Une juridiction pas comme les autres ? Les relations du Conseil constitutionnel et des parlementaires dans la saisine a priori

Par Jean-Sébastien Boda

<b> Une juridiction pas comme les autres ? Les relations du Conseil constitutionnel et des parlementaires dans la saisine a priori </b> </br> </br> Par Jean-Sébastien Boda

L’examen de certaines pratiques concrètes du Conseil constitutionnel lors du contrôle a priori des lois ordinaires dans le cadre de l’article 61 alinéas 2 et 3 de la Constitution atteste que le chemin est encore long pour que cet organe puisse réellement se parer du qualificatif de « juridiction ».

 

The examination of certain concrete practices of the Constitutional Council during the a priori control of ordinary laws within the framework of article 61 paragraphs 2 and 3 of the Constitution attests that there is still a long way for this institution really be able to adorn itself with the qualifier “jurisdiction”.

 

Par Jean-Sébastien Boda, Docteur en droit

 

 

 

La prétention toujours plus forte du Conseil constitutionnel à être reconnu comme une juridiction, à se « juridictionnaliser », ne laisse pas d’interroger, voire de laisser sceptique, quand on constate les réalités de fait auxquelles cet organe constitutionnel se trouve confronté dans son organisation et son fonctionnement. Cela se vérifie dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité[1] ; cela se vérifie, à plus forte raison, dans le cadre du contrôle des lois a priori pour lequel le Conseil a pourtant récemment adopté un règlement de procédure réputé rendre la procédure moins opaque[2].

 

Les alinéas 2 et 3 de l’article 61 de la Constitution de 1958 disposent que « les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation » et que ce dernier « doit statuer dans le délai d’un mois ». Depuis la révision constitutionnelle de 1974[3], le Conseil constitutionnel pouvant être saisi de la constitutionnalité de la loi ordinaire par soixante députés ou soixante sénateurs, l’opposition parlementaire s’est vu ouvrir son prétoire : si la majorité parlementaire peut théoriquement saisir le Conseil, elle n’a aucun intérêt à le faire s’agissant d’une loi qu’elle a votée (le cas du président de la République, du premier ministre ou du président de l’une des assemblées est différent et mériterait sans doute une étude). En revanche, c’est bien connu, l’opposition qui a voté contre une loi après (en général) avoir essayé d’en modifier la teneur en commission et/ou en séance (via des amendements de réécriture, générale ou non, ou des amendements de suppression) voit la saisine du conseil constitutionnel comme la dernière chance d’obtenir, non sur le plan politique de l’opportunité mais sur celui du droit, une censure venant empêcher le texte – ou plus raisonnablement certaines de ses dispositions – d’entrer en vigueur. Si elle obtient, même partiellement – satisfaction, la décision juridique, pense-t-elle, produira des dividendes politiques.

 

On aimerait ici montrer, à travers quatre brèves observations[4], que dans le cadre de ce contrôle dit a priori, le Conseil constitutionnel connaît des pratiques qui sont loin de celles d’une juridiction dite ordinaire.  

 

Une juridiction ne peut être saisie que dans un certain délai (lequel peut-être faiblement déterminé comme un « délai raisonnable » pour le juge administratif s’agissant des actes non publiés ou non notifiés[5]). Or, pour saisir le Conseil constitutionnel d’une loi votée définitivement par le Parlement, la Constitution ne précise aucun délai déterminé : tout juste sait-t-on que le Conseil est forcément saisi dans le délai de 15 jours ouvert au président de la République pour promulguer la loi, avec cette difficulté que ce délai n’est rien d’autre qu’un délai maximum : le président peut théoriquement promulguer la loi à tout moment dès qu’elle est votée définitivement. Les manuels de droit ou de contentieux constitutionnel précisent pudiquement qu’un « usage » veut que le Président de la République laisse le temps à l’opposition de saisir le conseil (traduction : il ne promulgue pas la loi le jour même de sa transmission).

 

Ce que rien ne dit, c’est que dans les faits, c’est le secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui possède les cordonnées, principalement électroniques, des secrétaires généraux des différents groupes parlementaires d’opposition[6], qui prend contact usuellement avec eux préalablement au vote de la loi pour leur indiquer, souvent à leur demande, le délai dans lequel le Conseil doit être saisi. Ainsi, non seulement un agent de la juridiction indique le délai de saisine de celle-ci, mais au surplus, il détermine ce faisant un délai souvent très court : quelques jours, voire quelques heures (on pense aux lois de finances) après l’adoption officielle de la loi. Il est évident que la qualité de la saisine dépend de tels délais contraints et des moyens dont disposent les groupes parlementaires (sujet qui mériterait à lui seul une étude).  

