L’exercice asymétrique de compétences fédérales en Belgique : une modification de la répartition des compétences qui ne dit pas son nom? Par Matthieu Nève de Mévergnies & Céline Romainville

Alors que la modification des règles répartitrices de compétences entre l’État fédéral belge et ses composantes fédérées est une tâche laborieuse nécessitant des majorités renforcées, le gouvernement fédéral a recours à des mécanismes de transferts de compétences qui ne disent pas leur nom et qui n’exigent que des majorités ordinaires. Sous l’angle du droit politique, ce procédé illustre comment les lignes constitutionnelles bougent au jour le jour par des lois ordinaires et des décisions réglementaire
While modifying the rules for the distribution of powers between the Belgian federal state and its federated components is a laborious task requiring reinforced majorities, the federal government resorts to mechanisms for transferring competencies that do not explicitly state their purpose and only require ordinary majorities. From a political law perspective, this process illustrates how constitutional lines shift day by day through ordinary laws and administrative decisions.
Par Matthieu Nève de Mévergnies (assistant en droit constitutionnel à l’UCLouvain et avocat au barreau de Bruxelles)
et Céline Romainville (professeure de droit constitutionnel à l’UCLouvain, co-directrice du Centre de Recherche sur l’État et la Constitution)1
La Belgique est un État fédéral composé de régions et de communautés. Le fédéralisme belge est asymétrique et dissociatif : les transferts de compétences ont systématiquement lieu en faveur des composantes fédérées. Multipolaire dans les textes, l’Etat belge se vit, dans la réalité politique, principalement dans une logique bipolaire, exprimée dans la Constitution belge, qui prévoit une majorité renforcée pour les lois qui organisent la répartition des compétences2, destinée à garantir l’existence d’un large consensus au sein des deux grandes communautés, néerlandophone et francophone. Ces lois doivent être adoptées à la majorité dite « spéciale », c’est-à-dire une majorité des deux tiers des suffrages exprimés, combinée à une majorité absolue des suffrages dans chaque groupe linguistique au sein de la Chambre des représentants et du Sénat3 (ces groupes réunissant les députés et sénateurs en fonction de leur appartenance linguistique).
Sur un plan politique, ces quorums renforcés peuvent s’avérer très difficiles à atteindre4, ce qui paraît couper court à toute possibilité de changement. Mais le système fédéral peut évoluer au-delà et en deçà des textes. Comme Patricia Popelier l’a bien montré, d’une part, les processus de changement du système fédéraux ont des sources et des catalyseurs très variés, institutionnalisés et non institutionnalisés, formels et informels, et, d’autre part, les « leviers institutionnels du changement » ne comptent pas seulement les révisions de la Constitution (ou des lois spéciales), mais rassemblent également les techniques de répartition des compétences, de résolution des conflits et la gouvernance globale5.
En Belgique, l’usage extensif des compétences implicites par les entités fédérées, et en particulier par la Communauté flamande, a été à la source de changements incrémentaux dans la répartition des compétences, d’autant que cet usage a été validé à plusieurs reprises par la Cour constitutionnelle (dans un mouvement qualifié de « réforme de l’Etat latente »6)7. Au niveau fédéral, la créativité des hommes et femmes politiques peut les amener à considérer l’adoption d’aménagements de la répartition des compétences à la majorité ordinaire, qui peuvent, dans certains cas, constituer un transfert de compétences qui ne dit pas son nom, ou qui peuvent, dans d’autres cas, préparer à un tel transfert, en le rendant inéluctable. Il s’agit là de situations intéressantes à analyser dans une démarche de droit politique puisqu’elles supposent de prendre au sérieux la dimension institutionnelle et politique du droit constitutionnel8. L’exercice asymétrique de compétences fédérales implique que l’autorité fédérale poursuit des politiques distinctes en fonction des entités fédérées, alors que ses règles ont en principe vocation à s’appliquer de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national. Comme nous le verrons, il s’agit d’un cas particulièrement intéressant de « débordement » des textes constitutionnels et de « passage »9 d’évolutions politiques au droit.
