Le contrôle par le Conseil constitutionnel de la procédure de l’article 49 alinéa 3 ou le pouvoir discrétionnaire de se taire

Par Aïda Manouguian

<b> Le contrôle par le Conseil constitutionnel de la procédure de l’article 49 alinéa 3 ou le pouvoir discrétionnaire de se taire </b> </br></br> Par Aïda Manouguian

À l’automne 2023, la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 a été adoptée dans des conditions contestables, singulièrement en raison du recours à l’article 49.3 de la Constitution une première fois en session extraordinaire, puis à une seconde reprise en session ordinaire. Ces conditions posaient, ipso facto, la question de savoir si le Gouvernement est désormais habilité à utiliser ce mécanisme sur un autre texte pour la session parlementaire ordinaire de 2023-2024. Saisi du contrôle de constitutionnalité de cette loi, le Conseil constitutionnel a rendu le 14 décembre 2023 une décision aussi prévisible que décevante. Prévisible pour ce qu’elle dit, à savoir que la procédure d’adoption de cette loi est conforme à la Constitution. Décevante pour ce qu’elle ne dit pas s’agissant de la limitation de l’usage de ce mécanisme à « un projet ou une proposition de loi par session ».

 

In the autumn of 2023, the « Public Finance Programming Act » for the years 2023 to 2027 was adopted under questionable conditions, in particular due to the use of Article 49.3 of the Constitution first during an extraordinary session, then a second time during an ordinary one, These conditions inevitably raised the question of whether the Government is now entitled to use this mechanism on another text for the 2023-2024 ordinary parliamentary session. On December 14, 2023, the Constitutional Council, which was asked to review the constitutionality of this law, issued a ruling on the constitutionality of this law that was as predictable as it was disappointing. Predictable for what it says, i.e. that the law’s adoption procedure complies with the Constitution. Disappointing for what it does not say about the limitation of this mechanism to  » for one other Government or Private Members’ Bill per session ».

 

Par Aïda Manouguian, Docteur en droit public

 

 

 

Vingt-trois. Tel est, à l’heure où est écrit le présent billet, le nombre de recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution engagés par la Première ministre depuis l’ouverture de la XVIe législature en juin 2022, et ce devant un hémicycle aux effectifs quelquefois clairsemés. Plus exactement, la responsabilité du Gouvernement en application de l’article 49.3 a été mise en jeu à 23 reprises en 18 mois, sur un total de 113 recours à ce mécanisme depuis 1958.  Nul doute qu’à l’heure du bilan, Elisabeth Borne pourra se féliciter d’avoir propulsé ce mécanisme au rang de vedette constitutionnelle[1]. Nul doute également que les trouble-fêtes ne manqueront pas de dénoncer cette manière de gouverner ; le 49.3 suscitant l’ire des oppositions politiques comme la lassitude d’un certain nombre de citoyens.

 

Pour sa part, le constitutionnaliste analysant les usages de cette technique a tendance à se métamorphoser en polémologue, mobilisant l’ensemble du champ lexical militaire pour décrire un procédé constitutionnel dont la brutalité ne fait guère de doute[2]. Ainsi le 49.3 est-il tour à tour qualifié par la doctrine « d’arme nucléaire », de « Grosse Bertha » ou encore « d’artillerie lourde ».

 

Originalité de la Constitution de la Ve République, l’article 49.3 permet au Premier ministre, après délibération en Conseil des ministres, d’engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur un texte législatif. Or « contrairement à une légende, relève Bruno Daugeron, il n’est pas le fruit empoisonné d’un gaullisme autoritaire, ni même du parlementarisme raisonné d’un M. Debré mais le produit de la volonté des ministres d’État issus de la IVe République ayant participé à l’élaboration de la Constitution, en particulier Guy Mollet et Pierre Pflimlin »[3]. De fait, durant les deux premières décennies de la nouvelle République, l’usage de ce mécanisme demeure relativement parcimonieux, avec seulement dix engagements de responsabilité sur le fondement du 49.3 entre 1959 et 1975, même s’il est à noter que le premier vote du budget, en 1959, fut adopté par application de ce mécanisme.

 

Bien connus, les effets de ce dispositif sont irréductiblement manichéens pour les membres de l’Assemblée nationale : soit ils votent la motion de censure, soit ils sont réputés adopter le texte sans vote. En 1993, le Comité consultatif pour une révision de la Constitution présidé par le doyen Georges Vedel admettait que ce mécanisme pouvait être source d’abus, mais dressait le constat selon lequel il « était indispensable à l’efficacité gouvernementale ». Aussi n’a-t-il pas été question d’en limiter l’utilisation jusqu’à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, laquelle a restreint les conditions pour engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale – même si cette révision est restée en-deçà de ce que proposait le Comité Balladur, à savoir la restriction du champ d’application de l’article 49.3 aux seules lois de finances et de financement de la sécurité sociale. Depuis, aux termes de la nouvelle rédaction, si le Premier ministre peut engager sa responsabilité de manière illimitée sur les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale, il ne peut en revanche y recourir que sur un seul autre texte de loi par session.

 

Un nouvel épisode législatif a toutefois créé une incertitude quant à l’interprétation de ces dispositions. À l’issue d’un véritable parcours du combattant, la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 a en effet été adoptée à la suite de l’application, par deux fois, de l’article 49.3 : une fois en session extraordinaire ; l’autre en session ordinaire. Le Conseil constitutionnel fut alors saisi par les députés du Rassemblement national, qui contestaient la procédure d’adoption de ce texte. Par une décision rendue le 14 décembre 2023[4], le Conseil constitutionnel n’a constaté aucune inconstitutionnalité tenant à la procédure d’adoption de cette loi et l’a subséquemment déclarée conforme à la Constitution[5].

 

Cette décision se singularise dès l’abord par le fait d’être à la fois prévisible et décevante. Un tel paradoxe, tient au fait qu’elle présentait en réalité un double enjeu : l’un, affirmé, qui était d’obtenir la censure de la loi de programmation objet de la saisine ; l’autre, implicite, qui était de savoir si le recours au 49.3 en session extraordinaire, puis ordinaire, à propos d’un même texte, avait eu pour conséquence de priver le Gouvernement de l’unique cartouche dont il disposait pour forcer l’adoption d’un texte non-financier au cours de la présente session. Or, c’est sur ce deuxième point que la décision du Conseil constitutionnel, par son silence déconcertant, s’est révélée frustrante pour certains observateurs.

 

 

I. Ce que dit le Conseil constitutionnel

Les lois de programmation – nouvelle catégorie de lois se substituant aux anciennes lois de programme depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 – déterminent, selon l’article 34 de la Constitution, « les objectifs de l’action de l’État ». Parmi elles, les lois de programmation des finances publiques traduisent l’ambition, portée par l’Union européenne, de gestion pluriannuelle du budget, dans l’objectif de réduction du déficit et de la dette publique et donc, in fine, « d’équilibre des comptes des administrations publiques ». En dépit de leur caractère non contraignant – souvent décrit par la doctrine comme un « défaut de normativité » et caractérisé comme tel par le juge administratif[6] – ce type de lois compte parmi les lois ordinaires. Si, du reste, une confusion aurait pu naître de la dénomination « finances publiques », l’ambiguïté peut ici aussi être aisément levée : ces lois ne sont ni des lois de finances ni, a fortiori, des lois de financement de la sécurité sociale. L’article 1er de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances dresse en effet une liste des différentes lois ayant le caractère de lois de finances, parmi lesquelles les lois de programmation des finances publiques ne figurent pas. En ce sens, contrairement aux textes financiers pour lesquels l’usage du 49.3 est illimité, elles appartiennent donc aux « autres » projets ou propositions de lois visés par cette disposition.