 

2) Dans le cadre qui vient d’être décrit, le Conseil constitutionnel décide souverainement de la date à laquelle il a été saisi. Ainsi, pour prendre un exemple récent, s’agissant de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, le Conseil a été saisi à quatre reprises par des autorités investies de ce pouvoir. Si l’on excepte la saisine postérieure des sénateurs, datée du 27 décembre 2023, les trois autres saisines étaient datées antérieurement au 26 décembre 2023, date fournie aux groupes d’opposition à l’Assemblée nationale pour déposer leur saisines : respectivement le 21 décembre 2023 pour la saisine du président de la République et celle de la présidente de l’Assemblée nationale et le 22 décembre 2023 pour la saisine des députés d’opposition de gauche (soit ceux de la coalition dite NUPES que sont le groupe LFI, le groupe Socialiste, le groupe Ecologiste et le groupe GDR). Pourtant, ces trois premières saisines n’ont été enregistrées qu’à la date du 26 décembre 2023 par le greffe du Conseil constitutionnel, ce qui n’est pas sans conséquence : le délai d’un mois pour rendre la décision était ainsi fixé au 26 janvier 2024[7]. On se trouve ainsi face à une juridiction qui, à tous les sens du terme, décide souverainement de sa date de saisine. Qui imagine un juge ordinaire procéder de la sorte ?

 

3) La procédure d’instruction des saisines est également assez mystérieuse pour le juriste habitué à la rigueur des juridictions administratives ou judiciaires. Dans un communiqué de presse du 23 février 2017[8], le Conseil constitutionnel avait reconnu l’existence des contributions extérieures qui, comme il l’a précisé à cette occasion « n’ont pas le caractère de documents de procédure » en précisant que « dorénavant, la liste de ces contributions extérieures sera donc mise en ligne sur le site Internet du Conseil constitutionnel en même temps que sa décision ». Ainsi, le Conseil constitutionnel peut être destinataire de contributions extérieures relatives à une loi dont il est saisi, lesquelles sont publiées sur son site internet une fois la décision rendue ; il peut également l’être d’observations de parlementaires qui ne sont pas les auteurs de la saisine aux termes de l’article 11 de son règlement de procédure susmentionné et ces observations sont publiées séparément, de façon distincte, sur son site. Curieusement, le Conseil décide souverainement de la qualification des contributions qu’il reçoit.

 

Ainsi, pour prendre un exemple, le Conseil avait été saisi de la loi n° 2023-668 du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite par plusieurs députés des groupes LFI, Socialiste, GDR, et Ecologiste. Or, d’autres députés du groupe Ecologiste n’ayant pas signé la saisine avaient néanmoins entendu présenter au Conseil constitutionnel des observations de parlementaires portant sur la même loi en se fondant sur l’article 11 précité. Pourtant, ces observations n’ont pas été publiées sur le site du Conseil constitutionnel en tant qu’observations de parlementaires, mais qualifiées dans la décision « d’observations produites de plusieurs députés autres que les auteurs de la saisine ». En effet, l’institution a estimé que, compte-tenu du fait que plusieurs députés du groupe Ecologiste avaient signé la saisine initiale, les observations d’autres députés du même groupe constituaient des éléments de la procédure, non publiables sur le site. Là encore, on imagine mal un juge ordinaire décider souverainement de ce qui fait partie de la procédure ou non. Plus significativement, cela révèle que le Conseil peut raisonner, quand il lui plaît, en termes de « groupe parlementaire » alors même que la Constitution ne lui permet de connaitre que des députés ou des sénateurs pris individuellement[9].

 

4) Quant à l’introduction de l’oralité dans la procédure de contrôle a priori, elle a lieu, bon an mal an, à dose homéopathique. Les membres du Conseil constitutionnel reçoivent – tout ou partie – des représentants des différents groupes (là aussi le Conseil raisonne en termes de groupes parlementaires et non de députés ou de sénateurs) ayant signés la saisine dans un délai variable au cours du mois d’instruction de la saisine (parfois très en amont de la décision, parfois peu de temps avant). L’audition, lisse et sans aspérité, ne connait par surcroît aucun contradictoire, le Gouvernement n’étant pas représenté. Pire, il peut se manifester uniquement postérieurement à cette audition : ainsi, pour la loi du 21 mai 2024 relative à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, les représentants des groupes saisissants ont été auditionnés le mardi 30 avril 2024 alors que le gouvernement n’a produit d’observations en réponse à la saisine que le 3 mai 2024.

