Réforme des retraites et article 47-1 de la Constitution : coup de génie politique ou détournement de procédure ?

Par Benjamin Morel

<b> Réforme des retraites et article 47-1 de la Constitution : coup de génie politique ou détournement de procédure ? </b> </br> </br> Par Benjamin Morel

Pour faire passer la réforme des retraites, le gouvernement a décidé de faire usage de l’article 47-1 de la Constitution. Ce choix lui permet de façon encore inédite de contourner les manœuvres d’obstruction. Toutefois, si l’on peut comprendre ses motivations, il n’est pas sans risque. C’est en effet sur un terrain peu balisé par la jurisprudence qu’il s’aventure. Aux risques d’inconstitutionnalité s’ajoutent des risques démocratiques alors que la procédure conduit à une très forte marginalisation du débat parlementaire.

 

To pass the pension reform, the government decided to use Article 47-1 of the Constitution. This choice allows it, in an unprecedented way, to circumvent obstructionist manoeuvres. However, if one can understand its motivations, it is not without risk. It is indeed on a terrain that is not well marked out by case law that it is venturing. In addition to the risks of unconstitutionality, there are also democratic risks, as the procedure leads to a very strong marginalisation of parliamentary debate.

 

Par Benjamin Morel, Maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon-Assas

 

 

 

Le cadre procédural dans lequel le Parlement est appelé à discuter d’une réforme sociale majeure, à l’instar de celle des retraites, n’est jamais neutre politiquement dans notre pays[1]. Les choix retenus en la matière doivent toujours être mis en parallèle avec la nature et l’ampleur du mouvement social anticipées par le gouvernement dès lors qu’une partie des oppositions parlementaires entend systématiquement relayer et conforter ce mouvement social quitte, pour cela, à utiliser tous les moyens procéduraux existants aux fins de ralentir les débats au maximum. Historiquement le vote d’un projet signifie la défaite et la démobilisation des syndicats. La conjugaison d’une obstruction parlementaire permettant de faire gagner du temps à une mobilisation sociale importante est donc la condition essentielle pour voir la majorité douter, se diviser et finalement renoncer à une réforme.

 

Aussi, tous les gouvernements souhaitent « aller vite » pour ne pas laisser la situation « s’enkyster » au Parlement, tout en étant soucieux, concernant des textes de cette nature, d’éviter autant que possible de recourir aux dispositions de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Des précédentes réformes des retraites, seule celle, avortée, de 2020, a, en effet, fait l’objet d’un recours à cette arme d’un usage délicat. Aussi, il a fait le choix d’avoir recours à un PLFSS rectificatif et donc aux dispositions de l’article 47-1, introduit dans la Constitution en 1996 sous le gouvernement d’Alain Juppé.

 

 

Des dispositifs classiques écartés

En 2003, il avait fallu au gouvernement et à sa majorité pas moins de 5 semaines de débats dans l’hémicycle à l’Assemblée nationale pour venir à bout de l’examen des 11 153 amendements déposés sur le projet de réforme des retraites. Il est vrai que, parallèlement à ce marathon parlementaire, la mobilisation sociale s’essoufflait progressivement, débouchant sur l’adoption du texte dans un climat plus ou moins apaisé au Palais-Bourbon. L’usage de plus en plus fréquent par les oppositions à la technique revendiquée des « murs » d’amendements a d’ailleurs justifié les réformes procédurales de 2008 et 2009 afin que pût être désormais fixée préalablement la durée des débats consacrés à l’examen d’un texte à l’Assemblée nationale. C’est le dispositif du temps législatif programmé, violemment contesté au moment de son instauration, mais mis en œuvre, depuis, par toutes les majorités parlementaires successives. C’est dans le cadre du recours au temps législatif programmé qu’a été discutée à l’Assemblée nationale en septembre 2010 la réforme portant à 62 ans l’âge légal du départ à la retraite. L’ampleur du mouvement social, nourri par de grandes manifestations à plusieurs millions de participants à travers le pays, mit en lumière tout l’intérêt pour la majorité de recourir à ce dispositif procédural afin de ne pas laisser s’enliser trop longtemps les débats dans l’hémicycle.

 

Pour conduire la présente réforme des retraites, le gouvernement aurait pu choisir de recourir comme ses prédécesseurs en 2003, 2010 ou 2014 à un projet de loi classique de réforme des retraites. Le soutien potentiellement apporté à cette réforme par une partie de l’opposition à l’Assemblée nationale et par la majorité sénatoriale rendait possible l’adoption in fine de la réforme, après des débats nourris au sein des assemblées, sans recourir à l’article 49 alinéa 3. Quitte à ce que la majorité gouvernementale utilise à l’Assemblée le dispositif du temps législatif programmé en réponse au dépôt de plusieurs dizaines de milliers d’amendements annoncés par les groupes les plus décidés à contester la réforme. Il n’en reste pas moins que ce soutien était incertain et que des amendements adoptés par le fruit d’alliances transversales contre l’avis du gouvernement dans une situation de majorité relative risquaient de rendre le gouvernement peu maître de son texte. Une disposition de l’article 49 alinéa 14 du Règlement de l’Assemblée nationale permet à un président de groupe de s’opposer à un recours au temps législatif programmé pour l’examen d’un texte si la discussion en première lecture intervient moins de six semaines après son dépôt ou de quatre semaines après sa transmission. Or c’est ce vers quoi l’on semble se diriger. Dans cette hypothèse, déposé à l’Assemblée le 23 janvier, le projet n’aurait pu venir en discussion dans l’hémicycle en temps législatif programmé qu’à partir du 6 mars. C’est parce qu’il avait méconnu cette disposition qu’en 2020 le gouvernement Philippe avait dû, malgré son importante majorité, utiliser l’article 49, alinéa 3 pour faire adopter sa réforme paramétrique des retraites face « mur » des 23 000 amendements déposés par les oppositions.

