3.0