La prise de décision asymétrique
L’autorité fédérale poursuit des politiques asymétriques de différentes manières, notamment en créant des structures spécifiquement à cette fin ou en élaborant des procédures ad hoc facilitant la mise en œuvre d’un exercice asymétrique de ses compétences.
Dans les années soixante, et en vue de préparer la création des régions, l’autorité centrale, qui n’était pas encore fédérale, a ainsi institué, en son sein, des « conseils régionaux » et des « comités ministériels », dont les membres ressortaient de la future région concernée, en vue de contribuer à l’élaboration d’une politique « régionale » par le biais d’une mission (officiellement) consultative. La Chambre des représentants et le gouvernement se fondaient sur les avis émis par ces conseils et comités pour mettre en œuvre cette politique de manière différenciée pour la « région » concernée10. Pour préparer la communautarisation de certaines politiques, des dédoublements de ministres compétents pour le même portefeuille ont aussi été organisés. En 1969, le Gouvernement central a ainsi connu deux ministres de l’Éducation nationale simultanément, chacun agissant pour sa communauté linguistique11. Ces deux aménagements s’inscrivaient dans le contexte très spécifique de la mutation progressive d’un Etat unitaire en un Etat fédéral.
Plus récemment ont également été organisées des procédures de demande d’exercice asymétrique d’une compétence fédérale, permettant à une entité fédérée de demander à l’autorité fédérale d’exercer des compétences pour l’entité qui en a fait la demande seulement, moyennant le respect de certaines conditions12.
À ces hypothèses expresses de prise de décision asymétrique on peut également en ajouter d’autres13, dont celles de procédures moins visibles, à l’échelle administrative. Il est ainsi possible que soient créées des comités « régionaux » au sein d’instances administratives fédérales ou d’établissements publics fédéraux, voire même que soient scindées des administrations fédérales en fonction de la sphère de compétences des régions ou des communautés, à l’image de ce qui fut créé pour les données COVID. Par exemple, des comités au sein d’une institution fédérale de sécurité sociale pourraient être créés, qui adapteraient certains aspects de la politique de sécurité sociale en fonction des spécificités et des politiques poursuivies par une entité fédérée en particulier. Les normes de niveau législatif seraient uniformes pour l’ensemble du territoire, mais appliquées de manière différente au niveau décentralisé en fonction d’un critère régional ou communautaire ce qui aboutirait, in fine, à une asymétrie dans la mise en œuvre de la compétence fédérale. Il suffit que la loi fédérale soit libellée de manière vague ou laisse une marge de manœuvre importante pour son exécution, pour que l’exercice de la compétence fédérale puisse être, de facto, défédéralisé.
Les formes qu’emprunte l’exercice asymétrique de compétences
L’autorité fédérale dispose de deux grandes catégories d’instruments pour exercer ses compétences de manière asymétrique : d’une part, l’adoption de lois avec un champ d’application territorial limité à la sphère de compétence territoriale d’une entité fédérée, d’autre part, l’adaptation asymétrique de politiques fédérales, c’est-à-dire l’ajustement de politiques fédérales à celles des entités fédérées en fonction des besoins ou des spécificités d’une ou plusieurs d’entre elles. Lorsque ces besoins ou spécificités diffèrent, l’autorité fédérale prévoit alors des mesures différentes pour l’une ou pour plusieurs d’entre elles.
Deux situations peuvent être distinguées. La législation fédérale peut faire nommément référence à une ou plusieurs entités fédérées ou à des législations adoptées par une ou plusieurs entités fédérées, auquel cas la loi fédérale s’appliquera de manière différente vis-à-vis de cette entité ou de ces entités. Des mesures fédérales déjà en vigueur ont par exemple pour effet d’ouvrir le régime des flexi-jobs pour certains travailleurs dans des secteurs liés aux Communautés flamandes et germanophones, alors que leurs homologues de la Communauté française ne peuvent prétendre à ce régime14. L’autorité fédérale peut aussi adopter une loi visant les entités compétentes de manière générale ou empruntant des concepts relevant de compétences régionales ou communautaires. Dans ce cas, la politique fédérale sera différenciée dans la mesure où les entités fédérées ont elles-mêmes des législations qui diffèrent. Ainsi en est-il d’une loi prévoyant que la nationalité belge peut être obtenue moyennant le suivi d’un « parcours d’accueil », dont l’organisation est une compétence communautaire et implique, dès lors, que chaque entité compétente puisse instituer un parcours d’intégration différent ou identique à celui des autres15.
