Le blocage de TikTok et la théorie des circonstances exceptionnelles : quand l’Exécutif s’affranchit de la Constitution

Par Samy Benzina


<b> Le blocage de TikTok et la théorie des circonstances exceptionnelles : quand l’Exécutif s’affranchit de la Constitution </b> </br> </br> Par Samy Benzina


Les graves troubles qui sont apparus en Nouvelle-Calédonie en mai 2024 ont conduit l’Exécutif français à déclarer l’état d’urgence sur ce territoire. Parmi les mesures qui ont été prises pour mettre fin aux violences, le blocage du réseau social chinois « TikTok » sur l’ensemble du territoire néocalédonien a suscité de vives réactions, ne serait-ce qu’en raison de son fondement légal fort peu solide. L’Exécutif l’a justifié a posteriori en recourant à la  « théorie des circonstances exceptionnelles » qui pourtant paraît bien fragile tant elle semble contraire au droit constitutionnel français.

 

The protests and riot that broke out in New Caledonia in May 2024 led the French Executive to declare a state of emergency in this territory. Among the measures taken to put an end to the violence, the one that has attracted the most attention is undoubtedly the ban of the Chinese social network “TikTok” throughout New Caledonia. However, this unprecedented decision could not be based on the state of emergency statute, due to a lack of a solid legal ground. During litigation before the Conseil d’Etat regarding this decision, the Executive argued that the ban its basis in the “theory of exceptional circumstances”. Such a defense can only leave one perplexed as it is in plain violation of French constitutional law.

 

Par Samy Benzina, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers

 

 

 

Le 13 mai 2024, une partie de la Nouvelle-Calédonie est en état quasi-insurrectionnel à la suite notamment de l’examen par le Parlement du projet de révision constitutionnelle destiné à élargir le corps électoral du « Caillou ». Cela a conduit le président de la République à recourir à l’état d’urgence, décision qui a été « ratifiée » par le Conseil des ministres le 15 mai 2024 et a pris fin le lundi 27 mai. Par le biais d’un communiqué, « le Président a décidé pour le moment de ne pas reconduire l’état d’urgence »[2] au-delà du délai de douze jours, de sorte que le Parlement n’a pas été sollicité par le Gouvernement pour adopter la loi de prorogation.

 

Si en application de l’état d’urgence plusieurs dizaines d’assignations à résidence et de perquisitions administratives ont été ordonnées,  c’est avant tout la décision de bloquer l’accès, sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, au réseau social chinois « TikTok » qui a particulièrement retenu l’attention des médias et des associations de défense des libertés. Ce blocage se justifiait selon le Premier ministre « en raison des ingérences et de la manipulation dont fait l’objet la plateforme dont la maison mère est chinoise » et le fait que cette plateforme serait un « support de diffusion de désinformation sur les réseaux sociaux, alimenté par des pays étrangers et relayé par les émeutiers »[3]. Une telle décision n’a pas de précédent en droit français : jamais aucun réseau social n’avait été bloqué sur tout ou partie du territoire français. Or, le blocage de l’accès à un réseau social présente de toute évidence une grave atteinte à la liberté d’expression et de communication et à la liberté d’entreprendre garanties par la Constitution. Certaines associations ont d’ailleurs introduit des référés-libertés contre cette décision devant le Conseil d’État qui les a rejetés par une ordonnance du 23 mai 2024. Si la mesure de blocage prise par l’Exécutif présente de véritables singularités (I), c’est avant tout le fondement avancé par le Premier ministre qui laisse particulièrement perplexe (II).

