Le « retrait » des délégations par le conseil municipal : une alternative à l’absence de responsabilité politique du maire ?

Par Pierre-Antoine Tomasi

<b> Le « retrait » des délégations par le conseil municipal : une alternative à l’absence de responsabilité politique du maire ? </b> </br> </br> Par Pierre-Antoine Tomasi

Le 16 novembre dernier, le conseil municipal de Villeneuve-Saint-Georges décidait de mettre un terme aux délégations qu’il avait accordé au maire de la commune en début de mandature. Par cette abrogation de la délégation initiale – improprement qualifiée de « retrait » dans le langage courant – les membres de l’organe délibérant entendaient désavouer la politique menée par l’exécutif municipal. Loin de constituer un cas isolé, ce procédé tend à s’affirmer comme un mode de sanction visant à pallier l’absence de responsabilité politique du maire. Toutefois, les inconvénients inhérents au mécanisme empêchent d’y voir une alternative satisfaisante à l’instauration d’une véritable censure mayorale.

 

Last November 16, the municipal council of Villeneuve-Saint-Georges withdrew the delegations of powers initially granted to the mayor. In doing so, the councilors wanted to disapprove of its policy. This practice does not appear as an isolated case but rather as an alternative process in the absence of mayoral accountability. However, in view of its disadvantages, this sanction cannot replace a real motion of no confidence in an acceptable way.

 

Par Pierre-Antoine Tomasi, Docteur en Droit public, enseignant-chercheur contractuel à l’Università di Corsica Pasquale Paoli

 

 

 

L’absence de mise en jeu de la responsabilité politique des maires apparaît comme une « étonnante lacune[1] » du droit institutionnel des collectivités territoriales. Aucune disposition du Code général des collectivités territoriales (CGCT) n’organise, il est vrai, un mécanisme de sanction visant à tirer les conséquences d’une rupture irrémédiable du lien de confiance entre l’assemblée délibérante et l’exécutif. Pourtant, la dislocation des majorités municipales en court de mandat conduit régulièrement l’institution communale à subir des cohabitations de fait pour un temps parfois considérable, ce qui, à l’évidence, n’est pas sans porter préjudice à son bon fonctionnement. Certes, à titre très exceptionnel, un maire peut bien être révoqué mais uniquement en raison de « manquements graves et répétés aux obligations qui s’attachent [à ses] fonctions[2] » et par l’intermédiaire d’un décret pris en conseil ministres.

 

Ceci étant posé, les travaux de Santi Romano fondés sur la notion d’institution nous invitent à considérer le droit comme « quelque chose […] de plus vivant et de plus animé » que de simples « rangées de volumes que forment les recueils officiels des lois et décrets ». Aussi, dans l’apparent silence des textes, « les mécanismes et engrenages multiples, les rapports d’autorité et de force[3] » s’avèrent tout à fait susceptibles « d’engendrer des procédés endogènes de sanction[4] ».

 

Le recours par de nombreux conseils municipaux au « retrait » des délégations traditionnellement accordées au maire en début de mandature nous semble illustrer, à merveille, cette idée. Alors même que la technique de la délégation de compétences est utilisée, a priori, comme un procédé de bonne administration permettant de libérer l’assemblée délibérante de certaines tâches de gestion courante, il apparaît clairement qu’elle tend à s’affirmer comme un mode de sanction alternatif à l’absence de mise en jeu de la responsabilité politique des maires. Sur les deux dernières années, une simple recherche exploratoire en ligne a permis d’identifier pas moins d’une quinzaine de cas pour lesquels le retrait de délégations fut motivé par une dissension politique persistante.

 

Cette tendance contribue à mettre en évidence le caractère contestable de la carence de responsabilité politique du maire (I) autant que les insuffisances du retrait de délégation en tant qu’alternative satisfaisante en la matière (II).

 

 

I. L’absence contestable de responsabilité politique du maire

Au crépuscule du XIXe, Maurice Hauriou constatait déjà l’impuissance du conseil municipal à agir autrement « que par des ordres du jour destinés à amener la démission volontaire du maire[5] ». De nos jours, force est de constater que le constat n’a guère évolué.

 

Le conseil municipal peut bien solliciter, de plein droit, l’organisation d’un « débat portant sur la politique générale de la commune » (CGCT, art. L2121-19) voire même adopter des « blâmes » valant censure morale à l’égard de l’action politique du maire[6]. Mais dépourvus d’effets contraignants, ces procédés sont condamnés à revêtir la forme de protestations « platoniques[7] ».

 

Il faut y voir là le témoignage d’une parlementarisation inachevée du droit politique local. Au fond, ce phénomène d’asymétrie entre le droit parlementaire et le droit des assemblées locales est parfois justifié par une différence de nature entre les fonctions respectivement conférées aux organes de l’État et des collectivités territoriales. Cette position a d’ailleurs été explicitement défendue par la commission des lois du Sénat à propos de la loi du 13 mai 1991 portant statut de la Collectivité territoriale de Corse qui instaurait, en même temps qu’une séparation organique entre l’assemblée délibérante et l’organe exécutif, un mécanisme de « motion de défiance constructive ». Du point de vue des sénateurs, cette « organisation pseudo-constitutionnelle » apparaissait en contradiction avec « la tradition constante qui assigne une nature essentiellement administrative aux collectivités territoriales ».

 

À l’échelon communal, la thèse d’une impossible réception du principe de responsabilité politique est pourtant formellement contredite par le droit comparé. Sans même envisager l’hypothèse des États fédéraux, un détour vers l’Italie ou l’Espagne, dont les institutions locales furent largement façonnées par le modèle napoléonien, permet d’y constater l’existence de mécanismes révocatoires à l’encontre des maires. Dans les deux cas, la loi étatique permet aux conseils municipaux de censurer l’exécutif de leur propre initiative et la loi espagnole offre, en outre, la possibilité au maire d’engager lui-même sa responsabilité en posant la question de confiance. Un temps, la loi régionale sicilienne avait même instauré une procédure de recall tout à fait atypique. L’initiative du référendum révocatoire appartenait aux conseillers municipaux qui, lorsqu’ils en faisaient usage, acceptaient simultanément de mettre en jeu leur propre mandat. Par conséquent, un vote de confiance des électeurs au bénéfice du maire entraînait la chute du conseil municipal.

 

En France, cette carence du droit institutionnel local apparaît d’autant plus dommageable que les institutions communales n’échappent pas au phénomène global de « présidentialisation des démocraties » et aux dynamiques de « polarisation-personnalisation » afférentes[8]. Alors que la clause générale de compétence – aux termes de laquelle « le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune » – confère, en principe, « la plénitude de compétence[9] » à l’assemblée délibérante et renvoie le maire à une tâche de simple exécutant, la pratique institutionnelle a finalement imposé une réalité totalement inversée. Or, dès lors que la suprématie mayorale ne se voit pas tempérée par l’existence de moyens de contrôle de type parlementaire, la qualité de la démocratie communale ne peut que s’en trouver passablement affectée. À ce titre, si l’instauration d’un fonctionnement monocratique est contestable, en toute hypothèse, une telle situation devient tout à fait inconcevable dès lors que le titulaire de la fonction exécutive a perdu la confiance de ses mandataires.

 

 

II. Le retrait des délégations par le conseil municipal, une alternative insatisfaisante

C’est dans ce contexte que mérite d’être appréhendée la recherche, par de nombreux élus municipaux, d’un mécanisme sanctionnateur alternatif à la révocation et reposant sur des motifs de pure opportunité politique. Habituellement expédiée sans débat au seuil de chaque nouvelle mandature, la délibération par laquelle le conseil municipal délègue certaines de ses compétences au maire (CGCT, art. L2212-22) s’est ainsi révélée comme l’une de ces sanctions « [latentes] dans les rouages mêmes de […] l’ordre juridique[10] ».

 

Pour bien en mesurer la portée, il convient de signifier que l’abrogation par le conseil municipal de ces délégations entraîne un retour à la lettre de la loi et, partant, une stricte subordination du maire à la volonté du conseil municipal. Une telle solution suppose, en effet, qu’à l’exception des pouvoirs propres dont dispose le maire par attribution expresse du législateur ou du fait de sa qualité de chef de service de l’administration communale, toute décision nécessite délibération du conseil municipal.

 

Les circonstances dans lesquelles interviennent ces mesures de rétention ne laissent guère de place au doute quant aux intentions de ses promoteurs. La mesure est conçue, sans ambiguïté, comme une sanction motivée par une volonté de désapprobation de la politique menée par le maire. Ce faisant, elle vient matérialiser la rupture du lien de confiance[11] et révèle, en somme, une forme de « petite responsabilité[12] » du maire.

 

Cela étant, le procédé n’est pas sans inconvénients et ses effets néfastes empêchent d’y voir une solution de long terme en ce qu’il induit inévitablement une altération des conditions de fonctionnement des institutions communales. Sous peine de paralysie de l’administration municipale, le retrait des délégations du maire contraint, en effet, l’assemblée délibérante à une cadence de réunions effrénée en vue d’autoriser tous les actes de gestion courante dont le maire a été dessaisi (bons de commande, conventions, gestion du domaine etc.). Au surplus, elle vient dénaturer le sens de la fonction délibérative en noyant la prise de décision stratégique sous un flot de questions liées à l’intendance administrative.

 

Aussi, le procédé s’apparente, en pratique, à une solution transitoire qui, dans le meilleur des cas, pourrait opérer comme un avertissement à l’égard du maire et susciter la restauration d’un fonctionnement plus collégial mais qui, le plus souvent, marque malheureusement le prélude à une nouvelle dégradation de la situation.

 

Dès lors que le maire écarte l’hypothèse d’une démission volontaire, les dernières ressources juridiques à la disposition des élus municipaux consistent à provoquer la dissolution intégrale du conseil – dont le maire demeure partie intégrante – et le retour aux urnes. Là encore, la pratique institutionnelle a généré des moyens de sanction indirects de l’action politique du maire que ce soit en provoquant l’autodissolution de l’assemblée par une démission massive, selon la logique simul stabunt vel simul cadent, ou bien en pratiquant une obstruction systématique – notamment sur le vote du budget – qui justifiera une dissolution en conseil des ministres.

 

Pour autant qu’elle conduise in fine à la destitution du maire, la combinaison de ces mécanismes s’avère, à l’évidence, insatisfaisante. D’abord, car la disgrâce du maire entraîne la chute concomitante de l’assemblée. Mais après tout, en régime parlementaire, la dissolution de l’assemblée répond généralement à la censure gouvernementale. Ensuite, et surtout, car l’absence de mécanisme révocatoire direct conduit à porter durablement préjudice au bon fonctionnement de l’institution, et donc aux intérêts communaux. À titre d’illustration, plus d’un an s’est écoulé entre le début de la crise de majorité survenu au sein de la commune de Saint-Jean-du-Bruel en septembre 2021 et le décret de dissolution du conseil municipal intervenu en octobre 2022.

 

Face à ces crises de majorité, l’instauration d’une motion de censure mayorale agirait donc comme une soupape de sécurité bénéfique, pour peu que les outils du parlementarisme rationalisé viennent en tempérer les potentiels excès. En attendant, l’émergence d’un embryon de responsabilité politique, par le truchement de mécanismes périphériques, aura au moins contribué à mettre en lumière les carences de la démocratie locale et, peut-être plus largement encore, des procédures de reddition de comptes des gouvernants dont l’exigence constitue pourtant, depuis l’Antiquité, l’un des principes essentiels du républicanisme.

 

 

 

[1] O. Beaud, « L’affaire Perdriau, le maire et la démocratie locale », Blog Jus Politicum, 1e oct. 2022.

[2] CE, 19 déc. 2019, Sieczkowski-Samier, n° 434071.

[3] S. Romano, L’ordre juridique, trad. française, Paris, Dalloz, 1975, p. 10.

[4] J. Rossetto, Recherche sur la notion de Constitution et l’évolution des régimes constitutionnels, Paris, IFJD, 2020, p. 143.

[5] M. Hauriou, Précis de droit administratif, 2e ed., Paris, Larose & Forcel, 1893, p. 370.

[6] CE, 29 juil. 1994, Cne de Saint-Mandrier-sur-Mer, n° 126383, Lebon.

[7] B. Faure, Droit des collectivités territoriales, Paris, Dalloz, 2021, p. 335.

[8] P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015, p. 9-16.

[9] B. Faure, Le pouvoir réglementaire local, Paris, LGDJ, 1998, p. 78.

[10] S. Romano, op. cit., p. 16.

[11] Par ex. : Conseil municipal de Peypin, 19 oct. 2023 : « le lien de confiance nécessaire aux délégations de compétences que le conseil vous avait confié est donc rompu ».

[12] J-M. Blanquer, « Les mutations du contreseing », in O. Beaud, J-M. Blanquer (dir.), La responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes & Cie, 1999, p. 240.

 

 

 

Crédit photo : © Commune d’Arâches-la-Frasse / CC BY-NC-ND 2.0