Le souverain bien et le moindre mal

Par Jean-Marie Denquin

<b> Le souverain bien et le moindre mal </b></br></br> Par Jean-Marie Denquin

Depuis 1962, le régime de la Ve République a fonctionné selon une logique que la Constitution rendait possible sans l’impliquer nécessairement. L’élection au suffrage universel du Président a induit une bipolarisation qui s’est traduite par l’apparition d’une majorité parlementaire stable, phénomène inédit en France. Les électeurs choisissent donc les gouvernants et l’orientation politique du pays. Les élections présidentielles désignent un chef, les élections législatives confirment – présidentialisation – ou infirment – cohabitation – la prépondérance de celui-ci. Ce mécanisme s’est enrayé en 2024. Dans l’incertitude qui en résulte, un regard sur l’histoire constitutionnelle antérieure montre des configurations différentes. On peut donc envisager plusieurs modèles. Mais il faut observer que les systèmes alternatifs sont incompatibles avec un choix direct des gouvernants par les électeurs. Dans un système parlementaire sans majorité stable sortie des urnes, le gouvernement est désigné par les députés au gré de coalitions négociées entre les partis politiques et généralement précaires. Les électeurs n’ont donc ici qu’un pouvoir d’avant-dernier mot.

 

Since 1962, the Fifth Republic has operated according to a logic that the Constitution made possible without necessarily implying it. The election of the President by universal suffrage has led to bipolarization, resulting in the emergence of a stable parliamentary majority – an unprecedented phenomenon in France. Voters therefore choose the rulers and the country’s political direction. Presidential elections designate a leader, while legislative elections either confirm the leader’s preponderance (presidentialization) or invalidate it (cohabitation). This mechanism broke down in 2024. With the resulting uncertainty, a look at previous constitutional history reveals different configurations. Several models can therefore be considered, but it should be noted that alternative systems are incompatible with a direct choice of rulers by the electorate. In a parliamentary system with no stable majority at the ballot box, the government is appointed by MPs on the basis of coalitions negotiated between the political parties, which are generally precarious. Voters therefore have only the power of the penultimate word.

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

 

Dans le contexte de crise politico-institutionnelle que traverse actuellement la France, il est naturel de se demander ce qu’il serait souhaitable, ou du moins possible, de faire. Plusieurs réponses peuvent être envisagées mais aucune ne s’impose avec évidence : l’avenir est incertain, les hypothèses foisonnent et divergent, du probable à l’improbable, du meilleur au pire. Quelques constatations objectives paraissent cependant s’imposer.

 

Il convient d’abord de remarquer l’unanimité des acteurs à penser dans le cadre de la Ve République comme s’il était devenu impossible de concevoir une alternative à celui-ci. L’histoire constitutionnelle de la France montre cependant que d’autres logiques ont fonctionné, mal ou bien. Des modèles différents sont donc concevables. Mais la réduction du droit constitutionnel à sa dimension contentieuse a fait disparaitre des radars cette histoire, enseignée jadis, aujourd’hui oubliée. Il est d’ailleurs remarquable que, dans le débat actuel, le Conseil constitutionnel ne soit jamais évoqué. Or ce savoir désuet peut fournir d’utiles termes de comparaison. En outre il ne récusait pas a priori, par esprit de chapelle et sectarisme disciplinaire, les lumières que la science politique peut apporter au débat institutionnel. S’en souvenir peut donc aider à penser d’autres modèles, à montrer les conditions nécessaires que supposerait leur mise en œuvre et à prendre conscience des conséquences qu’impliquerait cette mutation.