 

 

I. Une décision de blocage singulière

La décision d’interdire l’accès à TikTok n’a pas été formalisée par un arrêté ministériel ou un décret du Premier ministre, mais  simplement révélée par le Premier ministre dans la presse. Le recours en référé-liberté visant cette décision devant la juridiction administrative suprême n’a d’ailleurs pas permis d’éclairer le contexte entourant cette décision car le juge s’est contenté de souligner que « le 14 mai 2024, décision a été prise de bloquer l’accès de la population de Nouvelle-Calédonie au réseau social  » TikTok  » »[4]. Il résulte d’une telle formulation qu’il est fort difficile de déterminer quelle est l’autorité de l’Exécutif à laquelle on peut imputer une telle décision. Le fait que le Premier ministre est le défendeur devant le Conseil d’État laisserait supposer qu’il en serait l’auteur, mais on peine à imaginer qu’une décision aussi grave n’ait pas été prise par le président de la République. L’absence de formalisme de la décision d’interdire TikTok pose donc un problème de compétence évident. L’état d’urgence sanitaire nous avait habitués à ce que le chef de l’État prenne publiquement des décisions en matière de police qui relevaient pourtant d’une autre autorité. Mais ces décisions politiques étaient formalisées dans des actes administratifs signés par les autorités de police compétentes. La dissonance entre la politique et le droit était donc atténuée par le formalisme juridique. L’absence de formalisme juridique renforce ici l’arbitraire car il est impossible de déterminer qui est l’auteur de l’acte. S’il était révélé que le chef de l’État était à l’origine du blocage, une telle décision serait prise par une autorité incompétente car il n’a pas de pouvoir de police administrative de nature à lui permettre de prendre une telle mesure.

 

En outre, si cette décision semblait avoir été prise de façon presque simultanée avec la déclaration de l’état d’urgence, il est en réalité apparu, à la lecture de l’ordonnance du Conseil d’État, qu’elle lui était bien antérieure puisqu’elle est intervenue dès le 14 mai 2024. Cette mesure d’interdiction d’accès à TikTok ne pouvait donc être fondée sur l’état d’urgence dont la déclaration lui est postérieure. En outre, comme nous l’avons déjà écrit[5], aucune disposition de la loi du 3 avril 1955 n’habilite le ministre de l’Intérieur ou une autre autorité de police à prendre une telle mesure. L’article 11§II de cette loi prévoit la faculté pour le ministre de l’Intérieur d’interrompre « tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Fonder la mesure sur cette disposition aurait impliqué de considérer que les émeutiers commettent des actes de terrorisme, mais cela reviendrait à étendre au-delà du raisonnable la notion de « terrorisme » déjà fort imprécise.           

 

À cet égard, l’ordonnance de rejet du juge des référés du Conseil d’État du 23 mai 2024 ne permet pas du tout de saisir l’enjeu constitutionnel de la décision de blocage. Fidèle à sa pratique durant l’état d’urgence sécuritaire puis sanitaire, le Conseil d’État fait preuve d’une extrême frilosité quand il s’agit de suspendre en urgence des décisions prises pour faire face à de graves troubles à l’ordre public. En l’espèce, le défaut d’urgence retenu par le juge des référés est un moyen commode de rejeter les recours sans avoir à examiner la question portant sur l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

 

En réalité, le plus intéressant dans ce contentieux est la défense du Premier ministre qui s’appuie sur la « théorie des circonstances exceptionnelles » pour fonder légalement la décision de blocage de TikTok.

 

 

II. L’inanité du recours à la « théorie des circonstances exceptionnelles »

La « théorie des circonstances exceptionnelles », qui est davantage une jurisprudence visant à justifier des illégalités de l’administration en période de guerre ou de grave crise qu’une véritable théorie, est désormais bien connue non seulement des juristes, mais aussi du grand public. Elle fut en effet exhumée à l’occasion de l’épidémie de Covid-19 afin de justifier le confinement généralisé de la population[6]. Cette jurisprudence, qui est née en 1918[7], dans le contexte de la Première Guerre mondiale, a pour singularité de justifier, et donc de qualifier de légales, des décisions de l’administration pourtant manifestement illégales en prenant en compte les nécessités de l’époque.

 

De ce point de vue, il n’est donc pas illogique que le Premier ministre tente d’y rattacher la décision d’interdire TikTok sur le territoire néocalédonien dès lors que cette dernière n’a aucune base légale, notamment dans le régime juridique de l’état d’urgence. En outre, le précédent de 2020, qui avait conduit le Conseil d’État à reconnaître des circonstances exceptionnelles dans l’épidémie de Covid, pouvait le conduire à avoir bon espoir que le juge administratif fasse preuve de la même bienveillance et compréhension à l’égard de la décision prise dans le cadre des évènements de Nouvelle-Calédonie.