 

Pour autant, la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 a été adoptée dans des conditions relativement insolites : rejetée une première fois à l’Assemblée nationale en octobre 2022 et face à l’impossibilité de trouver un accord en commission mixte paritaire, elle revint en septembre 2023 devant l’Assemblée à l’occasion d’une session extraordinaire convoquée par un décret du Président de la République du 11 septembre 2023. Au cours de cette session extraordinaire, et pour prévenir un revers semblable à celui qui avait été subi une année plus tôt, la Première ministre a décidé de recourir à l’article 49.3, permettant ainsi au texte d’être considéré comme adopté en première lecture. À la suite de sa validation par le Sénat, le projet a alors été définitivement adopté par l’Assemblée nationale, cette fois-ci en session ordinaire, au moyen d’un nouveau 49.3 engagé sous la forme – peu orthodoxe – d’une lettre de la Première ministre lue par son ministre délégué, chargé des Relations avec le Parlement, Franck Riester.

 

Saisi dans la foulée par plus de soixante députés, le Conseil constitutionnel s’est borné à répondre aux deux griefs invoqués par la saisine, tenant à l’irrégularité alléguée de la procédure du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution.

 

 

La question anecdotique des conditions formelles d’application de l’article 49.3

Le premier moyen, qui soulevait peu d’incertitudes, visait à contester l’engagement de la responsabilité du Gouvernement, non par la Première ministre elle-même, alors en déplacement à l’étranger, mais par l’un de ses ministres en son nom. Sur ce point, le Conseil d’État a admis il y a déjà fort longtemps que le ministre chargé, par décret, d’assurer l’intérim du Premier ministre dispose de « l’intégralité des pouvoirs attachés à la fonction qui lui [est] confiée à titre intérimaire »[7]. Le Conseil constitutionnel a par la suite eu l’occasion de confirmer cette possibilité en affirmant du reste plus généralement que « l’exercice de la prérogative conférée au Premier ministre par le troisième alinéa de l’article 49 n’est soumis à aucune condition autre que celles résultant de ce texte »[8] – ce qui sera réaffirmé dans la présente décision du 14 décembre 2023.

 

Certes, en l’espèce, le ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement n’avait pas été formellement chargé par décret d’assurer l’intérim de la Première ministre, cette dernière s’étant contentée de le charger de lire une lettre écrite par laquelle elle décidait d’engager la responsabilité du Gouvernement. Néanmoins, un tel argument avait peu de chances de prospérer, dans la mesure où le Conseil constitutionnel s’est toujours révélé particulièrement conciliant s’agissant de la procédure de mise en œuvre de l’article 49.3 et se montre peu regardant sur les questions de pure forme ou de pure procédure. Ainsi, par exemple, s’agissant de l’exigence d’une délibération préalable, le Conseil constitutionnel se contente-t-il de « la production d’un extrait de relevé de décisions du Conseil des ministres » mentionnant qu’il a été délibéré, au cours de sa réunion, de l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le texte contesté[9]. Aussi le Conseil constitutionnel écarte-t-il ici sans surprise ce moyen.

 

La question étroitement circonscrite de la régularité du recours à l’article 49.3 sur un même texte lors de sessions distinctes

Le second moyen invoqué aurait pu se révéler plus problématique, si le Conseil constitutionnel ne s’était pas borné – comme il le peut, puisque libre dans l’interprétation constitutionnelle, et donc dans l’interprétation de sa propre compétence – à répondre à la question posée par les auteurs de la saisine. Ces derniers soutenaient en effet également que l’expression « pour un autre projet ou une proposition de loi par session » devait s’interpréter comme excluant la possibilité pour le Gouvernement d’engager sa responsabilité sur un même texte au cours de deux sessions différentes.

 

On sait que la rédaction de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, issue de la révision constitutionnelle de 2008, ne s’oppose pas à ce qu’il y ait recours à plusieurs reprises sur un même texte, puisque la limite vise le nombre de textes non-financiers pouvant faire l’objet de ce procédé, et non le nombre d’utilisations de ce dernier lors de lectures successives. Mais les mots « par session » suscitent le doute : le Premier ministre peut-il avoir recours au 49.3 sur un même projet de loi au cours de sessions distinctes ? Ce mécanisme peut-il, du reste, être déclenché durant les sessions extraordinaires ?