 

Une première remarque s’impose. La Constitution du pays est demeurée formellement la même depuis 1958. Pourtant nous avons connu plusieurs Ve Républiques. De nombreux changements, formels et surtout informels, ont produit des systèmes différents, aux logiques divergentes mais bien individualisées : régime semi-présidentialisé, mais sans majorité jusqu’en 1962, puis fait majoritaire et présidentialisation de 1962 à 1986, période entrecoupée de trois cohabitations de 1986 à 2002, système fondé, depuis 2000, sur le quinquennat avec priorité de l’élection présidentielle, enfin crise larvée depuis 2022, ouverte depuis l’été 2024. Or, quelle que soit l’évidence de ce cataclysme, tous les acteurs politiques, les dirigeants qui gouvernent ou aspirent à gouverner, mais aussi les électeurs et les commentateurs qui prétendent éclairer ou forger l’opinion ont en effet en commun de penser exclusivement dans le cadre de la Ve République telle qu’elle est devenue au XXIe siècle. Cette tendance générale s’observe à plusieurs niveaux.

 

Les personnalités politiques qui aspirent au premier rang ne pensent qu’à l’élection présidentielle. Leur comportement serait incompréhensible si l’on ne percevait pas que, pour eux, la logique personnelle du scrutin décisif l’emporte sur la logique collective du parti. Le contraste est ici total avec les Républiques antérieures où un principe immanent mais rigoureux voulait qu’aucun individu ne sorte du lot. Une popularité excessive était mal vue, toute tentative pour s’adresser directement aux citoyens était considérée – crainte du pouvoir personnel ou jalousie corporative ? – comme une faute inexpiable. Les fortes personnalités furent marginalisées, de Gambetta à Mendès-France, et seule la guerre permit à Clemenceau de s’imposer : on s’en vengea en lui refusant l’Élysée[1]

 

Le cadre institutionnel de la Ve République a changé tout cela. Pour survivre, les formations politiques se sont pliées au nouvel ordre des choses. Leurs membres pensent que l’élection du chef à la magistrature suprême est la condition, nécessaire et suffisante, de leur influence et de leurs succès. Les fonctions traditionnelles des partis sont délaissées, notamment leur fonction programmatique : le Président a son programme. N’est-il pas d’ailleurs un programme à lui tout seul ? L’interdiction du cumul des mandats a d’autre part fortement aggravé les choses. Outre l’inexpérience de parlementaires élus sur le seul nom du Président, le fait qu’ils ne puissent chercher à conserver ou acquérir des mandats locaux les prive d’une capacité réelle à constater et transmettre aux instances dirigeantes les véritables réactions des citoyens à la politique menée.

 

Or, comme Pierre Avril l’a parfaitement montré dans deux textes très denses récemment publiés sur ce blog[2], pour la première fois depuis 1962 le suffrage universel n’a pas eu en 2024 le dernier mot dans la désignation des gouvernants, donc dans l’orientation de la politique nationale. La nouveauté de ce fait ne pouvait passer inaperçue des électeurs, même s’ils ne pouvaient conceptualiser clairement la nature et les conséquences du phénomène. Ici s’enracine manifestement l’idée des « élections volées » développée par les partis de gauche.

 