 

Pas de contradictoire donc, et peu d’interactions, les membres du Conseil constitutionnel présents (rarement tous) se bornent à écouter les parlementaires « auditionnés » développer leur saisine écrite, en présence du Secrétaire général, le président de séance les priant généralement de ne pas dépasser une heure. Peu de questions sont posées. Aucune ne l’a été pour la loi précitée pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. La seule question posée pour la loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 portant réforme des retraites portait sur…la notion de réforme au sens de l’article 11 de la Constitution s’agissant du projet de RIP par ailleurs déposé par l’opposition. Rien sur le fond ou sur la procédure d’adoption de la loi, celle-ci devant pourtant largement occuper la motivation de la décision finalement rendue par le CC[10].

 

In fine, et sans revenir sur le sempiternel débat[11] portant sur la nature d’organe politique ou de juridiction du Conseil constitutionnel, un constat s’impose : si le Conseil est bien une juridiction, alors elle n’est que très imparfaite dans le contrôle a priori des lois, ne s’en donnant guère l’apparence[12]. Or, nonobstant les thuriféraires de la question prioritaire de constituionnalité, ce contrôle demeure la principale mission du Conseil constitutionnel au cours d’une législature (car il est saisi fréquemment de l’ensemble des textes de loi votés et qu’il s’estime compétent pour soulever d’office de nouvelles questions de constituionnalité sur ces textes et statuer ainsi ultra petita – que l’on songe par exemple aux cavaliers législatifs qu’il identifie indépendamment des arguments de la saisine).

 

De sorte qu’à la lumière des éléments exposés, il y a encore un long chemin pour que cet organe puisse réellement se parer du qualificatif de « juridiction ». Cela passe sans doute par un travail de mise à jour du règlement de procédure du 11 mars 2022 mais aussi, plus profondément, par une évolution des pratiques de l’institution (au premier chef de ses membres et de son Secrétaire général). Autant d’éléments qui avaient déjà été pointés lors de la publication de son règlement intérieur[13].

 

 

 

[1] Voir https://blog.juspoliticum.com/2023/11/08/labsence-de-quorum-dans-la-qpc-francois-fillon-les-tourments-de-la-juridictionnalisation-du-conseil-constitutionnel-par-jeremy-martinez/

[2] Décision n° 2022-152 ORGA du 11 mars 2022. Voir Mathilde Heitzmann-Patin, Le règlement intérieur de la procédure de contrôle a priori devant le Conseil constitutionnel : avancées, lacunes ou incertitudes ?, Blog de Jus Politicum, 31 mars 2022. Comme le note l’auteure de ce billet : « Codifier des règles de procédure suffit-il à faire de l’institution une juridiction ? Assurément non. Encore faut-il, s’agissant d’une institution dont la procédure a souvent été critiquée pour son manque de « juridictionnalité », que les dispositions adoptées mettent en place de réelles réformes et ne se contentent pas du droit constant ».

[3] Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de la Constitution.

[4] Lesquelles ne sont en rien exhaustives.

[5] CE, 13 juilet 2016, M. Czabaj, n° 387763.

[6] Sur le rôle stratégique des secrétaires généraux des groupes parlementaires voir, Dorothée Reignier « Le secrétaire général, doublure administrative du président de groupe ? », in Elina Lemaire (dir.), Les Groupes parlementaires, Paris, IFJD, 2019, p. 241.

[7] Il la rendit finalement le 25 janvier 2024 : Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024.

[8] Disponible sur https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/communique-sur-les-contributions-exterieures.

[9] Sur ce sujet voir notamment », « Les groupes parlementaires dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel in Elina Lemaire (dir.), op. cit., p. 2225.

[10] Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023.

[11] Déjà présent lors de l’élaboration de la Constitution voir L. Philip, « Le Conseil constitutionnel », in L’écriture de la Constitution de 1958, Paris Economica, 1992, p. 467.

[12] Au sens que la Cour européenne des droits de l’homme donne usuellement à cette expression.

[13] On se permet de renvoyer de nouveau à https://blog.juspoliticum.com/2022/03/31/le-reglement-interieur-de-la-procedure-de-controle-a-priori-devant-le-conseil-constitutionnel-avancees-lacunes-ou-incertitudes-par-mathilde-heitzmann-patin/

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel