« L’AFFAIRE MARINE LE PEN » (2/2) Les conséquences redoutables d’une hypothétique peine d’inéligibilité exécutoire par provision Par Camille Aynès
À supposer que dans l’affaire « Marine le Pen », la juridiction de jugement suive les réquisitions du Parquet et prononce une peine complémentaire d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire pour une durée de cinq ans, quels en seront les effets sur les mandats en cours et convoités par Mme le Pen ? En d’autres termes, quel impact cette peine aurait-elle sur son mandat actuel de membre de l’Assemblée nationale et sur sa candidature à la prochaine présidentielle ?
Assuming that, in the ‘Marine le Pen’ case, the trial court follows the prosecution’s submissions and imposes an additional sentence of ineligibility with provisional execution for a period of five years, what effect will this have on Ms le Pen’s current and future mandates? In other words, what impact will this sentence have on her ongoing mandate as a member of the National Assembly and on her candidacy for the next presidential election?
Par Camille Aynès, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre
À supposer que dans l’affaire « Marine le Pen », la juridiction de jugement suive les réquisitions du Parquet et prononce une peine complémentaire d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire pour une durée de cinq ans, quels en seront les effets sur les mandats en cours et convoités par Mme le Pen ? En d’autres termes, quel impact cette peine aura-t-elle sur son mandat actuel de membre de l’Assemblée nationale et sur sa future candidature à la magistrature suprême ?
De façon contre-intuitive, en raison d’une interprétation troublante du Conseil constitutionnel quant aux conséquences de l’exécution par provision sur les mandats de parlementaires en exercice, les réponses à chacune de ces deux questions diffèrent. Sans incidence aucune sur le mandat de député de Mme Le Pen (I), l’unique conséquence du choix d’assortir le prononcé de la peine d’inéligibilité d’une déclaration d’exécution par provision serait d’écarter celle qui a remporté plus de 41% des voix en 2022 de la prochaine présidentielle (II). Choix difficile à assumer au regard de son effet « dévastateur1 » sur le jeu démocratique … On peut alors s’attendre à ce que la singularité de la « personnalité de l’auteur » joue exceptionnellement en sa faveur et justifie que la juridiction de jugement prenne ses distances avec les réquisitions du ministère public (III).
I. L’absence de conséquences sur son mandat actuel de député
« Déchéance de plein droit », « démission d’office », etc.
Lorsqu’une personne, investie d’un état ou d’une fonction, vient à perdre une qualité sans laquelle elle n’aurait pu initialement en être investie ou chargée (en l’espèce l’éligibilité), l’état ou la fonction cessent logiquement de plein droit. L’inéligibilité emporte ipso facto – autrement dit, inclut – la perte du droit d’exercer une fonction publique élective qui s’applique aux mandats en cours quels qu’ils soient. On comprend dès lors que selon les termes employés par l’article L.O. 136 du code électoral, le Conseil Constitutionnel se limite à « constater » la déchéance du mandat de parlementaire résultant du prononcé d’une peine d’inéligibilité, à la requête du ministère public près la juridiction qui a prononcé la condamnation ou du garde des Sceaux. Pour les députés européens, le Premier ministre se borne pareillement à « constater » par décret que l’inéligibilité met fin au mandat de représentant au Parlement européen. Pour les élus locaux enfin, leur démission d’office est déclarée par le préfet.
La seule marge de manœuvre dont dispose en principe ces différents acteurs consiste à refuser de constater les effets de la peine complémentaire d’inéligibilité sur les mandats concernés tant que la condamnation n’a pas acquis un caractère définitif. Cette interprétation conforme au principe posé par l’article 708 c. proc. pén. et à l’effet suspensif des recours devrait cependant ne pas s’appliquer dès lors que la peine d’inéligibilité a été assortie de l’exécution provisoire.
Deux poids, deux mesures : l’interprétation contra legem du Conseil constitutionnel
À cet égard, il est absolument remarquable que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État donnent tous deux une lecture diamétralement opposée des mêmes dispositions selon que l’on ait affaire à des parlementaires, pour le premier, ou à des élus locaux, pour le second. Dans une jurisprudence constante, la juridiction compétente pour connaître du contentieux de l’(in)éligibilité des titulaires de mandat électifs locaux fait une application stricte des dispositions applicables. Le Conseil d’État juge ainsi que « la privation du droit d’éligibilité en vertu d’une condamnation dont le juge pénal a décidé l’exécution provisoire lie le représentant de l’État et lui impose de prendre une décision de démission d’office des mandats qui seraient détenus par l’intéressé2 ». On ne saurait être plus clair.
