Le financement des fondations politiques en Allemagne au regard du droit constitutionnel. Le défi consistant à concilier la libre concurrence des partis avec la protection de l’ordre constitutionnel libéral

Par Jytte Lauenstein & Maximilian Gerhold

<b> Le financement des fondations politiques en Allemagne au regard du droit constitutionnel. Le défi consistant à concilier la libre concurrence des partis avec la protection de l’ordre constitutionnel libéral </b> </br></br> Par Jytte Lauenstein & Maximilian Gerhold

En Allemagne, les partis politiques concourent à la formation de la volonté politique du peuple (Art. 21 al. 1 de la Loi Fondamentale). Outre les partis et leurs organisations satellites, les fondations politiques jouent un rôle primordial pour promouvoir l’éducation politique et démocratique en Allemagne. Au vu des conséquences possibles des subventions accordées à ces organisations sur l’égalité des chances entre les partis, la Cour constitutionnelle fédérale a exigé, dans un important arrêt de février 2023, une loi spécifique les réglementant. Le législateur a répondu à cette exigence dès la fin de l’année budgétaire. Son objectif principal est d’assurer que les organisations rejettant l’ordre constitutionnel soient privées de ces fonds importants.

 

In Germany, political parties shall participate in the formation of the political will of the people (Art. 21 para. 1 of the Basic Law). In addition to the parties and their subsidiary organisations, political foundations play a key role in promoting political and democratic education in Germany. Subsidies granted to these foundations affect the principal of equal opportunities between the parties. In a groundbreaking ruling in February 2023, the Federal Constitutional Court demanded a specific law for these subsidies. Therefore, the legislator passed a law at the end of the financial year. Its main objective is to ensure that political foundations that reject the constitutional order are deprived of these important funds.

 

Par Jytte Lauenstein, Doctorante à l’Université de Greifswald, service juridique préparatoire obligatoire à Lübeck

et Maximilian Gerhold, Docteur en droit public (cotutelle), service juridique préparatoire obligatoire à Stuttgart

 

 

 

En Allemagne, les fondations politiques sont affiliées aux partis politiques représentés aux parlements. C’est le cas, au niveau fédéral, des fondations Konrad-Adenauer (proche de la CDU), Friedrich-Ebert (proche de la SPD), Heinrich-Böll (proche de Bündnis 90/Die Grünen), Friedrich-Naumann für die Freiheit (proche du FDP), Rosa-Luxemburg (proche de Die Linke), ou encore de la fondation Hanns-Seidel (proche de la CSU)[1]. Conformément à la déclaration commune des fondations de 1999, ces dernières visent « à contribuer à façonner l’avenir de la communauté »[2]. Elles tendent ce faisant à encourager et approfondir l’engagement politique des citoyens. Dans le cadre de leur travail scientifique, elles développent par ailleurs les concepts de l’action politique du parti auquel elles sont affiliées. Elles soutiennent en outre les jeunes « talents », notamment en leur accordant des bourses pour leurs études supérieures et en développant des programmes d’études.[3]. Enfin, dans une sorte de politique étrangère culturelle, surtout dans les pays du « Sud global », par exemple en Amérique latine, elles mènent des projets visant à promouvoir les structures démocratiques et libérales.

 

La relation entre les partis politiques et les fondations s’avère complexe, parfois paradoxale. D’un côté, ils sont indépendants les uns des autres, sur le plan juridique et organisationnel : la Cour constitutionnelle fédérale a en effet posé une exigence de distance dans les années 1980, afin d’exclure tout financement des partis politiques par ricochet (c’est-à-dire par le biais des fondations) à une époque où, justement, le financement public des partis était encore interdit par la Cour[4]. En tant qu’organisation de la société civile, les fondations politiques peuvent invoquer la liberté fondamentale d’association (art. 9 LF)[5]. Si, contrairement à un parti, une fondation politique n’est pas un intermédiaire entre la sphère étatique et la sphère sociale[6], elles n’en sont pas moins proches. C’est ainsi que, de l’autre côté, les fondations partagent – selon les constatations de la Cour constitutionnelle fédérale – une tendance politique commune et agissent indirectement comme des conseillers scientifiques pour les partis. Elles le font, par exemple, en finançant des projets de recherche et des publications sur des sujets d’intérêt pour les partis. La proximité entre les partis et les fondations se manifeste, en outre, par la présence d’anciens hommes et femmes politiques de premier plan au sein de la direction des fondations : Martin Schulz, ancien président du Parlement européen et candidat du SPD à la chancellerie aux élections fédérales de 2017, est, par exemple, actuellement le président de la fondation Friedrich-Ebert[7].

