Y a-t-il des juristes au Conseil constitutionnel ? Une tentative en vue de dissiper un malentendu

Par Benjamin Fargeaud

<b> Y a-t-il des juristes au Conseil constitutionnel ? Une tentative en vue de dissiper un malentendu </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

Les vagues de nominations au Conseil – ainsi que les polémiques qui les accompagnent – se suivent et se ressemblent. La focalisation des débats autour de la nomination de « juristes » au Conseil constitutionnel semble toutefois éclipser une question cruciale : quel type de « juristes » veut-on pour le Conseil ? De fait, il y a bel et bien des juristes au sein de l’institution. Ces derniers, largement issus de la haute fonction publique, représentent toutefois une catégorie particulière de spécialiste du droit. Leur surreprésentation, couplée avec la nomination de profils « politiques », conduit à une forte homogénéité de la culture juridique régnant au Conseil. Cette homogénéité – qui ne sera que renforcée par les nominations récemment annoncées – renforce l’inertie de l’institution face aux critiques et donc, à terme, son immobilisme.

 

Waves of appointments to the Conseil – and the controversies that surround them – come and go. However, the current focus on the appointment of “jurists” to the Conseil constitutionnel seems to overshadow a crucial question: what kind of “jurists” do we want at the Conseil? In fact, there are jurists within the institution. The latter, largely drawn from the senior civil service, nevertheless represent a special category of legal specialist. Their over-representation, coupled with the appointment of “political” profiles, leads to a high degree of homogeneity in the legal culture reigning at the Conseil. This homogeneity – which will only be reinforced by the recently announced appointments – consolidates the institution’s inertia in the face of criticism and, ultimately, its immobility.

 

Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’université de Lorraine

 

 

 

Malgré un scénario pour le moins répétitif, la prochaine vague de nominations au Conseil constitutionnel a d’ores et déjà fait couler beaucoup d’encre. Le combat inégal oppose les protagonistes habituels. D’un côté, la doctrine s’insurge contre la nature des profils sélectionnés tandis que, de l’autre côté, les autorités de nomination semblent ne pas percevoir le problème. Une part du malentendu réside vraisemblablement dans la détermination de ce qu’est un « juriste ». Pour la doctrine, le Conseil manque de juristes de métier. Pour le Conseil et ses défenseurs, au contraire, la composition de l’institution comporte déjà suffisamment de juristes pour que l’on puisse se permettre d’y nommer des personnalités ayant une expérience différente. Cette position a été défendue récemment par Alain Juppé, à l’occasion de propos rapportés par voie de presse : selon le conseiller constitutionnel, sur les neufs membres actuels du Conseil, « trois sont issus du Conseil d’État, deux ont été avocats pendant quinze ans de leur vie et une magistrate, ancienne procureur générale près d’une cour d’appel. Cela fait six membres juristes incontestables »1. Si l’on ajoute à cela le fait que la présence d’hommes et de femmes politiques serait nécessaire à raison de leur expérience, on peut en déduire que la composition actuelle de l’institution serait, selon ses défenseurs, optimale. A contrario, la doctrine dénonce le fait que les nominations feraient la part trop belle aux liens politiques2. Elle souligne également que l’absence de qualification juridique exigée des futurs membres aboutit à écarter les « vrais juristes » du Conseil3. Elle s’inquiète, enfin, du fait que cette situation mettrait à terme la légitimité de l’institution en péril4.

 

Ces différentes appréciations quant au poids des juristes au sein de la composition du Conseil étant incompatibles les unes avec les autres, il y a nécessairement un malentendu. C’est ce dernier que la présente contribution souhaiterait contribuer à résoudre. Tout l’enjeu porte nécessairement sur la qualification de « juriste », dont le caractère accueillant permet de parer une partie des critiques adressées au Conseil. Essayons de clarifier les choses : s’il y a bien évidemment des juristes au Conseil, ceux-ci représentent majoritairement une catégorie très spécifique au sein de cette corporation. C’est le devoir de la doctrine que de le faire observer, dans la mesure où cette composition joue vraisemblablement un rôle important dans l’inertie du Conseil constitutionnel face aux critiques qui lui sont répétitivement adressées.

 

 

Y a-t-il des juristes au Conseil ?

