L’arrêt Trump v. United States (2024) sur l’immunité du président des États-Unis (II) : Une décision au service des intérêts de Donald Trump Par Maud Michaut
Dans l’arrêt Trump v. United States[1], en date du 1er juillet dernier, la Cour suprême affirme pour la première fois qu’un ancien président des États-Unis bénéficie a minima d’une immunité présumée faisant obstacle à la mise en œuvre de sa responsabilité pénale pour les actes officiels accomplis au cours de son mandat. La grille d’analyse qu’elle élabore et l’application qu’elle fait des principes ainsi identifiés, toutes deux fort critiquables, conduisent à augmenter considérablement les pouvoirs du président. C’est en tout cas ce qu’un premier billet s’est attaché à démontrer. Néanmoins, il est difficile de ne pas soupçonner que la décision a été rendue, non parce qu’une majorité des juges de la Cour suprême s’inquiétait de protéger l’institution présidentielle, mais parce qu’elle n’approuvait pas les poursuites engagées contre Donald Trump. Cette question fait l’objet du présent billet.
In its July 1 decision in Trump v. United States, the Supreme Court affirmed for the first time that a former U.S. president enjoys a minimum presumptive immunity from criminal liability for official acts committed during his term of office. The analytical grid it has developed and the way it applies the principles it has identified, both of which are highly open to criticism, lead to a considerable increase in the President’s powers. This, at least, was what the first post sets out to demonstrate. Nevertheless, it’s hard not to suspect that such a decision was made not because a majority of the Supreme Court justices were concerned about protecting the presidential institution, but because they did not approve of the particular proceedings against Donald Trump. This point will be the subject of the present post.
Par Maud Michaut, Maitre de conférences à l’Université Paris-Panthéon-Assas.
Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision, le procureur spécial Jack Smith avait poursuivi Donald Trump pour plusieurs crimes que l’ancien président était accusé d’avoir commis dans le but de garder le pouvoir, en dépit du résultat des élections de novembre 2020. Dans l’opinion qu’il rédige pour la majorité, John Roberts ne semble pourtant pas tellement s’intéresser aux détails des actes qui ont justifié la mise en accusation de Donald Trump. Il le revendique d’ailleurs : « Contrairement aux pouvoirs politiques et à l’opinion publique, écrit-il, nous ne pouvons pas nous permettre de nous concentrer exclusivement, ou même principalement, sur les problèmes actuels »[2]. Il s’occupe de rédiger une opinion « pour le futur » (« for the ages »), comme le juge Neil Gorsuch l’affirma lors de l’audience ; sa préoccupation n’est pas « le président lui-même, mais l’institution de la présidence »[3]. Cette mise à distance, assez hypocrite, du contexte de l’affaire est dénoncée par Sonia Sotomayor dans son opinion dissidente : « Trump n’a pas été inculpé au pénal pour avoir réalisé des actions que la Constitution place dans le noyau inattaquable du pouvoir exécutif. […] Au lieu de cela, il est accusé de conspiration en vue de commettre une fraude pour subvertir l’élection présidentielle »[4]
Mais cela va même plus loin, parce que tout, dans la décision, sert les intérêts de Donald Trump : son intérêt, évidemment, à avoir les mains les plus libres possibles dans l’exercice d’un éventuel nouveau mandat, mais surtout son intérêt à différer le plus possible la tenue du procès (I) et à ce qu’il soit fait obstacle à la mise en œuvre de sa responsabilité pénale pour les différents actes mentionnés dans la mise en accusation (II). Il est facile de soupçonner, avec un certain cynisme, qu’un tel résultat est délibéré.
I. La participation à la stratégie dilatoire de la défense
La Cour suprême des États-Unis a donné à beaucoup le sentiment d’avoir encouragé et même participé aux manœuvres dilatoires des avocats de Donald Trump en refusant de connaître du recours avant la cour fédérale d’appel et en excluant de se prononcer rapidement, comme elle l’avait pourtant fait dans d’autres affaires – à l’avantage de Donald Trump[5]. Non seulement la Cour suprême a-t-elle renoncé à accélérer le traitement de l’affaire, mais elle donne aussi l’impression d’avoir même tout fait pour le freiner, en fixant la date de l’audience le plus tard possible et en ne rendant sa décision qu’après plusieurs mois, le dernier jour de la session judiciaire.