 

 

I. Conséquences sur l’égalité des chances des partis politiques

Le financement des fondations politiques résulte en grande partie de fonds publics. Le montant en jeu s’élève à 660 millions d’euros pour le budget de 2019. D’une part, les fondations politiques peuvent demander des subventions pour leurs projets spécifiques auprès des ministères fédéraux compétents. D’autre part, ils bénéficient d’une subvention institutionnelle. Il s’agit de sommes globales et forfaitaires qui ne sont pas liées à des projets spécifiques afin de permettre à la fondation une continuité financière, professionnelle et personnelle à long terme – et la Cour constitutionnelle fédérale a considéré, dans une décision de 1986[8], que ce soutien institutionnel est dans l’intérêt public et ne se heurte en principe à aucune objection constitutionnelle.

 

Si les questions de droit constitutionnel liées au financement des fondations ont ainsi déjà été abordées par le passé, elles font l’objet d’une nouvelle attention depuis la reconnaissance, en 2018, par le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) (tenant de la droite radicale en Allemagne), de sa proximité avec la fondation Desiderius-Erasmus (Desiderius-Erasmus-Stiftung – désormais DES). Jusqu’alors, la pratique de financement prévoyait qu’une fondation proche d’un parti était subventionnée si le parti proche d’elle était représenté deux fois de suite par un groupe parlementaire au Bundestag. À l’inverse, même après deux succès consécutifs de l’AfD, la fondation a été privée des subventions sur le fondement d’une simple note budgétaire qui précisait que l’adhésion et l’engagement en faveur de l’ordre fondamental libéral et démocratique constituaient une condition nécessaire à l’obtention d’un financement.

 

Or, en raison de la relation de proximité entre le parti et la fondation, le financement de la fondation a un effet sur l’égalité des chances entre les partis. Or, selon l’article 21 al. 1 phrase 1 de la Loi fondamentale, l’égalité des partis doit en effet garantir les mêmes chances de participation au processus politique et il y a atteinte à cette égalité si la situation concurrentielle est modifiée de manière significative. Les réglementations qui ne s’adressent pas aux partis, mais à des tiers indépendants, comme les fondations proches des partis, peuvent également avoir un effet indirect. Les subventions institutionnelles accordées aux fondations permettent à celles qui en sont bénéficiaires de proposer beaucoup plus d’informations et ainsi de développer et de diffuser leurs idées.

 

Ainsi, la Cour constitutionnelle fédérale a été amenée à se prononcer sur ces questions dans un arrêt du 22 février 2023[9] : elle y a déclaré illégale la pratique actuelle de financement des fondations proches des partis, au motif qu’il n’existait pas de base légale matérielle pour les subventions. Si elle a souligné qu’il n’existait pas de « droit » au financement des fondations par l’État, il n’incombait pas moins au législateur de tenir compte du principe de l’égalité des chances entre les partis s’il décidait de financer ces dernières. En effet, il serait « éloigné de la réalité » de supposer que le financement des fondations politiques n’aurait pas d’effet sur la concurrence entre les partis, compte tenu de l’importance des fonds qui leur sont alloués. Le non-financement de la DES affecterait en conséquence le droit constitutionnel à l’égalité des chances de l’AfD, laquelle pouvait invoquer cette absence de base légale en tant que violation d’un droit subjectif tiré de l’art. 21 al. 1 LF. Plus spécialement, la Cour a considéré que les conditions d’éligibilité et les critères de répartition devaient être prévues par une loi spéciale et non par la commission Budget du Bundestag (avant d’être intégrée dans la loi de finances).