 

 

L’article 47-1, un choix procédural baroque

Décidé à aller vite, tout en évitant de recourir à l’article 49 alinéa 3, le gouvernement actuel a souhaité recourir de manière inédite à un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif pour porter sa réforme des retraites. Une procédure qui n’a été utilisée qu’à deux reprises en 2011 et en 2014, pour des sujets de bien moindre ampleur. L’avantage de l’utilisation de cette procédure pour le gouvernement réside sans doute principalement dans la « vitesse d’exécution » qu’elle permet. L’article 47-1 de la Constitution dispose, en effet, que si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance.

 

Il n’en résulte pas moins que le recours à cette procédure est porteur de beaucoup d’incertitudes politiques, à défaut d’être juridiques, mais aussi de riches enseignements sur l’état actuel des assemblées, de leur fonctionnement et des équilibres politiques entre elles.

 

Le recours à cette procédure laisse d’abord augurer d’un débat éventuellement tronqué à l’Assemblée nationale. Il a ensuite toutes les chances de confirmer le rôle majeur du Sénat dans le contexte politique et parlementaire actuel. Il place, enfin, le Conseil constitutionnel en position d’arbitre quant à la nature des dispositions figurant dans ce projet de loi de financement de la sécurité sociale.

 

Le projet examiné en conseil des ministres le 23 janvier, il sera certainement déposé dans la foulée sur le bureau de l’Assemblée nationale. Au terme de l’alinéa 2 de l’article 47-1 de la Constitution, cette dernière disposera alors de vingt jours pour se prononcer avant que le projet ne soit transmis au Sénat, que son examen soit terminé ou non. La discussion en séance d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale portant en première lecture devant la première assemblée saisie sur le texte présenté par le gouvernement, aux termes de l’article 42 alinéa 2 de la Constitution, la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale ne se prononcera sur ce texte que pour avis. Si la procédure suivie avait été celle d’un projet de loi classique, comme en 2010, ses débats auraient pu directement amender et enrichir notablement le texte. Toute éventualité que la commission ne puisse finalement se prononcer face à un afflux massif d’amendements, étant conjurée par les dispositions de l’article 42 alinéa 1er de la Constitution qui font que l’assemblée est saisie en séance, à la date prévue par la conférence des présidents, du texte initialement déposé, si la commission n’a pu se prononcer.

 

En séance, l’examen du projet en séance publique étant annoncé à la date 6 février, l’Assemblée ne disposera que de quelques jours pour se prononcer avant le 12 février, terme du délai de vingt jours inscrit dans la Constitution. En outre, elle ne pourra le faire en recourant au temps programmé, puisque les dispositions de l’article 121-1 du Règlement de l’Assemblée nationale ne le permettent pas pour l’examen d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale.

 

Dans le climat actuel des travaux de l’Assemblée nationale, face au « mur » d’amendements annoncé par certains groupes, il est donc à craindre que les députés ne puissent, dans un délai si contraint, se prononcer par un vote d’ensemble sur le texte, il est même prévisible que ne soient réellement discutés que peu d’articles du texte — même si le gouvernement peut en faire appeler certains en discussion en priorité — restreignant en définitive le droit d’amendement des députés décidés, pour leur part, à compléter et à enrichir le projet de loi. Cela peut d’ailleurs conduire à des tensions au sein de la majorité et des groupes prêts à voter la réforme, qui ne pourront être entendus. A contrario, cela garantit au gouvernement de ne pas voir son texte dénaturé par des amendements pour lesquels il aurait été mis en minorité. Paradoxalement, celui-ci pourrait avoir intérêt à l’obstruction. De manière stratégique, l’opposition devrait donc s’attacher à alléger le travail de commission et à se concentrer sur les amendements pouvant recueillir une majorité contre le gouvernement le mettant dans la difficulté pour revenir sur son texte au Sénat et en assurer une version acceptable en CMP.

 

Un texte de cette importance pourrait très bien, de manière totalement inédite dans notre histoire parlementaire, être transmis au Sénat sans que l’Assemblée se soit prononcée dessus, soit par un vote d’ensemble, soit indirectement à travers le rejet d’une motion de censure provoquée par un recours à l’article 49 alinéa 3. Le gouvernement semblant bien décidé à tout faire pour éviter à recourir à ce dernier, après l’avoir utilisé à dix reprises sur les textes budgétaires depuis le début de la session parlementaire. L’article LO 111-7 du Code de la Sécurité sociale dispose, en effet, que si l’Assemblée ne s’est pas prononcée dans ce délai de vingt jours, le gouvernement saisit le Sénat du texte qu’il a initialement présenté, modifié le cas échéant par les amendements votés par l’Assemblée nationale et acceptés par lui.