Il va de soi que cette thèse n’a aucun fondement juridique. L’article 8 de la Constitution pose laconiquement que « le  Président de la République nomme le Premier Ministre ». L’article 19 ajoute que cette désignation s’opère sans contreseing. Le choix du président de la République est donc absolument discrétionnaire. Il n’est pas inutile d’observer en outre que le comportement du chef de l’État fut en l’espèce, et quoi qu’on pense par ailleurs de sa personne et de son action, identique à ce qu’était la pratique observée en des circonstances analogues sous la IVe République. L’article 45 de la Constitution de 1946 posait en effet qu’« au début de chaque législature, le Président de la République, après les consultations d’usage, désigne le Président du Conseil. » L’individu choisi par le chef de l’État était alors qualifié de « Président du Conseil pressenti » ; il deviendrait investi s’il obtenait un vote de confiance à la majorité absolue des membres de l’Assemblée[3]. Le Président devait donc consulter et proposer un nom, qui était accepté ou rejeté par les députés. Cette procédure, ritualisée, avait suscité tout un vocabulaire : il fallait que les candidats possibles effectuent des « tours de piste » afin de « lever des hypothèques ». Autrement dit il fallait montrer aux candidats autodésignés, et qui s’opposaient par conséquent à la désignation de tout autre chef au poste de Président du Conseil, qu’ils allaient se heurter au veto intransigeant des partis rivaux. Cette opération menée à bien et l’hypothèque levée, d’autres candidatures pouvaient être envisagées. Or c’est exactement ce qu’a fait Emmanuel Macron jusqu’à ce qu’il ait trouvé un candidat qui ne serait pas – et n’a pas été – immédiatement censuré par l’Assemblée. Il est vrai qu’une différence existe entre les deux Républiques : sous la Ve, le candidat n’est pas pressenti mais nommé. Il peut donc, même immédiatement censuré, agir en tant que Premier ministre, expédier des affaires plus ou moins courantes et prendre des mesures règlementaires qui n’impliquent pas la signature du président de la République. Il semble que les candidats potentiels du NFP aient souhaité mettre en œuvre cette prérogative afin de prendre immédiatement certaines mesures figurant à leur programme. Mais, outre que l’on voit mal au nom de quoi une minorité d’élus représentant une minorité d’électeurs pourraient imposer aux majorités correspondantes des mesures destinées à flatter leur clientèle, celles-ci auraient été immédiatement abrogées par le premier gouvernement disposant d’une majorité parlementaire, même négative, à l’Assemblée. L’opération n’aurait donc pas dépassé le niveau de la pure gesticulation.

 

Il n’en demeure pas moins que l’argument des « élections volées » avait une certaine crédibilité politique pour une partie de l’opinion puisque celle-ci était habituée à ce qu’une consultation électorale confère le dernier mot au vainqueur, sans percevoir qu’en l’espèce personne ne l’avait emporté : le retour au paradigme désuet de la IVe République était difficilement compréhensible, et les partis de gauche ne pouvaient négliger cet argument facile bien qu’erroné, et cela d’autant plus qu’ils n’en avaient pas, ou ne voulaient pas, en avoir d’autres.

 

On touche donc ici à la vraie question : que faire pour sortir de l’ornière où le régime s’est embourbé ? Changer la Constitution ne parait actuellement ni possible ni nécessaire : le rapport des forces qui rend difficile la désignation d’un premier ministre rend également impossible un consensus sur toute modification des institutions. Il est symptomatique qu’en cette période de crise on évoque fort peu l’idée, naguère caressée, d’une VIe République. Peut-on d’autre part concevoir dans le système des alternatives au système ? La réponse à ces questions en implique une autre : si le régime de la Ve République en est venu à garantir que le suffrage universel ait toujours le dernier mot, cette fois mise à part, alors que l’objectif cherché par ses promoteurs était seulement de garantir l’efficacité du pouvoir, dont la condition la plus déterminante leur paraissait être la stabilité gouvernementale, quelle fut la cause de cette évolution ? À quelles conditions cet acquis démocratique – l’adjectif, si souvent galvaudé, parait ici pertinent – peut-il être conservé ?

 

Il faut en effet observer que, sous les deux précédentes Républiques, le dernier mot est rarement sorti des urnes. Sous la IIIe, qui a, pour la première fois, concilié le régime parlementaire et la forme républicaine du gouvernement, le seul cas indéniable parait le dénouement de la crise du 16 mai 1877. En cette occurrence, décisive mais unique, l’affrontement entre deux coalitions s’est achevé par la victoire totale de l’une sur l’autre. Alléguer un autre exemple parait difficile. En 1924 et 1932, la gauche a gagné les élections, mais, en 1926 et en 1934, elle a cédé la place à une autre coalition. En 1936, la victoire du Front populaire sur le Front national n’a pas empêché que le gouvernement du premier soit renversé et que l’Assemblée achève sa carrière en votant les pleins pouvoirs à Pétain.