 

L’analogie entre 2020 et 2024 apparaît cependant spécieuse. Le décret du 16 mars 2020 confinant la population a été pris dans un contexte inédit de pandémie mondiale en l’absence d’un régime de police administrative d’exception habilitant une autorité à prendre les mesures nécessaires pour éviter la propagation du virus. La jurisprudence des « circonstances exceptionnelles » a été invoquée en attendant l’introduction d’une base légale à une telle mesure. Le décret sera d’ailleurs en quelque sorte « régularisé » quelques jours plus tard par la loi du 23 mars 2020 créant l’état d’urgence sanitaire.

 

En 2024, la décision de bloquer le réseau social chinois a été prise alors qu’il existe un régime permettant de faire face à un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » : l’état d’urgence sécuritaire. Or, cet état d’urgence ne permet pas aux autorités de police de bloquer un réseau social en dehors du cas des actes de terroristes. À juste titre d’ailleurs, car il est loin d’être certain qu’une telle atteinte à la liberté d’expression et de communication puisse être conforme à la Constitution si elle était étendue au-delà du cas spécifique du terrorisme. Du reste, il faut rappeler que dans le régime de l’état d’urgence sanitaire, la faculté pour le Premier ministre de limiter la liberté d’entreprendre par décret avait été expressément ajoutée par le Sénat à l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique afin de garantir la légalité de telles mesures[8]. L’interdiction d’un réseau social en Nouvelle-Calédonie constitue une atteinte évidente à la liberté d’entreprendre en ce qu’elle empêche la société de poursuivre, même temporairement, son activité sur ce territoire.

 

Le Premier ministre souhaite, par le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles, justifier une mesure de police d’exception qui n’est pas prévue par le régime spécifiquement créé pour lutter contre les atteintes graves à l’ordre public. Il entend donc faire d’une telle théorie l’équivalent d’un titre d’habilitation des autorités de police administrative comparable à l’habilitation législative fondée sur l’état d’urgence. Cela ressort clairement de l’argumentaire développé, devant le Conseil d’État, afin de contester le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant l’article 11§II de la loi du 3 avril 1955 : « les dispositions contestées ne sont pas applicables au litige dès lors que la décision attaquée est fondée exclusivement sur la théorie des circonstances exceptionnelles »[9].

 

Un tel raisonnement ne peut paraître qu’incongru à un constitutionnaliste dans la mesure où cela revient, qu’on le veuille ou non, à faire de cette théorie des circonstances exceptionnelles le fondement de mesures d’exception. C’est d’abord étendre au-delà du raisonnable cette catégorie inventée par le juge administratif dans une situation de guerre qui a rendu nécessaire des arrangements avec la légalité pour contourner une illégalité manifeste. Mais la situation du droit en 2024 n’est plus celle de 1918 pour la simple raison que la question des régimes d’exception et des mesures d’exception doit être traitée dans un cadre constitutionnel, c’est-à-dire dans celui de ce que prévoit la Constitution et de ce qu’énonce la jurisprudence constitutionnelle.

 

Or, si l’on pouvait sans doute admettre sous les IIIe et IVe Républiques ainsi que  dans les premiers temps de la Ve République que l’autorité de police était en mesure de s’affranchir ponctuellement de la légalité et des libertés publiques au nom des nécessités imposées par des circonstances exceptionnelles, un tel raisonnement n’est plus soutenable à l’heure où ces libertés sont désormais garanties constitutionnellement. Cela découle de la jurisprudence même du Conseil constitutionnel. Confronté à la question de la constitutionnalité de l’état d’urgence que ce soit en 1985[10], en 2016[11] ou en 2020[12], le juge constitutionnel s’est appuyé sur l’article 34 de la Constitution afin de juger que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence » dans le cadre duquel il doit « assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République». Il en résulte qu’en application de l’article 34 de la Constitution, seul le législateur est habilité à créer des régimes d’exception et donc à autoriser des autorités de police à prendre des mesures dérogeant aux droits et libertés constitutionnels.

