Le Conseil constitutionnel contre la « mode de la transparence » : retour sur la décision « Mme Perdrix » du 10 novembre 1998 Par Jérémy Martinez
Ce billet propose de revenir sur le cas particulier de la décision du Conseil constitutionnel du 10 novembre 1998 relative à une demande de communication de pièces présentée par une juge d’instruction à laquelle le Conseil a donné partiellement satisfaction. Les délibérations de cette décision révèlent que les raisons de ce refus s’appuient sur une méfiance profonde du pouvoir de l’autorité judiciaire et d’une « mode de la transparence » contre laquelle le Conseil constitutionnel tient absolument à s’ériger quitte à dénaturer le sens de l’article 62 de la Constitution.
This article aims to revisit the decision by the Constitutional Council of November 10, 1998, regarding a request for the disclosure of documents made by a examining magistrate, to which the Council partially acceded. The deliberations of this decision reveal that the reasons for this refusal are rooted in a deep mistrust of the judicial authority power against which the Constitutional Council is determined to stand, even if it means distorting the purpose of the Article 62 of the Constitution.
Par Jérémy Martinez, Maître de conférences, Université Paris Dauphine-PSL
La publication des archives des délibérations du Conseil constitutionnel donne l’occasion parfois de revenir sur des anciennes décisions dont l’intérêt avait pu être sous-estimé par la doctrine en leur temps[1]. C’est le cas notamment pour une décision (peu commentée[2]) du 10 novembre 1998 qui concernait une demande de communication de pièces présentée par une juge d’instruction au Conseil constitutionnel[3].
Le contexte de cette décision est marqué par l’élection controversée de Jean Tibéri à l’Assemblée nationale au cours des élections législatives de 1997. Cette élection fût fortement contestée en raison de la présence de nombreuses manœuvres électorales (inscription de faux électeurs) au profit du candidat dans la 2ème circonscription de Paris. En tant que juge électoral, le Conseil constitutionnel avait été saisi par sa principale adversaire battue au second tour. Par une décision du 10 février 1998[4], le juge constitutionnel, bien que condamnant moralement ces manœuvres[5], jugea que l’ampleur de ces dernières n’était pas suffisante pour annuler l’élection. Parallèlement à cette procédure, une instruction pénale avait été ouverte, à la suite de la plainte de la même candidate défaite, du chef de manœuvres frauduleuses de nature à porter atteinte à la sincérité du scrutin[6].
La juge d’instruction chargée de cette affaire pénale, Madame Chantal Perdrix, sollicita le Conseil constitutionnel pour obtenir la communication de plusieurs documents examinés lors de son contrôle exercé sur les élections de Jean Tibéri. La décision sur laquelle nous nous attarderons ici est donc la décision du 10 novembre 1998 par laquelle le Conseil constitutionnel a répondu à la demande de la juge d’instruction.
La demande de communication concernait d’une part, les pièces et mémoires déposés par les parties, et d’autre part, le rapport d’instruction présenté devant la section d’instruction du Conseil constitutionnel. La question posée était simple : le secret des délibérations, protégé par l’ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel[7], s’opposait-il à la communication de ces pièces?
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel accéda partiellement à la demande de la juge d’instruction. Il jugea que si la protection du secret des délibérations ne s’opposait pas à la transmission des pièces et mémoires déposés par les parties, il faisait toutefois obstacle à la transmission du rapport d’instruction. Cette décision révèle une conception extensive du secret des délibérations puisque ce rapport est présenté comme indissociable des délibérations alors même qu’il n’est pas présenté par un membre du Conseil constitutionnel ni même discuté au cours des délibérations[8]. Pour autant, plus de 25 ans après le rendu de cette décision, c’est moins la solution retenue par le Conseil constitutionnel qui nous intéresse ici que sa motivation.
La publication des délibérations de cette décision nous permet de mieux comprendre la véritable raison de ce refus. L’attention du Conseil constitutionnel ne portait pas spécifiquement sur la protection de son office en matière électorale, mais visait plus généralement à préserver sa « dignité »[9] face au pouvoir de l’autorité judiciaire et le développement de ce que le président Dumas nomma ironiquement une « mode de la transparence »[10] (I). La crainte du Conseil constitutionnel vis-à-vis de l’autorité judiciaire était telle que l’institution n’hésita pas à instrumentaliser l’article 62 de la Constitution afin de s’assurer du respect de sa décision par toutes les autorités juridictionnelles, et en particulier par la juge d’instruction (II). Ce retour sur cette décision de 1998 permet de mettre en lumière les anciennes fragilités d’une institution qui a pu utiliser l’effet erga omnes de ses décisions dès lors qu’elle estima que sa dignité était mise en danger.
I. Un exemple d’opposition frontale du Conseil constitutionnel à l’autorité judiciaire
Dans les délibérations de la décision du 10 novembre 1998, le refus de transmettre une des pièces demandées par la juge d’instruction ne s’appuie pas principalement sur un raisonnement mettant en évidence le lien entre cette pièce et la protection du secret des délibérations. Les délibérations exposent un long débat sur la montée en puissance du pouvoir de l’autorité judiciaire, et en particulier du juge d’instruction dont la fonction est raillée sous la forme d’un « personnage mythique »[11] qu’une « mode de la transparence » rendrait trop puissant. Le refus de transmission du rapport est fondé avant tout sur une pétition de principe contre le développement de l’autorité judiciaire et une époque dans laquelle règnerait un excès de transparence. Cette position exposée par certains membres doit être relevée à deux égards.
Tout d’abord, cette critique est exprimée à l’égard de l’autorité judiciaire dans son ensemble. Elle ne se situe pas sur le terrain du « dialogue des juges ». Le Conseil constitutionnel n’était pas appelé à prendre en considération une éventuelle jurisprudence du juge judiciaire. Le refus de transmettre la pièce demandée dans le cadre d’une procédure pénale est simplement une limite portée au principe de bonne administration de la justice. Cette limite est fondée sur une crainte du pouvoir du juge d’instruction, crainte particulièrement savoureuse pour une institution confrontée à la critique (contestable) d’un gouvernement des juges. C’est donc à l’autorité judiciaire dans son ensemble que le Conseil constitutionnel s’oppose puisqu’il refuse toute coopération, même par le biais d’une transmission qui serait officieuse.
Ensuite, il semble possible de voir dans cette opposition l’écho de prises de position plus personnelles exprimées dans un contexte médiatique particulièrement sensible[12]. Le président Roland Dumas est à ce même moment confronté à l’autorité judiciaire étant mis en examen dans le cadre de l’affaire ELF. Il fait d’ailleurs directement allusion à cette situation en indiquant que « même placé dans [sa] situation, [il est] plutôt porté à la résistance »[13]. Cette position du président Dumas fût décisive dans les délibérations car le refus de transmission l’emporta à 5 voix contre 4.
Le refus de transmission d’une pièce demandée par une juge d’instruction prend donc un sens particulier à la lecture des délibérations de la décision du 10 novembre 1998. Ces dernières mettent en évidence la difficulté de l’institution à envisager la bonne administration de la justice comme une garantie pour les droits du justiciable et le respect de la légalité. La portée juridique du principe de bonne administration de la justice est écartée au profit de considérations politiques sur le pouvoir de l’autorité judiciaire.
II. Une instrumentalisation de l’article 62 de la Constitution
Encore plus que la motivation de ce refus, c’est le moyen utilisé pour le formuler qui suscite une certaine circonspection. Pour donner pleine autorité à son refus, le Conseil constitutionnel formalise une décision à laquelle il attribue l’effet erga omnes prévu par l’article 62 de la Constitution aux termes duquel les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». On retrouvera ainsi dans les visas et le texte de la décision, le rappel de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel fondée sur l’article 62 de la Constitution[14]. Cette référence à l’article 62 suscite une difficulté juridique dont l’origine peut être expliquée par les délibérations.
Il est en effet juridiquement délicat de qualifier la décision prise par le Conseil constitutionnel comme une décision au sens de l’article 62 de la Constitution. La demande de la juge d’instruction ne peut être assimilée à une requête déposée dans le cadre d’un contentieux électoral. Certes, il existe 17 « types »[15] de décisions rendues par le Conseil parmi lesquelles certaines sont rendues sans la transmission d’une saisine ou le dépôt d’une requête. Néanmoins, en l’espèce, le visa de la décision mentionne l’article 59 de la Constitution alors même que le Conseil constitutionnel ne se prononce pas sur une requête déposée dans un contentieux électoral, ni plus généralement, ne prend une décision contribuant à préserver la régularité des élections législatives. Le rattachement à l’article 59 de la Constitution étant artificiel, on peine à trouver un fondement juridique à l’adoption d’une décision au sens de l’article 62 de la Constitution. Ce malaise se perçoit d’ailleurs par la numérotation retenue par le Conseil constitutionnel pour catégoriser cette décision[16].