Accordons ce point aux défenseurs du Conseil : si l’on entend par juriste quelqu’un qui a reçu une certaine formation juridique ou qui peut revendiquer une certaine pratique du droit au cours de sa carrière, il y a évidemment des juristes au Conseil. Même en retenant une définition plus stricte, on ne manquera pas de concéder que l’institution compte des juristes éminents dont l’expérience est hors de cause. En examinant la composition actuelle du Conseil, il est ainsi possible d’identifier plusieurs types de membres : certains ont été nommés en raison de leur parcours politique mais sont des haut fonctionnaires de formation (Laurent Fabius et Alain Juppé), d’autres ont été nommés du fait de leur parcours politique mais peuvent se prévaloir de leur profession d’avocat (Jacques Mézard et François Pillet), d’autres enfin sont des juristes de métier qui ont évolué dans les sphères de la haute fonction publique (Michel Pinault, Corinne Luquiens, François Séners et Véronique Malbec). Seule Jacqueline Gourault fait figure ici véritablement d’outsider, dans la mesure où seules ses fonctions de parlementaire et de ministre semblent l’avoir qualifiée pour le Conseil. Il serait donc excessif de prétendre qu’il n’y a pas de juriste expérimenté au Conseil. Mais la question n’est pas véritablement là.

 

 

Qui sont les juristes siégeant au Conseil ?

Les juristes siégeant au Conseil représentent un type particulier de juriste : issus de la haute fonction publique, leur carrière est bien souvent étroitement mêlée à la sphère politique, qu’il s’agisse de l’exécutif ou de l’institution parlementaire. C’est vrai de ceux qui ont été formés comme haut fonctionnaire avant d’embrasser une carrière politique (comme Laurent Fabius et Alain Juppé), mais également de ceux qui sont demeurés des hauts fonctionnaires. Les conseillers d’État siégeant actuellement au Conseil se distinguent ainsi par le fait qu’ils ont fait une grande partie de leur carrière en cabinets ministériels (comme François Séners) ou par le fait qu’ils en ont réalisé l’essentiel entre la section de l’administration du Conseil d’État et le secteur privé (comme Michel Pinault). Corinne Luquiens a réalisé quant à elle sa carrière au sein de l’Assemblée nationale, trajectoire couronnée par l’accession au poste de secrétaire générale de l’Assemblée. Véronique Malbec est certes magistrate, mais son parcours témoigne du fait qu’elle a alterné entre des fonctions au parquet et des fonctions en administration centrale, jusqu’à accéder aux fonctions de directeur de cabinet du Garde des Sceaux. Autrement dit, l’opposition courante entre « politiques » et « juristes » pour analyser la composition du Conseil constitutionnel tend à occulter un fait important, à savoir la prépondérance actuelle de la haute fonction publique au sein de l’institution. Par formation ou par carrière, la plupart de ses membres sont marqués par la culture juridique propre à la haute fonction publique, laquelle se traduit par un certain rapport au droit et aux institutions. Cette culture a sa technique, à savoir le droit comme outil de l’action publique. Elle a aussi ses objectifs, lesquels résident souvent davantage dans la recherche d’un ordre social acceptable par tous que dans la défense à tout prix des grands principes libéraux5. Elle est également très empreinte de considérations politiques, puisque cette haute fonction publique a la particularité d’être en contact constant avec la sphère politique : la plupart du temps, elle est toutefois son conseil et non son juge, ce qui est absolument capital pour l’aspect qui nous intéresse ici – à savoir la composition d’une institution qui se veut une juridiction constitutionnelle.

 

De fait, cette catégorie de juristes joue un rôle capital dans le fonctionnement de l’État en France et il est fort logique qu’elle soit représentée, aujourd’hui comme hier, au Conseil constitutionnel. Le problème est plutôt la situation de quasi-monopole dans laquelle elle se retrouve actuellement – ce qui n’a pas été toujours le cas dans l’histoire de l’institution. Cela traduit le fait que les autorités de nomination sélectionnent leurs candidats dans les cercles politiques ou au sein de l’élite politico-administrative qui gravite autour de ces cercles. Ces choix ne sont pas surprenants et on peut imaginer sans peine que les autorités de nomination les estiment amplement justifiés. Il revient toutefois aux universitaires de souligner que ces choix ne sont pas sans conséquence.

 

 

Quelles sont les conséquences du choix de ce type de profil ?

