Les Comores face à l’opération Wuambushu

Par Abdou Ben Said Assadillah

<b> Les Comores face à l’opération Wuambushu </b> </br> </br> Par Abdou Ben Said Assadillah

Fin avril 2023, l’opération Wuambushu, qui est a priori une initiative franco-française, a ravivé le vieux contentieux territorial opposant la France et les Comores sur Mayotte. Cette fois-ci, l’opposition s’est cristallisée sur l’exclusion des Comoriens sans papier de l’île au lagon vers Anjouan. Ce billet analyse les mesures politiques et juridiques prises par les institutions de l’État comorien en réponse à cette initiative française considérée par les Comoriens de violation grave du droit international, en ce qu’elle contrevient à l’intégrité territoriale des Comores. 

At the end of April 2023, operation Wuambushu, ostensibly a Franco-French initiative, rekindled the old territorial legal dispute between France and the Comoros over Mayotte. This time, opposition has crystallized around the exclusion of undocumented Comorians from the lagoon island to Anjouan. This post analyzes the political and legal measures taken by Comorian state institutions in response to this French initiative, which Comorians consider a serious violation of international law, as it contravenes the territorial integrity of the Comoros. 

 

Par Abdou Ben Said Assadillah, Doctorant en Droit public à l’Université de Bourgogne, CREDESPO

 

 

Les Comores et la France se disputent le territoire de Mayotte depuis 1974[1], date à laquelle on a demandé aux Comoriens de répondre à la question : « Souhaitez-vous que le territoire des Comores devienne indépendant? [2] ». Une grande majorité de Comoriens (95%) a répondu favorablement à l’indépendance tandis que 65% des électeurs à Mayotte s’y sont opposés. Dès lors, la France continue d’administrer cette île volcanique de 376 km² située dans l’Océan indien, en invoquant le principe de l’autodétermination[3], malgré les nombreuses condamnations des Nations-Unies[4]. Et les Comores ne cessent de revendiquer la comoriannité de cette île, en invoquant le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation (l’uti possidetis).

 

L’opération Wuambushu (traduction mahoraise de reprise), qui est a priori une initiative franco-française, a ravivé ce vieux conflit territorial de cinq décennies. Face au gouvernement français, le Président Azali a organisé la « résistance » comorienne, en refusant d’accueillir les compatriotes expulsés de Mayotte (I), avant de capituler de façon spectaculaire, contraint de respecter ses engagements internationaux, aux dépens de l’unité nationale (II). 

 

I. Une « résistance » comorienne éphémère

Le gouvernement français, après approbation du Président de la République en Conseil de défense et de sécurité nationale, a lancé, à Mayotte, fin avril 2023, une opération sécuritaire visant trois objectifs : la lutte contre l’habitat illégal et insalubre, la lutte contre l’insécurité et la lutte contre l’immigration clandestine. Pour ce faire, le Ministère de l’Intérieur a déployé d’importants moyens. Plus de 500 policiers sont dépêchés à Mayotte depuis la Métropole pour aider à arrêter un maximum de délinquants, raser les fameux banga et expulser les immigrés en situation irrégulière.

 

La préfecture de Mayotte n’a pas rencontré de grandes difficultés dans la faisabilité des deux premiers objectifs de l’opération. Mais, pour l’exécution des décisions d’obligation de quitter le territoire français (OQTF), prononcées souvent sans délai, elle s’est heurtée à l’opposition catégorique de l’État comorien. En effet, une fois la décision d’éloignement prononcée, l’administration française organise le départ de la personne concernée en collaboration avec le pays d’accueil (le pays d’origine du concerné, le dernier pays qui lui a délivré le document de voyage ou un autre pays dans lequel il pourrait être légalement admis) qui doit donner un laisser passer consulaire ou ouvrir ses frontières, en cas de charter ou bateau spécial. Sauf que, dans ce cas précis, la grande majorité des « clandestins » vient des autres îles de l’archipel des Comores. Et le gouvernement comorien a aussitôt clamé son opposition à cette opération. Il a par conséquent fermé ses frontières aux navires transportant les Comoriens expulsés. 

 

L’on sait d’ailleurs que, face à la médiatisation de l’opération et en plus de l’émoi qu’elle a suscité dans la société comorienne, Azali Assoumani ne pouvait faire autrement car la cause de l’intégrité territoriale est sacrée. Les associations et les partis politiques dans l’ensemble se sont vivement opposés à cette opération. Azali, Président de l’Union des Comores (ce titre officiel en dit long), devait, avec ou sans conviction, saisir ce moment d’unité nationale pour porter l’habit de premier défenseur de l’intégrité territoriale et organiser « la résistance » à « l’occupant », en lui demandant d’y renoncer et, très concrètement, en refusant d’accueillir les Comoriens expulsés.