 

Pareille absence de loi spécifique est critiquée de longue date par la doctrine allemande et il revenait au législateur d’y pallier de manière urgente.

 

 

II. La nouvelle loi de financement des fondations politiques

Après une procédure législative assez rapide, le Bundestag a adopté le 10 novembre 2023 la loi sur le financement des fondations politiques (Stiftungsfinanzierungsgesetz)[10] grâce aux voix des députés de tous les groupes parlementaires, sauf celles de l’AfD. La nouvelle loi confirme en grande partie la pratique de financement actuel. Elle continue à opérer une distinction entre le financement de projets et le financement institutionnel. Le montant de l’aide institutionnelle continuera à être distingué dans une loi de finances (art. 3 al. 1), la clé de répartition étant fixée dans la nouvelle loi (art. 3 al. 3). Elle est établie d’après le succès électoral lors des élections fédérales. La loi ajoute des précisions relatives aux bénéficiaires du soutien financier. La condition de base du financement est qu’une fondation et un parti se considèrent comme proches et le manifestent à l’extérieur par une résolution. Seules les fondations ralliées à un parti politique qui est entré trois fois de suite au Bundestag en tant que groupe parlementaire sont autorisées à recevoir des subventions (art. 2 al. 2). Pareilles précisions représentent ainsi un durcissement par rapport à la pratique prévalant jusqu’alors (qui prévoyait une entrée consécutive à deux reprises). L’exigence de la Cour constitutionnelle fédérale de ne soutenir que les fondations qui représentent une « tendance politique importante » (dauerhaft ins Gewicht fallende politische Grundströmung)[11] a toutefois été respectée. La question de savoir si une telle « tendance politique importante » existe après deux ou trois entrées relève de la marge de manœuvre du législateur.

 

 

III. Pas d’argent public pour les ennemis de la Constitution !

En outre, la nouvelle loi prévoit que les fondations politiques ne sont pas éligibles à un tel soutien financier si elles visent à éliminer ou à supprimer « l’ordre fondamental libéral et démocratique » (freiheitlich-demokratische Grundordnung) (art. 2 al. 5). Cela est régulièrement le cas lorsque l’Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz) les considère comme des « cas suspects ». De plus, selon l’art. 2 al. 4, seules les fondations qui s’engagent activement en faveur de l’ordre fondamental libéral et démocratique et du principe de la compréhension entre les peuples sont soutenues. L’ordre fondamental libéral et démocratique – ainsi que l’a indiqué la Cour constitutionnelle fédérale dans son arrêt de 2017[12] sur l’interdiction du parti d’extrême droite Nationaldemokratische Partei Deutschlands [NPD] (aujourd’hui : Die Heimat) – comprend le respect de la dignité humaine et les aspects de la démocratie et de l’État de droit qui se rapportent à la dignité humaine. Anticipant quelque peu ces questions, la Cour, dans son arrêt sur les fondations de 2023, a du reste déjà constaté que l’ordre fondamental libéral et démocratique était susceptible de justifier des atteintes à l’égalité des chances entre les partis politiques.

 

Au vu des choix et orientations de l’ordre constitutionnel allemand, il est tout à fait compréhensible que l’Etat refuse de subventionner ses « ennemis »[13]. On peut cependant relever que les fondations ne jouissent pas de la même protection constitutionnelle que les partis politiques. Ceux-ci, dont le statut est fondé sur l’art. 21 al. 1, ne peuvent être interdits ou exclus du financement public que sur le fondement d’une décision de la Cour constitutionnelle (art. 21 al. 3 et 4 LF). Or, apprécier l’attitude des fondations envers l’ordre fondamental libéral et démocratique n’est pas si simple et peut entrer en conflit avec leur indépendance juridique et organisationnelle. Ainsi, pour déterminer si une fondation ne s’engage pas activement en faveur de l’ordre démocratique et libéral, la loi accorde au Ministère de l’Intérieur, l’autorité compétente pour distribuer les subventions, la faculté de se référer à certains faits qui relèvent de la sphère du parti. La difficulté majeure est de tracer une ligne claire de séparation entre parti et fondation, alors que leur statut est différent au niveau constitutionnel.

