Le territoire et le temps : éclairage sur les configurations institutionnelles en Cisjordanie et à Gaza

Par Alexis Blouët

<b> Le territoire et le temps : éclairage sur les configurations institutionnelles en Cisjordanie et à Gaza </b> </br> </br> Par Alexis Blouët

La question israélo-palestinienne a retrouvé le cœur de l’actualité par une séquence macabre initiée le 7 octobre. Elle se jouait auparavant quotidiennement et directement dans les territoires palestiniens, en Cisjordanie et dans la bande Gaza, dont les structures institutionnelles s’avèrent difficiles à conceptualiser. Le pouvoir qui s’y exerce sur les populations est, en effet, à la fois binational, hétéro-national, peu coordonné, provisoire, ancien et sans horizon déterminé. Cette complexité, emblématique des tensions qui constituent la question israélo-palestinienne depuis des dizaines d’années, apporte un éclairage contextuel à la séquence actuelle.

 

The Israeli-Palestinian issue has returned to the forefront of global news through a gruesome sequence initiated on October 7. It previously unfolded on a direct and daily basis in the West Bank and in the Gaza strip, whose institutional structures appear difficult to conceptualize. Power is there at the same time binational, hetero-national, scantily coordinated, temporary, old and without a determined horizon. This complexity, topical of the tensions that have shaped the Israeli-Palestinian issue for decades, sheds a light on the context of current events.

 

Par Alexis Blouët, Chargé de recherche CNRS, Université d’Aix-Marseille, Institut Louis Favoreu

 

 

 

La question israélo-palestinienne a ressurgi dans l’actualité de façon macabre par une séquence binaire d’opérations armées dont les victimes ont été principalement civiles : d’abord un raid de caractère terroriste conduit par le Hamas, ensuite une riposte israélienne composée de bombardements massifs et d’actions d’infanterie à l’intérieur de la bande de Gaza et, à moindre échelle, de Cisjordanie.

 

En lien à cet usage des armes, la lecture juridique des événements s’est orientée vers le droit de la guerre, suscitant des discours relatifs aux jus ad bello, autour du droit de recourir à la force, et jus in bellum, autour de la qualification matérielle des opérations d’armée en relation au principe de protection des civils[1].

 

Ici nous effectuons un pas en arrière pour élucider le contexte politique précédant le déclenchement de cette séquence, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, les territoires généralement considérés comme au cœur de la question israélo-palestinienne contemporaine. La démarche générale relève de la science du droit constitutionnel en ce qu’elle analyse des configurations institutionnelles aux caractéristiques étatiques sur des territoires donnés. Cet examen rencontre des difficultés de conceptualisation emblématiques des tensions qui constituent la question israélo-palestinienne depuis des dizaines d’années, et peut éclairer certains tenants et aboutissants de la séquence d’événements initiée le 7 octobre.

 

 

I. Les dyarchies nationales

La première difficulté correspond à l’état de ces configurations et à leur nature dyarchique. Cette dernière signifie que deux ordres institutionnels nationaux, formellement peu ou pas coordonnés[2], exercent simultanément sur ces territoires des prérogatives de type étatique. En outre, un de ces ordres institutionnels, celui israélien, ne correspond pas à l’identité nationale de la grande majorité des populations qui est palestinienne, ce qui renvoie au caractère colonial ou/et d’occupation des configurations. La complexité de conceptualisation tient alors à deux éléments. Premièrement, ces configurations apparaissent singulières et il est difficile de s’appuyer sur des cas ressemblants à l’échelle internationale. Deuxièmement, la faible coordination des ordres institutionnels israélien et palestiniens implique qu’elles offrent en elles-mêmes peu de clés pour penser leur structuration.

 

Elles trouvent leur matrice dans les accords d’Oslo formalisés entre 1993 et 1995[3], conclus entre l’État israélien et l’Organisation de la libération de la Palestine[4]. La principale innovation d’Oslo fut l’institution de l’Autorité palestinienne, conçue comme un proto-État dans l’attente d’une solution bi-étatique de la question israélo-palestinienne. Ses compétences ont rejoint celles de l’État israélien qui contrôlaient pleinement la Cisjordanie et la bande de Gaza depuis la fin de la guerre israélo-arabe de 1967. L’Autorité palestinienne, sans armée ni maîtrise de ses frontières, exerçait à Gaza et exerce en Cisjordanie de manière juridiquement autonome[5] le pouvoir dans la plupart des champs de compétence étatique classiques au sein des zones A et B[6], qui recouvrent l’habitat de la quasi-totalité des populations palestiniennes. En 2007, l’organe s’est scindé en deux à la suite d’un conflit entre les deux principaux mouvements de la cause nationale palestinienne, le Fatah et le Hamas. Au premier a échu le contrôle de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, où elle est reconnue internationalement de même que par Israël. Le second domine l’ordre institutionnel palestinien dans la bande de Gaza sans reconnaissance d’Israël et de la majorité de la communauté internationale. Au sein de ce territoire le zonage d’Oslo est devenu caduc et le Hamas exerce une activité militaire.