L’autorité fédérale peut enfin envisager la possibilité de financer une de ses politiques de manière asymétrique (qu’elle soit par ailleurs elle-même exercée de manière asymétrique ou qu’elle soit exercée de manière uniforme). Dans les négociations pour la formation d’un gouvernement fédéral, il fut ainsi question de compensations financières aux ou de récompenser les entités fédérées qui activent des chômeurs et des malades de longue durée16.
Risques et contraintes du procédé
Lors des négociations, il n’apparaissait pas exclu que l’exercice asymétrique concerne de nombreuses compétences fédérales. Il est sur ce point très intéressant de constater que l’accord de gouvernement flamand (c’est-à-dire du gouvernement de la Communauté flamande, ayant absorbé la Région flamande), insiste à plusieurs reprises sur la nécessité que des compétences fédérales soient exercées de manière asymétrique, comme le marché de l’emploi, la gestion de crise et l’exercice des professions de soins de santé17.
L’accord de gouvernement fédéral se limite à préciser que « (…) le premier ministre préparera, sous forme de textes législatifs, des propositions sur la répartition des compétences, les règles de financement et les institutions ». Cet accord évoque également, en matière de santé, la conclusion « d’ententes asymétriques », « lorsque les différences entre les différentes entités fédérées le requièrent », accords qui sont « conclus au travers de protocoles ou d’accords de coopération ».
Un recours systématique et généralisé à l’exercice asymétrique des compétences fédérales soulèverait une série de questions.
Tout d’abord, l’exercice asymétrique de compétences fédérales peut se heurter à une série de règles constitutionnelles, ou supra-légales, et en particulier aux principes d’égalité et de non-discrimination. La section de législation du Conseil d’État a ainsi formulé une réserve à l’extension du régime des « flexi-jobs » à la Communauté germanophone uniquement, aucune justification n’étant apportée à la distinction de traitement provoquée par cette réglementation18.
La mise en œuvre différenciée d’une matière fédérale pour une partie du territoire national seulement pourrait en outre, dans certains cas, être analysée comme un contournement de la règle imposant une majorité renforcée requise pour transférer des compétences. L’exercice asymétrique de compétences fédérales peut alors s’avérer incompatible avec le principe d’indisponibilité des compétences19.
Dans l’hypothèse où l’exercice asymétrique de la compétence est mis en œuvre uniquement au plan administratif, elle pourrait être presque indétectable, ce qui signifierait qu’une modification dans les équilibres institutionnels se retrouverait, de facto, soustraite au débat démocratique, voire à la délibération en Conseil des ministres20.
L’absence de règles claires encadrant cette technique peut accroître l’insécurité juridique qui peut résulter d’un texte fédéral s’appliquant de façon différenciée sur le territoire.
Enfin, l’évolution par et dans les pratiques de la répartition des compétences et de leur exercice peut impliquer, entre autres par la différenciation, notamment administrative, qu’elle entraine, qu’un transfert de compétence « en bonne et due forme » paraisse inéluctable, lorsque les majorités sont réunies pour « avaliser » des transferts de compétences qui auront de facto déjà eu lieu. La pratique législative voire administrative entraine ainsi, à terme, une évolution des règles constitutionnelles.
L’étude des hypothèses d’exercice asymétrique des compétences fédérales, ainsi que celle des forces motrices de l’évolution de la répartition des compétences souligne bien que si, de manière générale, « les règles du droit de la constitution » n’établissent jamais à elles seules, « un régime politique »21. Cette remarque est particulièrement vrai s’agissant des Etats fédéraux, dont la dynamique n’est balisée que de manière incomplète par les règles écrites de rang constitutionnel22. L’État fédéral doit donc bien être appréhendé comme un organisme politique dont les contours évoluent au jour le jour plutôt qu’une structure inflexible voire inaltérable23.