 

Ainsi, Beit-Salam, le 10 avril 2023, publie un communiqué dans lequel elle expose la position traditionnelle des Comores sur ses ressortissants habitant à Mayotte : « Il est à rappeler que Mayotte est une île comorienne, maintenue sous administration française, depuis l’indépendance du pays en 1975, et par conséquent, toute expulsion de Mayotte de Comoriens venant des trois autres îles constitue une violation grave du droit international ». Autrement dit, les Comoriens sont chez eux à Mayotte et nul besoin de les expulser de leur terre.

 

Le 24 avril 2023, l’Assemblée de l’Union des Comores adopte, quant à elle, une résolution dans laquelle, tout en exprimant son ferme soutien au Président Azali, « réaffirme l’appartenance de l’île de Mayotte à l’État souverain de l’Union des Comores et la légitimité des Comoriens venus des autres à y habiter », et par conséquent, « condamne toute opération visant à organiser le déplacement forcé des populations vers d’autres îles, et demande à la France de renoncer définitivement à l’opération WUAMBUSHU[5] ».   

 

II. Capitulation, haute trahison ou respect des engagements internationaux ?  

Effectivement, le gouvernement comorien a suspendu les liaisons maritimes entre Mayotte et Anjouan. Il était impressionnant de voir le Maria Galanta, transportant une centaine de sans-papiers, le 24 avril, refuser d’accoster au port de Mutsamudu. Toutefois, en lisant une lettre signée par le Commandant du port, adressée au représentant de la SGTM aux Comores (gérant du bateau Maria Galanta), le mieux averti comprend déjà que l’opposition frontale du gouvernement comorien ne durera pas longtemps. L’on remarque que la raison avancée pour justifier la fermeture du port est étonnante : le Commandant du port ne reprend pas celle avancée dans le communiqué de Beit-Salam du 10 avril, mais parle d’un port en chantier qui ne serait pas opérationnel pendant trois jours[6].

 

Le rétropédalage est confirmé quelques jours plus tard. Après être reçus à Paris[7], les membres du Gouvernement comorien intéressés par ce dossier ont infléchi considérablement leur position. À leur retour à Moroni (lors d’une conférence de presse le 15 mai), ils ont annoncé l’ouverture des liaisons maritimes entre Mayotte et Anjouan, mais en réservant seulement l’accueil aux passagers réguliers et ceux en départ volontaire munis d’une pièce d’identité comorienne.

 

La reprise des rotations de la SGTM entre Mayotte et Anjouan a donc commencé le 18 mai. Cependant, les passagers n’étaient pas tous volontaires. Beaucoup étaient expulsés de force par la préfecture mahoraise[8].

 

Le Porte-parole du gouvernement comorien a tenté de présenter une motivation convaincante à la reprise des liaisons maritimes : « Il ne faut pas voir que l’aspect des départ volontaires, il y a aussi les voyageurs normaux, les marchandises, les médicaments, ce sont des aspects importants et plus volumineux que les fameux expulsés[9] ». Or, véritablement, c’est le respect du Document cadre de partenariat renouvelé, accord signé le 22 juillet 2019 par les Ministres des Affaires étrangères des deux pays[10], en présence des Présidents Macron et Azali, qui a contraint le gouvernement comorien à ouvrir son port. Pacta sunt servanda ! En effet, le Document cadre de partenariat renouvelé prévoyait, entre autre, que « Les autorités françaises et comoriennes s’engagent à faciliter la prise des mesures nécessaires pour assurer, dans leur dignité, la prise en charge et l’accompagnement, à partir de Mayotte, des personnes devant retourner dans leur île d’origine de l’Union des Comores, à travers les mesures suivantes : la prise en charge et l’accompagnement, à partir de Mayotte, des personnes devant retourner dans leur île d’origine de l’Union des Comores ; la création d’un groupe de travail conjoint sur la question des mineurs non-accompagnés ou des mineurs isolés présents à Mayotte, afin de favoriser la réunification avec leurs familles ». Rappelons que l’État comorien a eu de la part de la France, en guise de contrepartie, un fond d’aide au développement qui s’élève à 150 millions d’euros sur trois ans.