 

Là encore, la réponse à ce moyen, circonscrite au contrôle de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, est dépourvue de toute hardiesse. Le juge constitutionnel se contente en effet de considérer, comme le lui demandaient les auteurs de la saisine, que le Premier ministre pouvait recourir à l’article 49.3 « pour des lectures successives d’un même projet ou proposition de loi au cours de sessions distinctes ».  Or, en 2015, lors du contrôle de la loi dite Macron pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, qui avait fait l’objet de trois recours au 49.3 – deux en session ordinaire et une troisième en session extraordinaire –, le Conseil constitutionnel s’était déjà contenté d’affirmer, aussi lapidairement qu’à l’accoutumée, « qu’aucune exigence constitutionnelle n’a été méconnue lors de la mise en œuvre de la procédure prévue par le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution »[10].

 

Puisque la loi de programmation des finances publiques a été définitivement adoptée au commencement de la session ordinaire et qu’aucun autre projet ou proposition de loi ordinaire n’avait déjà fait l’objet d’un 49.3, le Conseil constitutionnel ne se devait pas de répondre à la question de savoir si, à l’avenir, au cours de cette même session, le Gouvernement pourrait recourir à l’article 49.3 pour un texte autre qu’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Une réponse négative, consistant à considérer que le Gouvernement ne peut plus recourir à l’article 49.3 pour de tels textes, n’aurait du reste en rien compromis la constitutionnalité de la loi de programmation objet du contrôle.

 

Les pourfendeurs du « gouvernement des juges » ne pourront dès lors que se réjouir du refus du Conseil constitutionnel de contrôler les motifs de recours à l’article 49 alinéa 3 comme de sa volonté de se limiter à répondre à la question posée. Quant aux commentateurs, par-delà la déception d’une solution peu originale, ne seraient-ils pas susceptibles de déplorer la persistance du Conseil constitutionnel à refuser de motiver ses décisions ?

 

 

II. Ce que le Conseil constitutionnel ne dit pas

Si le Conseil constitutionnel a répondu à la question qui lui était posée, il a en revanche refusé de trancher celle – prospective et implicitement posée – consistant à se demander si le Gouvernement pourra de nouveau recourir au 49.3 pour un projet ou une proposition de loi qui n’est ni une loi de finances, ni une loi de financement de la sécurité sociale, avant la fin de la session ordinaire qui s’achèvera en juin 2024. En d’autres termes, le Conseil constitutionnel ne dit pas si le recours à ce mécanisme sur la loi de programmation des finances publiques au mois de novembre 2023 est comptabilisée au titre de la session extraordinaire ou de la session ordinaire.

 

Ce problème est en effet purement et simplement éludé par le Conseil constitutionnel, qui se contente de considérer que « la Première ministre pouvait engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote de ce projet de loi en nouvelle lecture lors de la session extraordinaire convoquée le 25 septembre 2023, puis en lecture définitive au cours de la session ordinaire ouverte le 2 octobre 2023 », sans préciser si le déclenchement de l’article 49.3 sur ces deux sessions successives prive le Gouvernement de l’arme du 49.3 pour le reste de la session ordinaire en cours.

 

Plusieurs commentateurs ont souligné que le Gouvernement, dans le cadre de l’adoption de cette loi de programmation, a volontairement contourné la limitation posée par l’article 49.3. La convocation d’une session extraordinaire apparaît ainsi comme une manœuvre visant à conserver la possibilité de recourir à nouveau au mécanisme prévu à l’alinéa 3 de l’article 49 sur un autre texte lors de l’actuelle session ordinaire. Or, ainsi que l’a relevé Mathieu Carpentier dans ce blog, cette possibilité relève d’une « interprétation intenable », dans la mesure où l’Exécutif pourrait alors aisément outrepasser les limites fixées par le pouvoir de révision en 2008 en réunissant à plusieurs reprises le Parlement en session extraordinaire sur un texte qu’il souhaite faire adopter par la voie du 49.3[11]. Dans un sens similaire, Jean-Jacques Urvoas a récemment considéré qu’« une session extraordinaire ne se confond pas avec la session ordinaire », si bien « qu’en validant la nouvelle témérité procédurale du gouvernement, le Conseil constitutionnel reviendrait donc en partie sur ce choix du constituant et contribuerait derechef à une aliénation de l’Assemblée nationale »[12]. Difficile en effet de ne pas voir dans la procédure utilisée par le Gouvernement un usage abusif de mécanismes constitutionnels, à l’image du recours à l’article 47-1 pour adopter la réforme des retraites[13].