 

 

IV. Perspectives

Il est fort probable que la nouvelle loi sera examinée à son tour par la Cour constitutionnelle fédérale. Malgré quelques critiques et certaines questions d’application à clarifier, elle sera – c’est notre pronostic – déclarée constitutionnelle. Reste à voir si la DES, proche de l’AfD, recevra des fonds du budget fédéral à partir de la prochaine période de législature. Cela dépendra également de l’évaluation de l’AfD par l’Office fédéral de protection de la Constitution[14]. Dans plusieurs Länder, les organisations satellites telles que les organisations de jeunesse et les fédérations régionales sont surveillées et classées comme « extrémistes de droite confirmés ». En outre, il reviendra aux Länder d’adopter à leur tour de nouvelles lois sur le financement des fondations politiques, parce que le Bundestag n’a explicitement donné une base légale qu’à ses propres subventions et parce que, au niveau des Länder, le financement s’effectue pour l’heure sans base légale.

 

 

 

[1]     Seule la fondation Friedrich Naumann est une fondation au sens du code civil allemand. Les autres ont un statut juridique d’association (eingetragener Verein). – Les fondations fédérales de droit public consacrées à la mémoire des anciens Chanceliers ne figurent pas parmi les fondations politiques ; elles sont érigées par la loi et ne sont pas rattachée à un parti politique.

[2]     Voir https://www.boell.de/de/gemeinsame-erklaerung-zur-staatlichen-finanzierung-der-politischen-stiftungen.

[3]     Par souci de transparence : aucun des deux auteurs n’a bénéficié d’une telle bourse « partisane » pendant les études et le doctorat.

[4]     Pour la jurisprudence en matière de financement des partis politiques voir A. Gaillet/C. D. Classen, « Annexe 2. Eclairage international. Le financement de la vie politique en Allemagne. », Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques – Rapport d’activité 2022. pp. 165.

[5]     Sous la réserve d’être organisée en tant qu’association et non sous la forme juridique d’une fondation de droit civil.

[6]     Sur le rôle intermédiaire des partis en Allemagne, notamment en comparaison avec la France, voir G. Sydow,  « Parteien als Mittlerorganisationen der Demokratie », in J. Masing/J. Jesteadt/O. Jouanjan/D. Capitant, Die politischen Parteien als Mittler der Demokratie, Mohr Siebeck, Tübingen, 2024, pp. 1-17.

[7]     https://www.fes.de/martin-schulz.

[8]     BVerfG, décision du 14 juillet 1986, 2 BvE 5/83, BVerfGE 73, 1.

[9]     BVerfG, décision du 22 février 2023, 2 BvE 3/19.

[10]    Voir pour le projet de loi, les auditions d’experts et les lectures (en allemand) : https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2023/kw41-de-stiftungsfinanzierung-970832.

[11]    BVerfG, décision du 22 février 2023, 2 BvE 3/19, Rn. 239.

[12]    BVerfG, décision du 17 janvier 2017, 2 BvB 1/13, BVerfGE 144, 20 (206 ff.).

[13]    Voir la présentation du concept de « démocratie militante/combattante » chez A. Gaillet, La Cour constitutionnelle fédérale allemande. Réconstruire une démocratie par le droit (1945–1961), La Mémoire du droit, Paris, 2021, p. 122, n°100, p. 183, n°193, p. 376, n°482.

[14]    Voir A. Michel, « AfD vs. Verfassungsschutz – la surveillance d’un parti par les services de renseignement », JPBlog, 1 avril 2021.