Qu’elle confie à la cour de district le soin de qualifier juridiquement les faits en cause, comme on le verra plus loin, n’est pas non plus anodin. Il ne s’agit pas pour la Cour suprême de s’en remettre à l’appréciation des cours inférieures, puisque chaque décision sera à nouveau susceptible de recours. Néanmoins, cela ralentit considérablement le processus et rend encore plus illusoire la tenue d’un procès avant les élections de novembre prochain. L’enjeu est de taille : si Donald Trump est élu, il pourra ordonner au département de la Justice d’abandonner les poursuites ou, dans l’hypothèse où des condamnations auraient déjà été prononcées, se gracier lui-même.
Enfin, le choix de formuler la question en termes d’immunité présidentielle, plutôt que d’inconstitutionnalité des lois incriminant les actes officiels d’un ancien président, n’est pas non plus sans conséquence. La différence est procédurale : la question de l’immunité présidentielle doit être résolue avant tout procès, dans le cadre d’un appel interlocutoire, alors que l’exception d’inconstitutionnalité de la loi soulevée aurait été tranchée lors de l’examen au fond de l’affaire, au moment du procès pénal.
II. Une immunité étendue
Après avoir présenté la nouvelle grille d’analyse des actes présidentiels, la majorité examine certaines allégations de la mise en accusation. Néanmoins, pour l’essentiel, elle renvoie à la cour de district le soin de déterminer dans quels cas il doit être fait obstacle à la mise en œuvre de la responsabilité pénale de Donald Trump. Cependant, on ne peut que constater que l’application à l’espèce des principes identifiés est très favorable à l’ancien président.
Il est d’abord reproché à Donald Trump d’avoir voulu utiliser le département ministériel de la Justice pour inverser le résultat des élections de novembre 2020 : en alléguant de fraudes électorales, il voulait contraindre certains swing states à remplacer leurs grands électeurs élus par d’autres disposés à voter pour lui. La Cour suprême juge néanmoins que les interactions que Donald Trump a pu avoir avec l’Acting Attorney General et d’autres agents du département de la Justice constituent des actes officiels pris dans l’exercice des « pouvoirs constitutionnels fondamentaux » du président, pour lesquels il bénéficie d’une immunité absolue. En effet, affirme la majorité, sans d’ailleurs l’expliquer, le président a une « autorité exclusive sur les fonctions d’enquête et de poursuite du département de la Justice et de ses agents »[6]. La catégorie des pouvoirs qui relèvent de l’ « autorité constitutionnelle définitive et exclusive » du président est ici envisagée de manière particulièrement extensive. Cette solution pourrait s’expliquer par le fait que la fonction de poursuite est considérée comme une fonction intrinsèquement exécutive dans le système juridique américain. À nouveau, l’ironie est qu’en prétendant protéger le pouvoir de poursuite d’un ancien président, la majorité limite celui du président actuel.
En revanche, la majorité semble reconnaître que l’immunité ne serait que présumée en ce qui concerne les demandes que Donald Trump aurait faites auprès de son vice-président Mike Pence de rejeter les votes des grands électeurs des swing states lors de la certification des résultats le 6 janvier 2021. Elle juge néanmoins que ce sera à la cour de district de vérifier si la présomption d’immunité peut être renversée, tout en invoquant deux arguments pouvant selon elle justifier un tel renversement : d’une part, la Constitution comme la loi ne confèrent aucun rôle au président lors de la procédure de certification ; d’autre part, le Congrès est intervenu pour préciser le rôle du vice-président dans une telle procédure[7]. Mais ces constats auraient tout aussi bien pu conduire à qualifier l’acte de non-officiel. À cet égard, la justification de la majorité selon laquelle elle ne souhaite pas entraver la capacité du président de « discuter de questions officielles avec le vice-président » ni « empêcher le président d’exercer ses fonctions constitutionnelles » peine à convaincre[8].