 

Si pour le Président Azali, il est important de respecter ce contrat bilatéral, pour beaucoup de Comoriens, ce rétropédalage est vécu comme une capitulation, voire une trahison. Des associations et des autorités politiques jusque-là réservées dans la critique envers le Président Azali (comme le Gouverneur d’Anjouan[11]) se sont désolidarisées de son gouvernement. L’opposition, quant à elle, parle de non-respect de son serment constitutionnel d’agir dans le respect de la Constitution, laquelle dispose qu’« Aucun Comorien ne peut être extradé ou expulsé de son pays » (art.23) et que « Le Président de l’Union est le symbole de l’Unité nationale » (art.54-1)[12].

 

Ibrahim Abdourazak (connu sous le nom de Razida), alors Porte-parole du Front Commun de l’Opposition, est allé jusqu’à saisir la Cour suprême pour demander deux choses. Premièrement, qu’elle constate l’illégalité du document cadre de partenariat renouvelé et l’annule en conséquence, au motif qu’il n’a été ni ratifié ni approuvé en vertu d’une loi et qu’en prévoyant des déplacements de populations, il remettrait en cause l’intégrité territoriale des Comores, car, de facto, ce document ne reconnaîtrait pas Mayotte comme entité comorienne. Deuxièmement, qu’elle condamne le Président Azali pour haute trahison, au motif qu’il aurait fait retirer de l’ordre du jour de l’Assemblée Générale des Nations Unies la question de la souveraineté des Comores sur Mayotte, ce qui constituerait une trahison à l’égard de la Nation comorienne.

 

A juste titre, concernant l’illégalité de l’Accord, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a déclaré irrecevable la requête d’Ibrahim Abdourazak, en considérant qu’en vertu de la Constitution en vigueur, seuls le Président de l’Union des Comores, le Président de l’Assemblée de l’Union et les Gouverneurs des Îles sont habilités à saisir la Chambre constitutionnelle concernant des engagements internationaux. En revanche, s’agissant du crime de haute trahison, le juge constitutionnel est resté muet[13].      

 

 

[1] Concernant ce contentieux, voir M. MANOUVEL, « L’évolution du contentieux juridique et politique entre la France et les Comores », in  F. HERMET (sous la dir.), Mayotte : état des lieux, enjeux et perspectives. Regards croisés sur le dernier-né des départements français, Paris, L’Harmattan, 2015, pp. 69-83

[2] Décret n° 74-995 du 29 novembre 1974 fixant les modalités de la consultation des populations des Comores, en application de la loi n° 74-965 du 23 novembre 1974, JORF du 30/11/1974, p.11980.

[3] A. ORAISON, « Nouvelles réflexions sur la conception française du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à la lumière du ‘cas mahorais’ », in Revue juridique de l’océan Indien 2009 (n° 9), pp. 121-192. 

[4] Sans être exhaustif, on cite les Résolutions 3385 du 12/11/1975, 31/4 du 21 octobre 1976, 32/7 du 1/11/1977, 34/69 du 6/12/1979, 35/43 du 28 novembre 1980, 36/105 du 10/12/1981 et 37/65 du 3/12/1982 dans lesquelles l’Assemblée générale affirme « l’unité et l’intégrité territoriale des Comores ».

[5] Résolution n°23-001.

[6] Lettre du 24/04/2023.

[7] Le 8 mai, Azali est reçu à l’Elysée et, le jour suivant, des membres de son gouvernement sont reçus au Quai d’Orsay.

[8] Alwatwan, 19/05/2023.

[9] Alwatwan, 16/05/2023.

[10] Jean-Yves le Drian  pour la France et Mohamed El-Amine Souef pour les Comores.

[11] Au cours d’une réunion à Dar Najah (siège du gouvernorat d’Anjouan) avec des représentants du G10, Anissi Chamsidine soutenait que « Nous ne pouvons cautionner en tout cas la décision de reprendre les expulsions entre Mayotte et Anjouan, en ce qui nous concerne. En effet, ce serait se positionner contre le principe de la souveraineté du pays, en donnant tort à ce que le droit international nous accorde ». La Gazette des Comores, 22/05/2023.

[12] Communiqué du Front Commun Élargi des Forces Vives des Comores du 9/5/2023.

[13] Décision n°23-007/CS du 15/06/2023.

 

 

Crédit photo : UN Trade and Development / Pierre Albouy / CC by SA 2.0 / Le 12 juin 2024, le Président Azali Assoumani s’exprime depuis Genève sur les défis liés au commerce et au développement