Les délibérations de la décision montrent que si l’explication du recours à l’article 62 n’est pas juridique, elle peut être stratégique : sans s’interroger sur le fondement de sa compétence, le Conseil constitutionnel utilise l’article 62 comme un moyen jugé nécessaire afin de s’opposer aux pouvoirs de la juge d’instruction[17]. Le Conseil constitutionnel raisonne à l’envers confondant un fondement juridique avec un effet de droit : c’est en raison de l’effet erga omnes de l’article 62 que le Conseil constitutionnel choisit de formaliser sa décision en forme juridictionnelle. Les délibérations exposent à de multiples reprises une alternative : soit le Conseil accepte la transmission du rapport, et dans ce cas procède à une communication officieuse ; soit le refus de transmission est retenu, et alors il faudra nécessairement utiliser une décision en forme juridictionnelle afin qu’ « aucune autorité juridictionnelle ou administrative ne [puisse] passer outre »[18]. L’organisation des délibérations avait même été anticipée afin d’adopter une décision dotée des effets de l’article 62[19].
Cet exemple incite à une réflexion plus générale sur le champ de l’article 62 de la Constitution. Les enjeux ne sont pas minces au regard de l’effet erga omnes des décisions. Ils soulèvent une crainte légitime sur l’étendue du pouvoir du Conseil constitutionnel quand ce dernier choisit stratégiquement de recourir à une décision en la forme juridictionnelle. Rappelons à cet égard que le Conseil constitutionnel exerce une compétence d’attribution souvent rappelée d’ailleurs dans sa jurisprudence relative aux lois référendaires.
Le diable se logeant dans les détails, c’est à travers une question procédurale (la transmission d’une pièce à une juge d’instruction) qu’apparaît une question fondamentale sur le pouvoir du Conseil constitutionnel. Cette institution, symbole de l’État de droit, ne peut parfois limiter son propre pouvoir. Les mots de Noëlle Lenoir, s’opposant dans les délibérations à l’utilisation de l’article 62, sont frappants de lucidité : « C’est un signe de faiblesse que de devoir faire preuve d’un tel acte d’autorité »[20].
[1] Rappelons que la loi organique n° 2008-695 du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel a modifié le régime d’accès à ces archives en modifiant les délais de communicabilité de celles-ci de 60 à 25 ans (art. 58 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel).
[2] V. les références doctrinales recensées sur le site du Conseil constitutionnel (https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-decisions/decision-n-97-21132119214621542234223522422243a-an-du-10-novembre-1998-references-doctrinales).
[3] Décision n° 97-2113/2119/2146/2154/2234/2235/2242/2243A AN du 10 novembre 1998, Décision du 10 novembre 1998 relative à la demande de communication de pièces présentée par Madame PERDRIX, juge d’instruction.
[4] Décision n° 97-2113/2119/2146/2154/2234/2235/2242/2243 AN du 20 février 1998, A.N., Paris (2ème circ.).
[5] Ibid., cons. 6.
[6] Cette procédure judiciaire connut son aboutissement ultime par la condamnation pénale de Jean Tibéri en 2015.
[7] Art 3 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel dispose que quand ils sont nommés, les membres « jurent de bien et fidèlement […] de garder le secret des délibérations et des votes […]».
[8] Il se distingue en effet du rapport discuté par l’ensemble des membres du Conseil constitutionnel au cours des délibérations.
[9] Y. Guéna, Séance du 10 novembre 1998, p. 30.
[10] R. Dumas, (Prés.), Séance du 10 novembre 1998, p. 34 et p. 36.
[11] A. Lancelot, Séance du 10 novembre 1998, p. 32.
[12] Ce contexte a été évoqué à plusieurs reprises dans les délibérations, V. par ex., Séance du 10 novembre 1998, p. 34.
[13] R. Dumas, (Prés.), Séance du 10 novembre 1998, p. 36.
[14] Décision commentée, cons. 4.
[15] Selon le terme utilisé par le Conseil constitutionnel et la classification présente sur son site internet.
[16] La décision n’est pas fichée uniquement « AN » mais « A AN ».
[17] Ce choix stratégique est évoqué à de multiples reprises pendant les délibérations, V. par ex., Séance du 10 novembre 1998, p. 26, p. 31, p. 36, p. 37.
[18] R. Dumas, (Prés.), Séance du 10 novembre 1998, p. 36.
[19] C. Maugüé, Séance du 10 novembre 1998, p. 26.
[20] N. Lenoir, Séance du 10 novembre 1998, p. 37.
Crédit photo : Conseil constitutionnel