 

Le champ du pouvoir israélien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza varie en fonction de la relation politique de Tel Aviv avec leurs ordres institutionnels palestiniens respectifs, mais aussi du contenu des accords d’Oslo, de la politique israélienne subséquente à ces derniers et de la géographie des deux territoires.

 

En Cisjordanie, par-delà la maîtrise totale des frontières, l’État israélien exerce un pouvoir direct et formalisé, principalement dans son droit militaire, sur une partie du territoire et la totalité des populations palestiniennes. La partie du territoire correspond à la zone C des accords d’Oslo, couvrant 61% de la surface cisjordanienne, où stationne en permanence l’armée israélienne[7]. Cette zone contient très peu d’habitations palestiniennes mais renferme de nombreuses ressources terrestres, particulièrement agraires et hydriques. En outre, elle est la seule dotée d’une continuité territoriale et est donc fréquemment empruntée par les Palestiniens pour leurs déplacements à l’intérieur du territoire, au cours desquels ils sont susceptibles d’être contrôlés par l’armée israélienne via des check-points et des contrôles volants. À cette compétence de contrôle du mouvement s’ajoute une compétence de détention des Palestiniens, le tout au nom la sécurité de l’État d’Israël et de celle des populations israéliennes qui vivent en Cisjordanie dans les colonies. Ces mêmes fondements ont également accompagné l’auto-habilitation de l’armée israélienne, particulièrement depuis 2002, à se rendre ponctuellement dans les zones d’habitations palestiniennes (A et B) afin d’y effectuer des opérations militaires et procéder à des arrestations[8].

 

En relation à la bande de Gaza, l’État israélien exerçait, avant le conflit entamé le 7 octobre, des prérogatives quantitativement moindres qu’en Cisjordanie mais pas forcément moins importantes pour la vie de la population. Par un plan de désengagement unilatéral mis en œuvre en 2005, Tel Aviv avait renoncé à sa compétence sur l’intérieur du territoire, laissé au pouvoir du gouvernement du Hamas depuis 2007. Cependant, outre le contrôle de ses propres frontières avec la bande de Gaza, l’État israélien s’en était attribué un sur les espaces maritime et aérien du territoire[9]. Ces compétences n’étaient certes pas suffisantes, d’un point de vue formel, pour déterminer la relation de la population gazaouie au reste du monde, puisque la bande de Gaza partage une frontière avec l’Égypte au point de passage de Rafah[10]. Néanmoins, elles participaient à ce que ce soit largement le cas en pratique du fait de la coopération sécuritaire entre les États israélien et égyptien, à la fois encouragée par les États-Unis, qui finance largement les deux armées, et par leur défiance commune envers le Hamas. L’importance du pouvoir israélien sur les frontières de la bande de Gaza s’appréciait à la lumière de l’exigüité du territoire, dont la superficie n’est que de 365 km2, et de la dépendance au territoire israélien des infrastructures gazaouies, notamment d’eau, d’énergie et de télécommunication.

 

 

II. Entre indépendance, annexion et fusion

La complexité de conceptualisation des configurations institutionnelles cisjordanienne et gazaouie s’applique non seulement à leur fonctionnement mais aussi à leur temporalité. En dépit de leur ancienneté, un consensus existe pour les désigner comme provisoire mais ce qui leur succèdera définitivement demeure largement indéterminé. Trois types d’horizons proprement étatiques s’esquissent. Ils conduisent à s’interroger si les dyarchies nationales évoquées plus haut correspondent à des transitions vers un État palestinien autonome[11], une annexion de l’État israélien ou une fusion étatique des nations israélienne et palestinienne.

 

La première option est celle prônée par la plupart des États composant la communauté internationale. Fondée notamment sur la résolution 242 du Conseil de Sécurité de l’ONU adoptée suite à la guerre de 1967, elle est l’horizon temporel officiel des accords d’Oslo et correspond à « la solution à deux États ». La composante israélienne des dyarchies y disparaîtrait, laissant place à un État palestinien souverain, maître à la fois de ses frontières et de la totalité de son territoire.