Il est possible d’en énumérer au moins deux. Premièrement, ce choix écarte mécaniquement d’autres profils de juristes très différents. Songeons ici à des magistrats – judiciaires ou administratifs – qui auraient exercé des fonctions principalement juridictionnelles durant l’essentiel de leur carrière. On peut penser également à des avocats qui auraient consacré effectivement leur carrière à des activités contentieuses en lien avec l’exercice des droits et libertés. On peut enfin imaginer faire appel à des universitaires présentant une expertise particulière en matière constitutionnelle ou dans un autre domaine juridique. Ces trois profils, aujourd’hui tenus à distance, serait susceptible d’apporter à l’institution une culture qui diffèrent de celle de la haute fonction publique.

 

La deuxième conséquence de l’omniprésence des juristes issus du sérail de la haute fonction publique lato sensu réside dans la très forte homogénéité que cela procure au Conseil. L’institution rassemble ainsi d’une part des politiques et d’autre part des juristes qui ont pour point commun d’avoir exercé des activités de conseil juridique auprès des politiques. Ces deux profils très proches tendent logiquement à partager une même culture de l’action publique. Cela concourt à produire une institution unie dans le rejet des critiques dont elle fait l’objet et déterminée à n’envisager aucune évolution profonde – qu’il s’agisse par exemple de la motivation des décisions du Conseil ou de la transparence de son fonctionnement.

 

Il y a ainsi certes des juristes au Conseil, mais des juristes d’un certain type et qui n’apparaissent pas de nature à infléchir le fonctionnement ou la jurisprudence de l’institution – là où la nomination de profils différents pourrait provoquer certaines prises de conscience. Ce n’est sans doute pas un hasard si, parmi les personnalités ayant quitté l’institution dernièrement, Nicole Maestracci est l’une des rares à avoir plaidé ouvertement pour l’ouverture du Conseil à la pratique des opinions dissidentes6. Dominique Lottin, qui a également quitté la rue de Montpensier en 2022, avait quant à elle défendu la mise en place d’assistants juridiques personnels à la disposition des membres du Conseil7. Voici deux propositions qui seraient de nature à transformer profondément le fonctionnement de l’institution. Elles ont été formulées par deux magistrates judiciaires ayant exercé effectivement, au cours de leur carrière, des fonctions juridictionnelles éminentes.

 

A contrario, la série de nominations actuelles semble plutôt de nature, sauf surprise, à renforcer l’homogénéité du Conseil. Philippe Bas incarne à merveille un profil alliant haute fonction publique et parcours parlementaire, tandis que Richard Ferrand représente de manière presque caricaturale la filière « politique ». Laurence Vichnievsky présente un profil plus difficile à saisir puisqu’elle peut compter tout à la fois sur son expérience de juge du siège et sur son expérience de parlementaire. Il n’en demeure pas moins que ces nominations ne feraient que confirmer la trajectoire actuelle du Conseil et l’homogénéité de sa composition socio-professionnelle.

 

Les critiques actuelles n’ont donc pas pour objectif d’être désagréables aux personnalités éminentes qui y siègent. Elles visent avant tout à mettre en avant le lien entre cette composition, l’inertie du Conseil et l’absence, par voie de conséquence, de véritable cour constitutionnelle en France. Écarter ces observations d’un revers de la main en réduisant la critique universitaire à un réflexe corporatiste n’est pas une réaction à la hauteur des enjeux et traduit une absence de remise en question inquiétante. On peut bien, à l’instar des autorités de nomination, désirer un Conseil constitutionnel composé de politiques et de hauts fonctionnaires ayant été des conseils du pouvoir. Mais alors pourquoi vouloir, à toute force, présenter cela comme une juridiction constitutionnelle ?

 

 

 

1 Marie-Cécile Renault, « Pour Alain Juppé, une surreprésentation des juristes serait « une catastrophe » », Le Figaro, 11 février 2025, p. 2.

2 Julien Boudon, « Le Conseil constitutionnel ou la République des copains coquins », Libération, 11 février 2025.

3 Elina Lemaire, « Seuls des juristes aguerris devraient être nommés conseillers constitutionnels », Le Monde, 9/10 février 2025, p. 28.

4 Dominique Chagnollaud, Jules Lepoutre, « Richard Ferrand à la tête du Conseil constitutionnel, une ficelle un peu grosse », Le Monde, 9/10 février 2025, p. 28.

5 « Quelques mots sur la justice », Communication de François Sureau à l’Académie des sciences morales et politique, 8 janvier 2024, p. 2-3.

6 Rapport d’activité du Conseil constitutionnel pour 2021, p. 23.

7Ibid., p. 25.

Crédit photo : Conseil constitutionnel