À l’inverse, faisant une interprétation contra legem3 des dispositions du code de procédure pénale concernées, le Conseil constitutionnel, depuis l’affaire Flosse (2009)4, sursoit à statuer, voire rejette5 toutes les demandes du ministère public ou du garde des Sceaux tendant à la constatation de la déchéance de plein droit du mandat de député ou de sénateur par suite du prononcé de peines complémentaires d’inéligibilité assorties de l’exécution provisoire. On ne peut en particulier que rester interdit de la lecture que le Conseil donne de l’article 506 c. proc. pén. selon lequel « pendant les délais d’appel et durant l’instance d’appel, il est sursis à l’exécution du jugement, sous réserve des dispositions des articles 471 […] » relatives à l’exécution par provision. Ainsi notamment de sa décision concernant le sénateur M. Guérini (2021), condamné pour prise illégale d’intérêt à une peine de ce type pour cinq ans. Le Conseil constitutionnel a affirmé en l’espèce que dans la mesure où « il résulte de l’article 506 du code de procédure pénale qu’il est sursis à l’exécution du jugement du tribunal judiciaire pendant les délais et durant l’instance d’appel », alors « l’exécution provisoire de la sanction privant M. G. de son droit d’éligibilité [était] sans effet sur le mandat parlementaire en cours, dont la poursuite dépend de la seule exécution du jugement6 ». D’après ce raisonnement, l’exercice d’une voie de recours suspenderait l’exécution de la décision d’exécution provisoire … – ou à tout le moins ses effets.
Comme la doctrine l’a relevé à l’unanimité, « cette solution est l’exact contraire de ce qu’est l’exécution provisoire, le Conseil constitutionnel se fondant sur le seul principe de l’effet suspensif de l’appel, alors que l’exécution provisoire en constitue une exception7 ». Lorsque le législateur, organique ou ordinaire, souhaite qu’une inéligibilité ne produise pas d’effet sur les mandats en cours, il en dispose expressément. Il en va notamment de la sorte lorsque cette sanction est prononcée par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques ou par le juge de l’élection en cas de fraude : en cas de violation des règles relatives aux comptes de campagne, le Conseil constitutionnel a la faculté (et non l’obligation) de déclarer le candidat inéligible (art. L.118-3 c. élect.). L’article L.O. 136 c. élect. ne prévoit pas pareille exception.
Échappant à la raison en droit, les décisions du Conseil constitutionnel ne pourraient le cas échéant s’expliquer qu’en opportunité, au regard des conséquences fâcheuses et irréversibles qui résulteraient d’une application littérale des dispositions en cause. Fâcheuses dès lors que la déchéance d’un mandat parlementaire n’entraîne pas le remplacement de l’élu par son suppléant mais implique l’organisation d’élections partielles dans un délai de trois mois (art. L.O. 178 c. élect.). Irréversibles puisqu’aucune voie de réintégration n’est prévue en cas de décision infirmant la condamnation. Il y a ainsi des raisons de penser qu’ « en catimini8 », par une confusion de ses différentes fonctions puisqu’il n’était pas saisi de questions prioritaires de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel ait corrigé la loi qui « mène à ce qu’une sanction puisse être appliquée avec des conséquences irréversibles, alors même que la décision qui l’a prononcée n’est pas encore définitive9 », au regard de sa (possible) inconstitutionnalité.
Si des doutes demeurent ainsi quant au sens à donner à ces décisions10, leur issue est à l’inverse certaine. En l’état actuel de la jurisprudence constitutionnelle, l’éventuel prononcé, par le tribunal correctionnel de Paris, d’une peine d’inéligibilité exécutoire par provision sera sans effet sur le mandat de membre de l’Assemblée nationale de Mme Le Pen qui restera député. Tant que sa condamnation n’aura pas acquis un caractère définitif, le Conseil constitutionnel rejettera toute demande tendant à ce que sa déchéance soit constatée. Tout autre sera en revanche son sort quant à sa possibilité d’être candidate à la prochaine présidentielle.