 

En dépit de son caractère consensuel, cette perspective était, à l’orée des attaques du 7 octobre, fragilisée tant à l’échelle palestinienne qu’israélienne.

 

En effet, les protagonistes de la cause nationale palestinienne n’y convergent pas, puisque le Hamas demeure, par exemple, attaché au principe d’un État palestinien comprenant, en outre, tout le territoire de l’État israélien, que le mouvement ne reconnaît pas. Par ailleurs, l’Autorité palestinienne de Cisjordanie, qui porte historiquement cette solution, manque de légitimité populaire. L’organe tend à être discrédité par la corruption qui gangrène son fonctionnement et ses difficultés à améliorer sensiblement les conditions de vie des Palestiniens.

 

De son côté, l’État israélien agit à contre-courant de cette solution en sapant les fondements d’un futur État palestinien et en augmentant son contrôle sur son territoire. Le symbole et la matrice principale sont son accompagnement de l’expansion du fait colonial qui, à l’échelle de la question israélo-palestinienne, désigne la sédentarisation de groupes de citoyens israéliens qui ne reconnaissent pas l’autorité des institutions palestiniennes, à l’intérieur du territoire cisjordanien. Le nombre de colons a quasiment quadruplé depuis 1993 et le début du processus d’Oslo, atteignant actuellement environ 475 000. Or la colonisation induit une augmentation du contrôle de l’État israélien sur la Cisjordanie au nom de la qualité de vie des colons et la protection de leur sécurité. Cet accroissement porte sur l’usage des ressources terrestres cisjordaniennes, dégradant leur future utilisation par l’État palestinien, et la limitation du mouvement et de la liberté individuelle des Palestiniens. Par ailleurs, la colonisation altère la démographie nationale du territoire ce qui mine l’une des justifications de l’institution d’un État palestinien. Elle implique aussi soit une complexification matérielle de cette institution, du fait du problème du déplacement des colons[12], soit une réduction de la future surface territoriale de cet État.

 

Cette érosion de la solution à deux États couplée à l’expansion du phénomène colonial conduit à sérieusement inscrire la trajectoire temporelle des territoires palestiniens, du moins en Cisjordanie[13], vers une annexion israélienne[14]. Elle correspondrait, à l’échelle des dyarchies décrites plus haut, à la disparition définitive d’une composante palestinienne. Au sein du gouvernement israélien actuel, elle est prêchée par certains partis[15] et publiquement envisagée au sein du Likoud, l’organisation du chef de gouvernement Benjamin Netanyahu.

 

Le dernier horizon représente une bifurcation de la trajectoire de l’annexion, sous forme de demi-tour. Connu par le terme de « solution à un État », il renvoie à l’institution d’un État binational[16] sur les territoires israélien et palestinien. À l’échelle de l’État israélien, le seul qui existe déjà effectivement, cette solution impliquerait, pour le moins, une transformation radicale. Ce dernier attribuerait la citoyenneté aux cisjordaniens et gazaouis et reconnaîtrait en son sein la nation palestinienne en lui attribuant des compétences politiques de valeur égales à celle israélienne dans une organisation des pouvoirs publics de type fédéral ou consociatif. Cette solution, ancrée historiquement et intellectuellement[17], a le mérite de ne pas susciter de déplacements forcés de population et donc d’être immédiatement opératoire. Elle reflète également le consensus discursif international pour une résolution compromissoire de la question israélo-palestinienne. Cependant, elle demeure très peu réaliste par défaut de soutien d’acteur politique majeur des deux côtés et pose avec davantage d’intensité la question de la cohabitation après une histoire contemporaine marquée par la violence.

 

 

Conclusion

Cet éclairage n’épuise pas les enjeux de la question israélo-palestinienne. Il occulte le thème des centaines de milliers de réfugiés palestiniens ayant migré vers d’autres pays arabes sans en obtenir la nationalité après les guerres de 1948 et 1967 et, dans la perspective d’une solution à deux États, l’identification de la capitale palestinienne[18] et celles des modalités de libre circulation des Palestiniens entre la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ces éléments de contexte contribuent néanmoins à historiciser la séquence inaugurée le 7 octobre, à l’échelle des configurations institutionnelles des territoires où la question israélo-palestinienne se joue directement et quotidiennement. Ils montrent également la difficulté des catégories politico-étatiques classiques à comprendre le pouvoir qui s’y exerce sur les populations, celui-ci étant à la fois binational, hétéro-national, peu coordonné, provisoire, ancien et sans horizon déterminé.