1 Cette contribution est inspirée du mémoire de fin d’études du premier auteur, rédigé sous la promotion de la seconde.
2 C.E., avis n° 18.757/VR, 23 novembre 1988, p. 117 et 118.
3 Constitution, art. 4, al. 3.
4 Le gouvernement fédéral belge, formé vendredi 31 janvier, s’il a la majorité dans chacun des groupes linguistiques de la Chambre et du Sénat, n’atteint pas la majorité des 2/3 des membres présents (pour atteindre ce quorum des 2/3 des suffrages exprimés, il devrait compter sur l’abstention constructive de l’opposition).
5 P. Popelier, Dynamic Federalism. A New Theory for Cohesion and Regional Autonomy, Routledge, Abingdon, 2021, pp. 193-213 (pour une théorisation du changement dans les systèmes fédéraux) et pp. 214-251 (pour une analyse des « institutional hubs for change » ou leviers de changement institutionnels).
6 Voy., pour une analyse du processus de mutation de l’Etat belge par la voie jurisprudentielle, J. Vanpraet, De latente staatshervorming, Bruges, Die Keure, 2011.
7 Voy. la saga du zorgverzekering, et celle concernant la justice administrative. La lecture de l’accord de gouvernement flamand peut amener à penser que ce gouvernement poursuivra dans une approche extensive des compétences implicites.
8 A. Le Pillouer, « ‘‘Droit politique’’ et ‘‘Réalisme nanterrois’’. Considérations sur la méthode et l’objet du droit constitutionnel », Jus Politicum – Revue de droit politique, 2020, p. 97.
9 M. Altwegg-Boussac, « Le droit politique, des concepts et des formes », Jus Politicum – Revue de droit politique, 2020, p. 59.
10 Loi du 1er août 1974 créant des institutions régionales, à titre préparatoire à l’application de l’article 107quater de la Constitution, M.B., 22 août 1974.
11 A.R. du 25 septembre 1969 portant dédoublement du Ministère de l’Education nationale et de la Culture, M.B., 30 septembre 1969.
12 Voy., par exemple, la loi du 16 novembre 2015 portant des dispositions diverses en matière sociale, M.B., 26 novembre 2015, art. 2, §2, al. 2, 2°, tel qu’inséré par la loi-programme du 22 décembre 2023, M.B., 29 décembre 2023, art. 182, h).
13 Notre relevé n’a pas la prétention de l’exhaustivité, la créativité juridique étant particulièrement débridée en droit constitutionnel belge. Rien n’exclut que, si cette voie est empruntée par le prochain gouvernement, de nouvelles formes d’exercice asymétrique de compétences puissent émerger, que nous n’envisageons pas à ce stade.
14 A.R. du 18 avril 2024 portant exécution de l’article 2, §§ 1er et 2, de la loi du 16 novembre 2015 portant des dispositions diverses en matière sociale, en ce qui concerne le champ d’application des flexi-jobs, M.B., 25 avril 2024, art. 2 et 2/1.
15 Code de la nationalité belge, art. 12bis, § 1er, 2°, d), troisième tiret, et 3°, e), troisième tiret.
16 R. Arnoudt, « Hoe wil federaal formateur De Wever de staat hervormen? Een greep uit de meest opvallende voorstellen », VRT NWS, 17 octobre 2024.
17 Accord gouvernemental du Gouvernement flamand, Parl. St., Vl. Parl., 2024-2025, n° 31/1, p. 40, 117 et 141.
18 C.E., avis n° 76.068/1, 3 mai 2024, p. 21.
19 Art. 34 de la Constitution
20 On peut interpréter l’accord de gouvernement comme impliquant la mise en place de certaines balises destinées à répondre à ces préoccupations puisqu’il y est fait référence à des « légisations » en matière de répartition des compétences..
21 A. Le Divellec, « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire, présidentialisme par défaut : la formule politico-constitutionnelle perdante de la démocratie française », Blog Jus politicum, 5 avril 2023.
22 Voy., pour une analyse du processus de mutation de l’état par la voie jurisprudentielle, J. VANPRAET, De latente staatshervorming, Bruges, Die Keure, 2011.
23 O. Beaud, Théorie de la Fédération, Paris, PUF, 2009, p. 15.
Crédit photo : Stephane Mignon / CC BY-2.0 / Siège du gouvernement fédéral belge