Enfin, la majorité ne tranche pas la question de la nature officielle ou non-officielle des autres actes mentionnés dans la mise en accusation, à savoir les échanges au sujet des élections que Donald Trump a pu avoir avec des agents des États et des personnes privées, ses interventions publiées sur les réseaux sociaux, et le discours qu’il a effectué le 6 janvier et dans lequel il inciterait à l’insurrection. La majorité considère néanmoins que « la plupart des communications publiques d’un président sont sans doute confortablement situées à l’intérieur du périmètre externe de ses responsabilités officielles »[9]. Donald Trump pourrait également bénéficier d’une immunité présumée pour sa participation à la tentative de certains États de remplacer leurs grands électeurs élus : en effet, son intention était alors d’ « assurer l’intégrité et la bonne administration des élections fédérales » (sic), comme la Take Care Clause de la Constitution lui en donne le pouvoir et le devoir[10]. Au contraire, dans son opinion concordante, le juge Amy Coney Barrett estime que ces actions sont « privé[es] et n’[ouvrent] donc pas droit à protection », parce qu’ « un président n’a aucune autorité juridique – et donc aucune qualité officielle – d’influencer la façon dont les États désignent leurs électeurs »[11]. Au total, John Roberts laisse systématiquement subsister le doute en refusant de reconnaître que l’un ou l’autre des actes reprochés à Donald Trump est strictement privé. Il réserve ainsi à la Cour suprême la possibilité de s’opposer, dans le futur, à une appréciation en ce sens des cours inférieures.
Bien que la majorité des juges de la Cour suprême s’en défende, affirmant avoir rendu un arrêt « qui fera date », relatif à l’institution présidentielle et non à un président particulier, il est difficile de ne pas faire preuve de cynisme en prêtant à la majorité des juges la seule intention de protéger Donald Trump des poursuites pénales dont il fait l’objet et de lui garantir une liberté d’action presque totale dans l’hypothèse d’un nouveau mandat présidentiel. En tout état de cause, tant les principes dégagés par la Cour suprême que le début d’application qu’elle en fait en l’espèce semblent mettre un point d’arrêt à l’affaire pénale. Mais ce n’est pas là la seule conséquence de la décision. Il ne fait aucun doute que l’onde de choc s’étendra aux autres procès qui impliquent Donald Trump[12]. Il est également difficile de ne pas mentionner le surprenant « hors-sujet » que représente l’opinion concordante du juge Clarence Thomas, mettant en doute la conformité à la Constitution de la nomination du procureur spécial Jack Smith[13]. Clarence Thomas consacre ainsi l’intégralité de son propos à un moyen qui n’était soulevé par aucune des parties en l’espèce et, qu’en tout état de cause, peu jugeaient sérieux. Pourtant, une quinzaine de jours plus tard, le juge Aileen Cannon, dont on peut préciser incidemment qu’elle a été nommée par Donald Trump, décidait pour cette raison de l’abandon des poursuites dans l’affaire des documents classifiés[14].
[1] Trump v. United States, 603 U. S. ____ (2024). La décision peut être lue à l’adresse suivante : www.supremecourt.gov/opinions/23pdf/23-939_e2pg.pdf. Les numéros de page indiqués sont ceux de ce document.
[2] « unlike the political branches and the public at large, we cannot afford to fixate exclusively, or even primarily, on present exigencies » : id., p. 49.
[3] « not the President himself, but the institution of the Presidency » : id., p. 40.
[4] « Trump was not criminally indicted for taking actions that the Constitution places in the unassailable core of Executive power. […] Instead, Trump was charged with a conspiracy to commit fraud to subvert the Presidential election. » : id., p. 90 (op. dissidente, S. Sotomayor).
[5] Par exemple, pour lui permettre de se présenter aux primaires républicaines dans le Colorado : Trump v. Anderson, 601 U. S. ____ (2024).
[6] « exclusive authority over the investigative and prosecutorial functions of the Justice Department and its officials » : Trump v. United States, p. 29.
[7] Id., p. 31-32.
[8] Id., p. 32.
[9] « most of a President’s public communications are likely to fall comfortably within the outer perimeter of his official responsibilities » : id., p. 37.
[10] « it was undertaken to ensure the integrity and proper administration of the federal election » : id., p. 34.
[11] « In my view, that conduct is private and therefore not entitled to protection. […] In short, a President has no legal authority—and thus no official capacity—to influence how the States appoint their electors. » : id., p. 63 (op. en partie concordante, A. C. Barrett).
[12] Ainsi, dans le procès de New York, le juge Juan M. Merchan a-t-il déjà reporté le prononcé de la peine au 18 septembre, la défense affirmant que l’arrêt de la Cour suprême remettait en cause la condamnation de Donald Trump.
[13] Trump v. United States, p. 63 (op. concordante, C. Thomas).
[14] United States of America v. Donald J. Trump, Waltine Nauta and Carlos de Oliveira, 15 juillet 2024, case no 23-80101-CR-CANNON.
Crédit photo : Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States, Public domain, via Wikimedia Commons.