II. Une candidature à la prochaine élection présidentielle compromise
Sur le sujet, certains avocats11 ont considéré qu’un débat juridique pourrait naître de la question d’une possible extension de la jurisprudence Guérini relative aux mandats nationaux en cours, à l’éligibilité aux mandats nationaux futurs : « le Conseil constitutionnel pourrait retenir que la peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité ne produit d’effet, tant à l’égard d’un mandat en cours que d’un scrutin à venir, qu’à la condition d’avoir acquis un caractère définitif, quand bien même elle aurait été assortie de l’exécution provisoire12 ». Ce débat serait d’autant plus fondé selon eux que la comparaison des formulations retenues dans les décisions Flosse (2009) et Guérini (2021) serait le signe d’une possible évolution. Là où la tournure employée dans la première indiquerait que le Conseil constitutionnel admettait par le passé que nonobstant l’exercice d’une voie de recours suspensive, il y avait bien application immédiate de la peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire (mais absence d’effet de celle-ci sur le mandat parlementaire), celle utilisée dans la seconde suggèrerait qu’il serait désormais sursis dans pareil cas à l’exécution de l’inéligibilité elle-même – d’où l’absence d’effet sur le mandat. En d’autres termes, la peine complémentaire d’inéligibilité, même assortie de l’exécution provisoire, serait elle aussi suspendue par l’effet du recours …
Cette lecture de la décision Guérini qui laisserait entendre que Mme Le Pen pourrait ne pas être empêchée d’être candidate à la prochaine présidentielle nous semble fortement contestable. Le Conseil constitutionnel continue de bien distinguer, dans cette dernière décision, la peine complémentaire d’inéligibilité, immédiatement applicable, de ses effets – ou plutôt de ses absences d’effets – sur les mandat en cours.
Dans l’hypothèse où la 11e chambre correctionnelle viendrait à suivre les réquisitions du parquet, Marine le Pen resterait donc député mais deviendrait inéligible à tout nouveau mandat quel qu’il soit. Elle le deviendrait à compter de la date du jugement et durant toute l’instance d’appel. Allant plus loin encore dans le temps, Jacques-Henri Robert relève que l’exécution provisoire continuerait de priver la prévenue de la possibilité de se présenter à l’élection présidentielle « malgré une réformation du jugement du tribunal par la cour d’appel13 ».
III. Des conséquences à prendre en compte par la juridiction de jugement, en amont ?
On saisit, à l’énoncé de ces conséquences, combien « l’acte de juger est terrifiant14 ». Il l’est d’autant plus lorsque lesdites conséquences sont irrémédiables et qu’elles concernent, au-delà de l’intéressée, les millions de voix de Français. Est-il concevable, dès lors, que le tribunal correctionnel en tienne compte et qu’il se fonde sur la singularité de « la personnalité de l’auteur » des faits pour décider sinon d’écarter le prononcé même de la peine d’inéligibilité, du moins d’en réduire la durée ou de ne pas l’assortir de l’exécution par provision ? Plutôt que d’aggraver la peine prononcée, le fait que le détournement de fonds publics ait été commis par une personnalité politique dont le parti est le premier en nombre d’élus à l’issue des dernières élections législatives pourrait-il jouer en sa faveur ?
On se souvient que, dans une autre affaire d’emplois fictifs, ceux de la ville de Paris, la Cour d’appel de Versailles, tout en confirmant la culpabilité de Monsieur Juppé, l’avait relevé de l’inéligibilité automatique de dix ans qu’entraînait sa condamnation pour prise illégale d’intérêt15. Elle avait prononcé, à titre de peine complémentaire, une inéligibilité d’un an. La doctrine avait fait part de ses doutes quant à la solidité juridique de cet arrêt qui pourrait avant tout s’expliquer par la « mort politique » qu’une inéligibilité de dix ans eût entraînée pour l’intéressé. Il est à noter toutefois dans cette espèce qu’à la différence de celle de Mme le Pen, le parquet de la Cour d’appel avait lui-même considérablement réduit les réquisitions en demandant deux ans d’inéligibilité.
Il est vrai également que les statistiques communiquées par le ministère de la Justice depuis 2017 vont dans un sens défavorable à la prévenue puisqu’elles démontrent qu’en dépit de la latitude offerte aux juridictions, aucune des condamnations pour détournements de fonds publics prononcées jusqu’à l’année 2022 incluse16 n’a donné lieu à une décision visant à écarter la peine obligatoire d’inéligibilité. Il est tout aussi vrai que, comme indiqué dans un précédent billet, la chambre criminelle a expressément souligné en 2023 que c’était précisément au vu de « la volonté [du condamné] de se présenter à nouveau devant les électeurs » que « l’effectivité et le sens de la peine [complémentaire d’inéligibilité] justifi[ai]ent le prononcé de l’exécution provisoire17 ». Régulièrement déclarée18, l’exécution provisoire dans l’affaire Marine le Pen répondrait de la même manière à l’ « objectif d’intérêt général visant à favoriser l’efficacité de la peine19 ».