 

Pourquoi et comment en est-il allé autrement sous la Ve République ? La réponse est moins simple qu’il n’y parait. L’élection au suffrage universel du président de la République y a certes joué un rôle, mais celui-ci ne fut pas exactement celui qu’on lui attribue généralement, car l’effet constaté n’eut rien d’automatique. Un élu au suffrage universel peut fort bien rester confiné dans un rôle symbolique et un chef désigné par une assemblée jouir d’un pouvoir sans partage. L’argument a permis de justifier a posteriori l’évolution présidentialiste du régime, mais il ne constitue pas une explication du processus constaté. La réalité est forcément plus complexe.

 

Dans une perspective causale, l’enchainement des circonstances parait avoir été le suivant. La réforme de 1962 fut adoptée par référendum, scrutin binaire par nature. En outre la question posée paraissait simple : les électeurs pouvaient y répondre sans s’appuyer sur les opinions des experts ou les consignes d’un parti. Un clivage s’instaurait donc : il y eut un vainqueur et un vaincu. Ce schéma fut prolongé par la rédaction du nouvel article 7 de la Constitution, au terme duquel seuls deux candidats sont admis à se présenter au second tour : le vainqueur obtient nécessairement une majorité absolue. Une matrice de bipolarisation était ainsi créée, et le coup de théâtre des élections législatives subséquentes en fut l’application immédiate. Il en est résulté un phénomène inédit, baptisé sur le tas du nom peu éclairant de « fait majoritaire ». Ses conséquences ne furent pas immédiatement conceptualisées : à des majorités parlementaires endogènes, c’est-à-dire négociées au sein des assemblées sous forme de coalitions variables et précaires entre les groupes politiques, se substituaient des majorités exogènes, c’est-à-dire constituées par référence à une réalité extérieure à l’Assemblée. Elles pouvaient donc être qualifiées sans absurdité de présidentielles. Par contrecoup, les élections législatives prenaient un nouveau sens : elles confirmaient ou infirmaient le résultat des élections présidentielles. Quelle que soit leur issue, présidentialisme ou cohabitation, les élections se faisaient par rapport au chef de l’État et désignaient par conséquent un camp victorieux : le dernier mot sortait des urnes. En 2000 et 2001, le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral – le premier n’aurait pas eu le même impact sans la seconde – visaient à pérenniser le système en exorcisant le spectre de la cohabitation : une assemblée sur mesure était mécaniquement offerte, pour la durée de son mandat, au Président élu. On sait que cette innovation s’est avérée catastrophique. Le dernier mot appartenait toujours au suffrage universel mais le système, verrouillé pour cinq ans, perdait toute flexibilité. Il était inévitable qu’il rompît.  En 2024 le mécanisme s’est enrayé.

 

Retracer la généalogie du mal est nécessaire pour envisager une thérapeutique. Cette démarche permet d’identifier certaines causes des dérapages, prévisibles, non prévus mais constatés. Cette démarche n’est toutefois pas suffisante, car on peut hésiter entre plusieurs stratégies. L’une vise à restaurer – replâtrer ? – le système, l’autre à en modifier la logique. L’une et l’autre comportent des degrés.

 

On peut, en premier lieu, compter sur une sorte de rééquilibrage automatique, organique pour ainsi dire, du système : le régime trouverait en lui-même les instruments de sa guérison. La situation est actuellement bloquée puisque le Président ne peut dissoudre l’Assemblée et qu’il n’existe aucun moyen de l’obliger à démissionner – mais il est possible d’attendre et d’espérer. Au terme d’une période pénible mais courte, une nouvelle dissolution fournirait une issue : cohabitation ou démission. Comme tout a une fin et qu’Emmanuel Macron ne se représentera pas, rien n’exclut a priori un retour à la normale. Il convient donc d’attendre le prochain scrutin présidentiel et de mettre des cierges à l’Être suprême – Dieu laïc – pour que s’ensuive une majorité parlementaire, hostile ou favorable à l’élu. Le champ des possibles serait ouvert : on pourrait soit laisser les choses en l’état, soit pérenniser le découplage des élections présidentielles et législatives impliqué par la récente dissolution, soit changer le mode d’élection du chef de l’État. Toutes ces hypothèses sont défendables, toutes soulèvent des espoirs et des objections, mais rien n’est sûr, pas même le pire.