 

Admettre que la « théorie des circonstances exceptionnelles » constituerait un titre de compétence autorisant l’Exécutif à prendre des mesures de police d’exception reviendrait à affirmer que le pouvoir règlementaire, conforté par le juge administratif, serait habilité à créer des régimes d’exception dérogeant aux droits et libertés constitutionnels en fonction des nécessités liées à une crise grave.

 

Or, la « théorie des circonstances exceptionnelles » ne peut, en tout état de cause, être considérée comme un régime d’exception car, pour reprendre une formule du Conseil, les « exigences constitutionnelles relatives à la hiérarchie des normes juridiques »[13], imposent qu’il ne puisse être dérogé à la Constitution qu’en application d’une disposition constitutionnelle. Il n’existe ainsi que trois catégories de régimes d’exception tous rattachables à une disposition de la Constitution : les deux régimes expressément prévus par la Constitution  (article 16 et état de siège) et les régimes fondés sur l’article 34 de la Constitution (essentiellement l’état d’urgence), créés par le législateur sous le contrôle éventuel du Conseil constitutionnel.

 

Dès lors que la jurisprudence dite des circonstances exceptionnelles ne relève d’aucun de ces régimes, elle ne peut constitutionnellement fonder des dérogations aux droits et libertés constitutionnels comme dans le cas du blocage de TikTok. La thèse primo-ministérielle est non seulement sans fondement constitutionnel, mais elle présente politiquement le grave danger de voir le Parlement concurrencé par les autorités de police administrative pour ce qui concerne l’établissement d’un régime d’exception. Une telle position conduirait en outre à considérer que le droit administratif, parce qu’il aurait une origine prétorienne, n’aurait pas besoin de tenir compte du droit constitutionnel.

 

 

**

 

On dira peut-être que les juristes « ergotent » en discutant si longuement une seule mesure de police en Nouvelle-Calédonie. Pourtant, il est inquiétant de voir le Premier ministre (et ses services juridiques) prendre de telles libertés avec le droit et la Constitution. L’épisode du blocage de TikTok illustre une fois encore l’existence d’une culture de gouvernement en France qui tend à considérer le droit comme un élément seulement périphérique à la décision politique et non un cadre auquel elle doit se conformer. Le rôle des juristes est au moins de rappeler aux Princes qui nous gouvernent qu’ils ne peuvent pas tout faire, fût-ce dans une période de crise.  

 

 

 

[1] Nous souhaitons exprimer nos plus vifs remerciements à Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues pour leurs relectures et corrections attentives et constructives de ce billet.

[2] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/05/27/point-de-situation-en-nouvelle-caledonie

[3]https://www.numerama.com/politique/1744576-emeutes-en-nouvelle-caledonie-tiktok-est-source-de-manipulation-etrangere-selon-le-gouvernement-francais.html

[4] CE, juge des référés, 23 mai 2024, n° 494320, §1.

[5] O. Beaud, S. Benzina, C. Guérin-Bargues, « La déclaration d’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie confirme la tendance du pouvoir à l’interpréter de manière extensive », Le Monde, 20 mai 2024.

[6] Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19.

[7] CE, 28 juin 1918, Heyriès.

[8]Voir P. Bas, Rapport n° 381 fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et sur le projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, Sénat, 19 mars 2020, pp. 25-26

[9] CE, juge des référés, 23 mai 2024, n° 494320.

[10] CC, n°  85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendance, §3.

[11] CC, n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence], §5.

[12] CC, n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, §17.

[13] CC, n° 91-301 DC du 15 janvier 1992, Résolution rendant le règlement du Sénat conforme aux nouvelles dispositions de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête et de contrôle parlementaires et modifiant certains de ses articles en vue d’accroître l’efficacité des procédures en vigueur au Sénat, §8.

 

 

 

Crédit photo : Solen Feyissa (@solenfeyissa)