 

 

 

[1] Voir par exemple Evelyne Lagrange, Jean Matringe, Anne Peters, Thibaut Fleury-Graff, Romain Le Bœuf, « Conflit au Proche-Orient : rappels à la loi des nations », Le club des juristes, 30 octobre 2023.

[2] Une coopération entre l’État israélien et l’Autorité palestinienne de Cisjordanie a été instituée autour des enjeux sécuritaires. Elle a été interrompue plusieurs fois, comme actuellement depuis les attaques du 7 octobre.

[3] La Déclaration de principes de 1993, Accords Oslo de 1994 et Oslo II de 1995.

[4] Elle réunissait la plupart des entités politiques palestiniennes de l’époque.

[5] Les accords d’Oslo avaient institué une commission juridique israélo-palestinienne compétente pour contrôler la conformité du droit palestinien à la répartition des compétences israélo-palestiniennes. L’activité de cette commission s’est néanmoins rapidement étiolée puis a disparu. E. Dabed. « The Oslo Agreements and the Palestinian Authority: Or How to Convert Freedom Fighters into Docile Colonial Administrators », Confluences Méditerranée, vol. 117, no. 2, 2021, pp. 161-175. La Loi fondamentale de l’Autorité palestinienne promulguée en 2002 n’y fait pas référence ni à l’État israélien.

[6] À l’origine, dans la zone A, principalement composée de villes, l’armée israélienne n’avait aucune juridiction, tandis que dans la zone B, principalement composée de villages, Tsahal détenait une compétence sécuritaire. La force de cette distinction s’est estompée depuis que l’armée israélienne s’est arrogé le droit d’aussi entrer dans la zone A pour des motifs sécuritaires.

[7] L’organe chargé de la gouvernance générale de la Cisjordanie s’appelle « Administration civile » et est placé sous l’autorité du Ministère de la Défense.

[8] À titre d’exemple, suite aux attaques du 7 octobre, l’armée israélienne a conduit des opérations militaires dans plusieurs villes cisjordaniennes et a arrêté à leur domicile des centaines d’individus.

[9] Voir article 3 du plan approuvé par la Knesset le 26 octobre 2004. Le contrôle israélien sur l’espace aérien implique notamment l’absence de réhabilitation de l’aéroport de Gaza quand celui sur l’espace maritime a été illustré par l’affaire de l’abordage de la flottille pour Gaza en 2010.

[10] Elles n’empêchaient pas, non plus, le Hamas de tenter d’éluder ce contrôle par l’usage de tunnels.

[11] Une partie de la doctrine avance qu’un État palestinien existe déjà aux yeux du droit international. Elle se base notamment sur sa reconnaissance par plus de deux-tiers de l’Assemblée générale des Nations Unies.

[12] La future institution d’un État palestinien impliquerait soit que les colonies y deviennent une myriade d’enclaves israéliennes soit un départ des colons qui avait été très difficile à mettre en œuvre, à l’échelle de 7500 individus, lors du désengagement unilatéral de Gaza par Israël en 2005.

[13] L’exiguïté de la bande de Gaza rend cette dernière plus accessoire dans la perspective d’une solution à deux États, au sens où sa principale composante est la Cisjordanie. Si cette dernière est annexée, l’idée d’un État palestinien perd quasi-complètement son sens.

[14] On peut se demander si elle n’est pas déjà une réalité factuelle pour une partie. Un mur construit par Israël depuis 2002 est censé figurer la frontière entre les territoires israéliens et palestiniens, mais il empiète dans la majeure partie de son tracé sur le territoire palestinien.

[15] Les partis Force juive d’Itamar Ben-Gvir et sioniste religieux de Bezalel Smotrich.

[16] Un État mono-national ou post-national, qui relèguerait à la fois les nations israéliennes et palestiniennes, est aussi envisageable en théorie. Néanmoins, il relève presque de la chimère puisque la tournure violente prise par la question israélo-palestinienne semble avoir bien davantage exacerbé les deux nationalismes que les avoir estompés.

[17] A. Dieckhoff, La solution des deux États est-elle encore possible ?, Paris, Armand Colin, pp.135-140.

[18] Les palestiniens revendiquent Jérusalem, au moins sa partie Est, alors que la ville est actuellement entièrement en territoire israélien.