 

Mais on peut aussi envisager le recours à un autre paradigme : non plus un changement dans le système mais un changement du système. L’accoutumance au régime de 1958 et au « fait majoritaire » occulte toute autre hypothèse, mais l’histoire montre qu’il n’en fut pas toujours ainsi. La force des choses n’imposera-t-elle pas une remise en cause de cette fatalité ? À une époque pas si lointaine, il était possible d’envisager d’autres modes de répartition des pouvoirs. Rien ne prouve qu’ils étaient meilleurs, mais il n’est pas inutile d’observer qu’ils étaient différents.

 

On pourrait relire, par exemple, le volume de Mélanges offert à Maurice Duverger en 1987[4]. À l’époque, le dédicataire de l’ouvrage est au sommet de sa gloire. L’alternance de 1981 a profondément modifié le regard porté sur le régime : celui-ci n’exclut pas la victoire d’un Président de gauche. La cohabitation de 1986 va renouveler les interrogations sur le fonctionnement du système, mais les contributions remarquables que l’on va citer sont antérieures à l’événement :  celui-ci n’est encore que prévisible. Elles éclairent paradoxalement la problématique actuelle.

 

L’article de Jean-Louis Quermonne pose une question étrange : « Existe-t-il des solutions de rechange à l’alternance ? »[5] . S’appuyant sur un ouvrage de Maurice Duverger, La République des citoyens[6], l’auteur montre que pour ce dernier l’alternance au pouvoir de deux coalitions opposées – la droite et la gauche, pour faire court – constitue la meilleure forme du gouvernement démocratique. Une phrase sonne étrangement juste dans la perspective actuelle : « Quand le centre est au pouvoir, il est condamné à l’impuissance et il use lentement les fondements du régime. Quand le centre est brisé par la bipolarité, la droite et la gauche sont obligées d’appliquer une politique modérée, c’est-à-dire orientée vers lui, à moins de perdre les élections suivantes. Tel est le paradoxe du centre : il ne gouverne réellement que quand il n’existe pas. »[7] N’est-ce pas là l’exact scénario de la débâcle du macronisme et de l’usure du système qui en résulte ? La solution n’est-elle pas le retour à une alternance où il conviendrait seulement – mais c’est évidemment toute la question – de marginaliser les extrêmes ? Ce serait revenir à la Troisième force de la IVe République. Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, longtemps considéré comme l’arme la plus efficace contre les partis extrémistes – ils ne peuvent par définition obtenir des renforts que d’un côté de l’éventail politique – n’a réussi qu’à moitié en 2024 : il a négativement empêché la victoire de l’extrême droite mais n’a pas assuré la victoire du centre. Un scrutin proportionnel sans prime majoritaire ne constituerait-il pas, paradoxalement, un moyen d’ôter toute chance aux extrêmes d’obtenir une majorité absolue, ce qui les priverait du chantage qu’ils exercent sur les centres ?

 

L’article de René Rémond, « Sur une idée fausse : la gauche écartée du pouvoir »[8], développe une hypothèse inverse. Il distingue deux types d’alternance : une petite alternance, où se succèdent la droite et la gauche, et une grande alternance qui oppose au modèle précédent, bipolaire, un système multipolaire dans lequel le centre, uni, gouverne contre les extrêmes. Ce qui, pour Duverger, constitue « l’éternel marais »[9], matrice d’immobilisme et de démoralisation des citoyens, est regardé ici comme le meilleur rempart contre les dérives extrémistes.

 

Ces modèles, apparemment désuets – le premier parait impossible dans la conjoncture, le second a échoué – éclairent néanmoins la problématique contemporaine, car ils mettent en valeur les conséquences inverses mais également néfastes de la bipartition et de la tripartition de l’éventail politique. Mais ils éclairent aussi le caractère inéluctable du choix auquel nous sommes confrontés.