 

L’analyse de cette décision nous conduit, du reste, à déplorer la motivation obstinément lacunaire du Conseil constitutionnel. Comme souvent, ce dernier ne motive pas, ou peu, sa décision, préférant procéder par affirmation – comme si la Vérité de l’interprétation s’imposait avec évidence. À cet égard, les exemples ne manquent pas, singulièrement lorsque le juge constitutionnel « dégage » un nouveau principe, duquel il fait découler plusieurs autres sans davantage d’explications. En matière procédurale, aussi, la motivation lacunaire n’est pas en reste. Le constitutionnaliste ne peut à cet égard oublier le contrôle de la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, adoptée en méconnaissance de la procédure d’adoption des lois organiques, à l’occasion duquel le Conseil constitutionnel s’est contenté d’affirmer que « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution »[14]. De même, lors du contrôle de la loi relative à la réforme des retraites, le juge s’est contenté de considérer que l’utilisation combinée des procédures de rationalisation avait « un caractère inhabituel », sans que la procédure législative ne puisse être déclarée contraire à la Constitution[15]. À son tour, la décision du 14 décembre 2023 est marquée par une singulière brièveté.

 

Certes, le Conseil constitutionnel est légitimement resté dans le cadre de son office en se contentant de répondre aux griefs de la saisine. Mais ne pouvait-on pas espérer qu’il précise la signification que l’on doit donner à la notion de « session » de l’article 49.3, laquelle demeure indéfinie ? Comme le dit l’adage, commenté par Portalis dans son Discours préliminaire sur le projet de Code civil : « Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus » (où la loi ne distingue pas, il ne faut pas distinguer). Autrement dit, un texte formulé en termes généraux ne doit pas être interprété de façon restrictive.

 

Doit-on en déduire que la « session » au cours de laquelle l’usage du 49.3 est limité désigne indifféremment toutes les sessions parlementaires, ordinaires comme extraordinaires ? Si tel est le cas, le Gouvernement ne pourrait plus recourir au 49.3 pour un texte non financier lors de la présente session ordinaire. Dans le cas contraire, est-ce que le 49.3 activé en session ordinaire en novembre est à rattacher à la session extraordinaire – la délibération en Conseil des ministres engageant la responsabilité du Gouvernement ayant eu lieu lors de cette première session extraordinaire – ou à la session ordinaire ?

 

On l’a dit, le Conseil constitutionnel refuse de répondre à toutes ces questions, ceci alors même que les observations déposées par les députés socialistes à l’appui de cette saisine l’y incitaient. Celles-ci s’avèrent, au surplus, d’autant plus importantes que le recours au mécanisme de l’article 49.3 tend à se multiplier, se transformant même, comme l’a démontré Denis Baranger, en « outil contre-majoritaire » au service d’un « gouvernement quasi minoritaire »[16]. Or, utilisé pour pallier l’absence de majorité, cet outil de rationalisation du parlementarisme pourrait dangereusement suppléer l’ineffectivité du principe de responsabilité du Gouvernement devant le Parlement.

 

Au fond, le contrôle de constitutionnalité de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 posait une question à double détente : 1° La Première ministre pouvait-elle recourir à l’article 49.3 de la Constitution au cours de deux sessions distinctes ? 2° Le cas échéant, un tel recours prive-t-il le Gouvernement d’utiliser ce mécanisme jusqu’à la fin de la session ordinaire ? Lapidaire sur la première question ; mutique sur la deuxième, le Conseil constitutionnel a démontré que l’art de savoir se taire et de ne pas formuler des obiter dicta alors qu’il pourrait le faire est, aussi, la manifestation de son pouvoir discrétionnaire. Autrement dit, le juge constitutionnel est maître de l’interprétation de sa compétence – de la signification à en donner –, qu’il peut librement moduler. Dès lors, pourquoi ne s’est-il pas prononcé sur la question de savoir si le Gouvernement a usé son joker du 49.3 pour un autre projet ou proposition de loi lors de cette session ordinaire ? Se réserve-t-il la possibilité de censurer une loi à venir ? Ou souhaite-t-il au contraire garder une distance avec ces questions jugées trop « politiques » ? La « manière française de rendre la justice constitutionnelle »[17] n’apporte, pour l’heure, pas de réponse.