 

Donner l’impression de contourner un vote de cette importance, alors que le vote final des députés constitue souvent une catharsis, après des débats passionnés, faisant que la minorité accepte la loi de la majorité, est-il de bonne manière démocratique ? L’avenir le dira le cas échéant, si le gouvernement ne choisissait pas, finalement, de recourir à l’article 49, alinéa 3.

 

Si le Sénat dispose de moins de temps encore, soit quinze jours aux termes des dispositions de l’article 47-1 alinéa 2 de la Constitution, pour discuter d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale, il est très possible que les débats n’y soient pas aussi troublés dans leur déroulement qu’à l’Assemblée nationale. Qui plus est, le Sénat dispose d’armes procédurales dans son Règlement pour empêcher le dépôt massif d’amendements de venir y enliser la discussion d’un texte. Toutefois, des possibilités existent et en 2010 l’examen de la réforme des retraites avait bien pris 3 semaines. Il n’est donc pas exclu que le texte ne soit voté en première lecture par aucune des deux chambres.

 

Il reviendra, quoi qu’il arrive ensuite, à une commission mixte paritaire d’élaborer, en dehors de la présence du gouvernement, un texte de compromis entre les deux assemblées. La composition politique de cette commission mixte paritaire à venir favorise la majorité sénatoriale alors que la majorité gouvernementale n’est que peu représentée au Sénat et par conséquent au sein de ces commissions mixtes paritaires.

 

En définitive, ce pourrait bien n’être qu’à l’occasion de l’examen de conclusions de la commission mixte paritaire que l’Assemblée nationale sera enfin appelée à émettre un vote sur l’ensemble de ce texte, sans pouvoir l’amender. À ce stade, le soutien potentiellement apporté à cette réforme par une partie de l’opposition, laisse augurer d’un vote positif, évitant au gouvernement de recourir à l’article 49, alinéa 3.

 

Restera ensuite au Conseil constitutionnel, sûrement saisi de plusieurs recours, sur le fond du texte et sur la procédure choisie, à se prononcer. Justifiées dans la perspective d’éviter de recourir à la vieille technique des douzièmes provisoires de la IIIe République, de telles dispositions dans toute leur rigueur sont-elles vraiment adéquates quant à une réforme de cette nature, appelée à entrer progressivement en œuvre ?

 

Des doutes sur la constitutionnalité de la manœuvre persistent en effet. Certes, dans sa décision n° 86-209 DC du 3 juillet 1986, le Conseil a jugé que les dispositions de l’article 47 alinéa 2 et 3 s’appliquaient aux projets de loi de Finances rectificatifs. Par ricochet, on peut donc l’appliquer aux projets de loi de Finances rectificatifs de la sécurité sociale. Toutefois, dans sa décision, le Conseil précise bien que cette utilisation se justifie, car il s’agit de « mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ». À défaut, le Conseil a jugé que de telles dispositions ne s’appliquaient pas aux lois de règlement qui ne revêtent aucun caractère urgent dans sa décision n° 83-161 DC du 19 juillet 1983. Or ici, si la voie empruntée est bien celle du PLFSS, il est tout sauf évident que la continuité de la vie nationale serait affectée en cas de vote en mars plutôt qu’en février. Surtout, le Conseil pourrait être sensible aux conséquences d’une telle validation. Toute réforme sociale pourrait ainsi à l’avenir emprunter un telle voie législative, marginalisant drastiquement le Parlement et la place accordée au débat. Dans des offs de presse, parus et non démenti au Canard enchaîné le 18 janvier 2023, Laurent Fabius semble avertir le gouvernement des risques de son choix. D’abord, la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les cavaliers sociaux pourrait encore se durcir, le conduisant à censurer les dispositions sans conséquences financières évidentes. Le gouvernement a déjà dû revoir à la baisse le contenu de sa réforme pour cette raison, n’excluant pas à terme un projet de loi ordinaire qui viendrait la compléter. Le Conseil pourrait en réduire encore la portée, d’autant que des amendements jouant avec la frontière du cavalier devraient venir s’ajouter. Surtout, l’ancien Président de l’Assemblée nationale et actuel président du Conseil constitutionnel semble peu enclin à juger constitutionnelle une réforme qui n’aurait pas été votée par l’Assemblée en première lecture. Le gouvernement pourrait ainsi, in fine, être contraint à utiliser le 49 alinéa 3 simplement pour sécuriser la procédure. En faisant le choix d’un tel véhicule législatif, il est donc possible que le gouvernement pensant prendre un raccourci se retrouve dans une impasse.

 

 

 

[1] Je tiens très vivement à remercier Olivier Beaud et Jean-Félix Bujadoux pour leur aide et leurs conseils dans la rédaction de cet article.

 

 

Crédit photo : Présidence de la République du Bénin, CC BY-NC-ND 2.0