 

Vu sous cet angle, le passé éclaire le présent car il implique une question fondamentale. Il faut en sortir, mais pour quoi faire, et à quel prix ? Accepte-t-on un régime parlementaire, dont les avantages sont indéniables. Il permet de gouverner au centre, et donc de marginaliser les extrêmes. Ce serait, la mise en œuvre de la « grande » alternance décrite par René Rémond, avec le risque, pointé par Maurice Duverger, d’un retour à la stagnation du marais. Le suffrage universel n’aurait plus le dernier mot. Comme sous les précédentes Républiques, le suffrage n’aurait que l’avant-dernier mot : il distribuerait les cartes à ses élus, mais ceux-ci formeraient les équipes gouvernantes, en changeraient à leur gré sans contrôle des électeurs et joueraient seuls la partie. On peut soutenir, comme le faisait Georges Burdeau, que les parlementaires sont susceptibles de sentir les évolutions de l’opinion et de mettre promptement un terme aux dérives que risque toujours d’engendrer un pouvoir assuré de gouverner jusqu’à une échéance fixée mais lointaine. L’argument n’est pas négligeable. Il a certainement correspondu dans le passé, parfois, à une réalité. La méthode permettrait aussi de rendre un contenu à l’idée d’une responsabilité de l’exécutif. Il n’en reste pas moins qu’il aboutit à conférer aux parlementaires, authentiques représentants au sens ancien du terme, la capacité discrétionnaire d’interpréter les mouvements de l’opinion, et l’on peut douter qu’ils exercent ce privilège en toute impartialité.

 

Faut-il à l’inverse restaurer le système inauguré en 1962, avec alternance et présidentialisation ? L’échec de Macron ne prouve-t-il pas que le centre n’est atteint, comme le disait Duverger, que par la succession des contraires ? La question est posée.

 

Mais il faut choisir. La seule certitude est que l’on ne peut avoir les deux, car ces systèmes sont exclusifs l’un de l’autre. Dans le modèle dominant depuis 1962, la bipolarisation, matrice de majorité absolue, permet aux électeurs de déterminer qui gouverne. Dans un régime parlementaire, la règle et l’exception s’inversent : la multipolarisation et l’absence de majorité sont probables. Les députés font et défont les coalitions, par nature précaires. Il est simpliste de réduire les conséquences de l’absence de majorité parlementaire au problème de l’instabilité gouvernementale. Cette absence implique que les électeurs n’ont plus le dernier mot sur la désignation des gouvernants et l’orientation politique du pays.

 

On ne peut cumuler tous les avantages. La sagesse serait, dans une conjoncture donnée, de choisir le moindre mal.

 

 

 

[1] Sur ce thème, voir, dans l’ouvrage dirigé par L. Hamon et A. Mabileau, La personnalisation du pouvoir (PUF, 1964), la contribution de Marcel Prélot, « La dépersonnalisation du pouvoir sous la III République », p. 262-284.

Maurice Duverger dit également que « toute renommée doit venir seulement de l’appartenance à [un] corps illustre ». Mais il note aussi que le phénomène inverse s’observe au niveau local « où l’homme comptait beaucoup plus que l’étiquette du parti » (ibid., p. 424 et 425).

[2] Voir P. Avril, « Une analyse structurale de la Ve République. Etat des lieux » (Blog Jus politicum, 2 sept. 2024) et « Analyse structurale de la Ve République (suite et fin) » (Blog Jus politicum, 23 sept. 2024).

[3] Tel est le texte initial. Après la révision de 1954, il n’était plus question d’investiture mais « d’obtenir [la] confiance [de l’Assemblée Nationale] sur le programme et la politique qu’il compte poursuivre ».

[4] Droit, institutions et systèmes politiques, PUF.

[5] Ouv. cit., p. 379-391.

[6]  Éd. Ramsay, 1982.

[7] Duverger, p. 282. Mélanges, p. 381

[8] Mélanges, p. 393-404.

[9] Maurice Duverger, « L’éternel marais, essai sur le centrisme français », Revue française de Science politique, 1964, n° 1

 

Crédit photo : Kevin Bernardi / Sport & Société / CC BY-NC-ND 2.0