Ces quelques observations témoignent de ce que contrairement aux allégations faites ces derniers jours, les réquisitions du parquet sont loin d’être inédites – à ceci près qu’elles concernent pour la première fois une personnalité politique de premier plan, candidate déclarée à la présidentielle et qui a des chances réelles de l’emporter. Il se pourrait alors que le tribunal correctionnel ne reste pas totalement sourd à l’argument de la défense selon lequel l’exécution provisoire s’apparenterait à une « arme de destruction massive du jeu démocratique20 », arme disproportionnée dès lors qu’elle produirait des « effets irréparables » et limiterait de fait le choix « de plus de 13 millions d’électeurs ». Si l’on peut s’attendre à ce qu’une peine complémentaire d’inéligibilité soit bien prononcée – qu’elle soit facultative ou obligatoire –, une incertitude plane donc sur l’usage qui sera fait ou non de l’article 471 al. 4 du code de procédure pénale. Le lecteur devra attendre le 31 mars 2025 pour que le doute soit levé.
1 S. Dyens, « La peine complémentaire d’inéligibilité au risque de l’exécution provisoire », AJ Collectivités Territoriales, 2022, p. 494.
2 CE, 14 avril 2022, n° 456540 (nous soulignons). V. égal. CE, 20 juin 2012, n° 356865, Lebon p. 249.
3 En ce sens, v. G. Chétard, « Le mandat de Schrödinger. Observations sous Cons. const., déc. n° 2021-26 D du
23 nov. 2021 », AJ Pénal, 2022, p. 99.
4 Cons. const., déc. n° 2009-21S D du 22 oct. 2009 (pour un sursis à statuer concernant le sénateur M. G. Flosse).
5 Cons. const., déc. n° 2021-26 DC du 23 nov. 2021 (pour un rejet de la demande concernant le sénateur M. J.-N Guérini) ; déc. n° 2022-27 DC du 16 juin 2022 (pour un rejet de la demande concernant le député M. M. Fanget).
6 Cons. const., déc. n°2021-26 DC, cit. (cons. 4).
7 S. Dyens, « La peine complémentaire d’inéligibilité au risque de l’exécution provisoire », art. cité.
8 G. Chétard, « Le mandat de Schrödinger … », art. cité.
9 Ibid.
10 Nous remercions Yan Carpentier pour ses éclairages.
11 V. É. Landot, « Éventuelle inéligibilité de Mme Marine Le Pen : en droit, non, ce n’est pas si simple que cela… », 15 nov. 2024, Blog Landot avocats.
12 « La peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité et son exécution provisoire », 14 nov. 2024, Seban avocats.
13 J.-H. Robert, « Affaire Le Pen, inéligibilité et exécution provisoire : ce que dit vraiment le droit », Le Club des juristes, 22 nov. 2024.
14 Ibid.
15 CA Versailles, 1er déc. 2004, Alain Juppé et autres, n° 04/00824.
16 Pour l’année 2023, les chiffres restent provisoires. Sur ces statistiques, v. « Risque d’inéligibilité de Marine Le Pen : les réquisitions visant la responsable du RN sont-elles particulièrement sévères ? », 19 nov. 2024, Libération.
17 Cass. crim., 23 août 2017, n° 17-80.459.
18 Rien que ces derniers mois, l’ancien maire de Toulon, Hubert Falco, mais aussi le bras droit de l’ancien maire de Colmar, Joël Munsch, ou encore deux maires de Seine-et-Marne, Jean-François Oneto et Sinclair Vouriot ont tous été condamnés à des peines complémentaires d’inéligibilité avec exécution provisoire.
19 V. not. Cass. crim., 21 sept. 2022, n° 22-82.377 et notre précédent billet.
20 Propos de la défense rapportés dans « Procès des assistants parlementaires du FN : la défense de Marine Le Pen plaide contre “l’élimination politique” ; le verdict sera rendu le 31 mars », Le Monde, 27 nov. 2024.
Crédit photo : Bureau de presse et d’information de la présidence russe / Kremlin / CC BY 4.0