 

À la tribune du Sénat le 19 décembre 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, écartait les risques d’inconstitutionnalité du projet de loi pour contrôler l’immigration par cette affirmation insolite : « Le Conseil constitutionnel fera son office, mais la politique, ce n’est pas être juriste avant les juristes ». Encore faut-il que le politique pose les bonnes questions aux juristes et que ces derniers acceptent d’y répondre en admettant toute la dimension politique – et donc décisionniste – du droit.

 

 

 

[1] À titre de comparaison, le Premier ministre Michel Rocard est certes l’actuel détenteur du record du nombre d’application de l’article 49.3, avec 28 engagements de responsabilité du Gouvernement sur ce fondement, mais sur une période allant de 1988 à 1991, soit pendant trois ans.

[2] V. notamment s’agissant de la réforme des retraites par la loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, J. Jeanneney, « La Constitution brutalisée. Derrière la crise des retraites, un passage en force », Jus Politicum, n° 30, 2023, p.  85.

[3] B. Daugeron, Droit constitutionnel, Paris, PUF, coll. « Thémis », p. 398. Du reste, Michel Debré fut, semble-t-il, « fort réticent » à l’idée « d’inscrire dans la Constitution cette dernière volonté de la IVe République agonisante », P. Avril, J. Gicquel, « Memento sur l’article 49-3 », LPA, n° 52, 13 mars 2015, p. 4.

[4] Cons. const., n° 2023-857, 14 décembre 2023, Loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, JORF n° 0293 du 19 décembre 2023, texte n°3.

[5] Cons. const., n° 2023-857, 14 décembre 2023, Loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, JORF n° 0293 du 19 décembre 2023, texte n°3.

[6] V. notamment, CE, 18 juillet 2011, Fédération nationale des chasseurs et autres, n° 340512, Rec.

[7] CE, janvier 1965, Sieur Mollaret et Syndicat national des médecins, chirurgiens et spécialistes des hôpitaux publics, Lebon p. 61.

[8] Cons. const., n° 89-269 DC, 22 janvier 1990, Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à la santé, JORF du 24 janvier 1990, p. 972.

[9] Cons. const., n° 2004-503 DC, 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales, JORF du 17 août 2004, p. 14648. V. également, Cons. const., n° 2022-845 DC, 20 décembre 2022, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, JORF n°0298 du 24 décembre 2022, texte n° 2.

[10] Cons. const., n° 2015-715 DC, 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, JORF du 7 août 2015, p. 13616.

[11] M. Carpentier, « 49.3 sur 49.3 ne vaut. Spéculations sur une étrange session extraordinaire », JP Blog, 5 octobre 2023.

[12] J.-J. Urvoas, « La décision du Conseil constitutionnel ne sera pas neutre pour le gouvernement », Le Monde, 12 décembre 2023.

[13] B. Morel, « Réforme des retraites et article 47-1 de la Constitution : coup de génie politique ou détournement de procédure ? », JP Blog, 19 janvier 2023.

[14] Cons. const., n° 2020-799 DC, 20 mars 2020, Loi organique pour faire face à l’épidémie de Covid-19, JORF du 31 mars 2020, texte n° 5.

[15] Cons. const., n° 2023-849 DC, 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, JORF n°0089 du 15 avril 2023, texte n° 2.

[16] D. Baranger, « Le nouveau visage de l’article 49-3 », JP blog, 16 novembre 2022.

[17] D. Baranger, « Sur la manière française de rendre la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n° 7, 2012.

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel