La fin de l’austérité constitutionnelle. L’Allemagne s’apprête-t-elle à bouleverser son régime budgétaire après les élections ? Par Florian Meinel

Les récentes élections allemandes ont entraîné un revirement spectaculaire en matière de politique budgétaire. Le futur chancelier a abandonné son ancien attachement à l’austérité constitutionnelle et au frein à l’endettement, massivement renforcés par la Cour constitutionnelle en 2023, ce qui avait alors fortement freiné la politique progressiste. Confronté aux nouvelles nécessités géo-économiques, le gouvernement cherche à présent à modifier la Constitution avant la convocation du nouveau parlement. Toutefois, plutôt que d’abolir le frein à l’endettement, l’Allemagne mise sur des « fonds spéciaux » constitutionnalisés, perpétuant l’austérité tout en la contournant, ce qui soulève des questions sur l’encadrement parlementaire du nouveau paradigme budgétaire.
After the snap elections, the incoming German chancellor has swiftly abandoned his commitment to constitutional austerity. The ongoing fiscal quandary dates back to a 2023 Constitutional Court ruling that reinforced Germany’s debt brake, effectively paralysing progressive fiscal policies. Facing urgent investment needs, the government-in-waiting seeks to amend the Constitution before the new Bundestag convenes. However, instead of abolishing the debt brake, Germany is opting for “special funds” to bypass budgetary constraints. This creates a constitutional paradox: while official austerity remains intact, economic transformation is being pursued through exceptional mechanisms, raising concerns about the larger framework of constitutional democracy.
Par Florian Meinel, Professeur de droit constitutionnel et science politique à l’université de Göttingen
Au lendemain d’une campagne au cours de laquelle les candidats semblaient s’être accordés pour faire croire au public que l’immigration était le seul problème du pays, le vainqueur des élections, Friedrich Merz (du parti conservateur CDU), a dû opérer un virage à 180 degrés en l’espace de quelques jours : Tiens, finalement, c’est la constitutionnalisation de l’austérité – qu’il défendait encore avec ferveur jusqu’à la clôture des bureaux de vote – qui s’avère être le vrai problème ! Les conséquences de ce revirement pourraient profondément transformer la constitution économique de l’Allemagne. Comment le système politique en est-il arrivé là, et que signifient les scénarios de réforme actuellement sur la table ?
Le renforcement de l’austérité
Dans une décision d’une radicalité surprenante, y compris pour les auteurs conservateurs de la saisine, la décision de la Cour constitutionnelle fédérale de novembre 2023 a effectivement conduit à la rupture de la coalition « feu tricolore » entre le SPD, les Verts et les libéraux. Selon les juges de Karlsruhe, leur politique budgétaire aurait constitué une violation du « frein à l’endettement » (Schuldenbremse)[1]. Ce dernier a été inséré par un amendement constitutionnel, datant de la crise de la dette européenne : depuis 2009, l’art. 115 al. 2 de la Loi fondamentale impose une obligation constitutionnelle d’équilibrer les budgets.
Selon ces règles, une politique budgétaire expansionniste n’est autorisée que dans des proportions très restreintes et à condition d’être compensée par une politique budgétaire restrictive « symétrique » dans les exercices suivants (art. 115 al. 2 ph. 3 et 4 LF). Ce mécanisme est censé équilibrer, à long terme, les effets des politiques inflationnistes et déflationnistes. La Constitution exige ainsi que les interventions positives de l’État soient neutralisées, par des contre-mesures symétriques, pour aboutir à un solde total fictif de non-intervention. Autrement dit, ces règles transforment toute politique économique dans un sens en une obligation constitutionnelle d’adopter une politique inverse. Voilà l’expression juridique de l’orthodoxie conservatrice, selon laquelle la croissance économique repose avant tout sur la discipline budgétaire, et où aucun conflit d’intérêts légitime ne saurait être opposé à l’impératif d’équilibre budgétaire.[2] C’est en application de ce principe que la Cour constitutionnelle a sapé la politique du précédent gouvernement, principalement axée sur la lutte contre le réchauffement climatique, plongeant ce dernier dans une crise, qui lui a été fatale. Bien en amont pourtant, le frein à l’endettement avait été critiqué par de nombreux experts, notamment internationaux, comme constituant un obstacle à la gouvernabilité du pays.
Une réforme radicale ?
Au plus tard depuis le discours prononcé par le vice-président états-unien J.D. Vance, à Munich de la fin février 2025, et au vu de ce qu’il faut bien appeler une mise hors-jeu de l’OTAN, le futur chancelier Merz a pris conscience du risque que le gouvernement qu’il s’apprêtait à former pourrait échouer avant même son investiture, à moins d’un changement de cap budgétaire permettant de financer la défense européenne. Il a donc jugé impérative une réforme constitutionnelle radicale, qui permettra à première vue d’abandonner pour l’instant toute modération des dépenses publiques. Il apparaît également claire qu’il lui manquera la majorité de deux tiers nécessaire pour modifier la Constitution lors de la prochaine législature du Bundestag (art. 79 al. 1 LF), où l’extrême-droite et la gauche – toutes deux opposés à l’augmentation des dépenses de défense, dépasseront en effet le seuil de la minorité de blocage. Dans ce contexte, l’idée consiste dès lors à modifier la Constitution avec la majorité qualifiée de la CDU, du SPD et des Verts du parlement sortant, avant même que le nouveau Bundestag ne se réunisse. Si cette procédure peut sembler étonnante, elle est autorisée par la Loi fondamentale, dès lors que celle-ci n’attribue à la dissolution du parlement aucun effet immédiat (art. 39 al. 1 LF) et ainsi étend son pouvoir législatif – y compris en matière de révision constitutionnelle – à la période intermédiaire suivant les élections.
La solution privilégiée par les conservateurs a consisté, dans un premier temps, à créer un « fonds spécial » (Sondervermögen) colossal pour la défense (400 milliards d’euros), distinct du budget fédéral, tout en maintenant le frein à l’endettement intact pour le reste. Un premier fonds spécial, adopté après l’invasion russe en Ukraine (art. 87a al. 1a LF), sert ici de précédent. La CDU s’est rapidement exprimée en faveur de cette solution, permettant d’entériner le régime d’austérité dans d’autres domaines politiques (climat, infrastructures, éducation, sécurité sociale) pour les années à venir. Le SPD, partenaire envisagé de la future coalition, est néanmoins parvenu à négocier la création d’un autre fonds spécial de 500 milliards d’euros sur dix ans, inscrit dans un nouvel article 143h de la Loi fondamentale et consacré aux « investissements dans l’infrastructure » (énergie, éducation, recherche, numérisation). À la suite de l’annonce du plan « Réarmer l’Europe » de la Commission Européenne, visant à contourner les règles budgétaires européennes en matière de défense, la future coalition allemande a finalement abandonné l’idée du premier fonds spécial. Elle préfère se limiter à ajouter à l’art. 115 al. 2 une disposition excluant simplement la défense du frein à l’endettement, qui restera par ailleurs en vigueur. Une commission d’experts sera au moins créée, chargée de proposer une réforme modeste.[3]
La révision constitutionnelle s’avère également indispensable en raison de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale de 2023 précitée, laquelle a privé d’utilité pratique l’exception au frein à l’endettement prévue en cas d’état d’urgence. Cette exception, qui n’aurait autrement nécessité que la majorité gouvernementale (art. 115 al. 2 ph. 6 LF), est désormais soumise à une condition supplémentaire imposée par la Cour, sans fondement textuel clair : l’existence d’un « lien objectif entre la situation d’urgence et le dépassement des limites de crédit »[4]. D‘un point de vue politique, cela signifie que l’opposition aurait pu saisir la Cour à tout moment pour provoquer un examen détaillé, afin de déterminer quelles dépenses sont justifiées par quel état d’urgence, dans quelle mesure et pour quel exercice budgétaire. L’état d’urgence budgétaire pourrait néanmoins devenir la seule solution à portée de main : Comme le fonds spécial manque d’ambition vers la transition climatique, il est loin d’être certain que les Verts voteront en faveur.
De l’austérité implicite à l’austérité constitutionnalisée : l’économie politique du frein à l’endettement
Un passage inouï de l’austérité à son contraire ? Pour comprendre la logique politique de la réforme proposée, il faut saisir ce qu’est un « fonds spécial » dans le cadre constitutionnel. Il s’agit en réalité d’un euphémisme pour désigner un budget fantôme, un budget parafiscal, c’est-à-dire un patrimoine de l’État qui ne doit être inscrit au budget que lors de sa création (art. 110, al. 1 LF). Ensuite, il n’est plus soumis, ni aux pouvoirs budgétaires du Parlement, ni au même niveau de contrôle des dépenses, ni au principe d’annualité des exercices. Le fonds spécial est donc le nom constitutionnel d’un gouvernement économique moins parlementaire. Cette logique politique préside du reste au réarmement, y compris au niveau européen : celui-ci sera en effet principalement géré dans un cadre ressemblant à la Politique de sécurité et de défense commune européenne et échappera donc, lui aussi, aux pouvoirs budgétaires des parlements des États-membres. La question est donc la suivante : pourquoi le contournement du régime de l’austérité ne passe-t-il pas par l’abolition pure et simple du frein à l’endettement ? Quel est l’intérêt si impérieux qui justifie la division prévisible entre le budget normal et les fonds spéciaux ?
Cet intérêt est lié à ce que l’on appelle le « modèle allemand »[5]. Il est en effet bien connu que le succès économique de la République fédérale d’Allemagne a reposé sur une forte orientation à l’exportation, notamment dans les secteurs de l’automobile, de la construction mécanique ou de la chimie. Pendant de nombreuses décennies, ce modèle de croissance économique s’articulait autour d’une politique budgétaire restrictive. À l’inverse, une politique budgétaire expansionniste aurait eu, non seulement des effets inflationnistes en général, mais aurait surtout favorisé des accords salariaux élevés, alimentant le cycle salaires-inflation (wage-inflation cycle). Ce mécanisme aurait augmenté les coûts salariaux, risquant ainsi d’avoir un effet négatif sur la compétitivité des entreprises sur les marchés mondiaux.
Si tel est le cas, pourquoi le frein à l’endettement n’existe-t-il que depuis 2009 ? Des analyses critiques de l’économie politique comparée ont montré que, en réalité l’ancienne RFA n’en avait guère besoin, dès lors que le régime budgétaire d’austérité était protégé différemment avant le traité de Maastricht. L’économie politique de l’époque était fondée sur une séparation informelle des pouvoirs entre, d’une part, la Banque fédérale indépendante (Bundesbank) et, d’autre part, la coordination efficace de la politique salariale par les syndicats et les associations patronales (les « partenaires sociaux »). Par conséquent, le gouvernement s’abstenait généralement de toute gestion expansive de la conjoncture.[6]
Cet arrangement constitutionnel, basé sur des règles implicites, a disparu avec l’Union économique et monétaire (UEM). Pourtant, l’Allemagne, elle, a longtemps refusé de s’en apercevoir. On s’est au contraire convaincu d’avoir reconstruit et ainsi pérennisé le modèle allemand à l’échelle plus large de la BCE et de l’UEM, sans reconnaitre que son véritable fondement était la gouvernementalité économique corporatiste. La crise de la dette et l’entrée de la BCE dans une politique monétaire expansionniste (dite « non conventionnelle ») à partir 2009 ont donc constitué pour l’Allemagne, ironie du sort, un choc constitutionnel plus qu’économique, entraînant de nombreuses interventions ultérieures de la Cour constitutionnelle[7].
Le frein à l’endettement était donc, pour ainsi dire, la tentative vaine et tardive de constitutionnaliser les conditions du capitalisme industriel allemand – ce qui explique, rétrospectivement, l’aspect le plus étrange : le soutien du SPD à l’époque pour ce projet clé conservateur. Ce constitutionnalisme posthume, il faut l’admettre, a connu un automne doré sur le plan économique pendant une quinzaine d’années. Le libre-échange était encore largement intact, la Chine restait avide de grandes voitures allemandes à combustion, et il lui fallait encore du temps avant de véritablement surpasser l’Allemagne dans le domaine de la construction mécanique.
Si les enjeux politiques et constitutionnels liés au frein à l’endettement sont donc si fondamentaux, c’est aussi parce qu’ils conditionnent l’avenir du modèle économique sous-jacent aux art. 109 al. 2, et 115 al. 2 LF. Certains continuent à croire que le capitalisme industriel allemand pourrait être préservé par le droit constitutionnel. Pour eux, le frein à l’endettement fait miroiter la promesse d’un « Make Germany Great Again » : celle d’un hypothétique retour à une politique salariale restrictive et à une discipline budgétaire anti-inflationniste, avec une BCE à nouveau soumise à un mandat monétariste. Ils se gardent bien, évidemment, d’évoquer les conditions historiques de ce modèle économique : l’énergie fossile russe et la protection militaire américaine. Reconnaître qu’un retour à cet ordre économique et politique est impossible, c’est admettre que l’Allemagne a besoin d’une transformation de grande ampleur, tant sur le plan constitutionnel qu’économique et social. Pour le dire encore plus clairement, c’est reconnaître que le frein à l’endettement relève désormais d’un droit constitutionnel mort ou bien illusoire : il protège quelque chose qui n’existe plus.
Une constitution économique schizophrène
La révision constitutionnelle proposée risque ainsi de provoquer une véritable scission au sein de la Constitution. La politique de transformation économique et sociale semble devoir être encadrée par des institutions et règles « spéciales » : des fonds spéciaux, la mise en place accélérée d’une architecture sécuritaire euro-gaulliste post-OTAN. Autrement dit, elle évoluerait sous des formes constitutionnelles soumises à un contrôle parlementaire réduit, dans des domaines réservés de l’exécutif, en marge des structures du gouvernement parlementaire, où le pouvoir budgétaire annuel est pourtant un élément essentiel. Mais surtout : ces dispositifs ne s’affranchissent-ils pas du lien démocratique entre recettes fiscales et dépenses publiques ? Leur objectif apparent est d’éviter, du moins pour l’instant, d’imposer la solidarité aux plus aisés en temps de crise, ne serait-ce qu’au moyen d’une augmentation des impôts.
Le principal danger que représente ce clivage du régime budgétaire réside dans l’illusion d’optique qu’il génère. L’ancien paradigme, celui de l’austérité dite « normale », qui ne correspond plus à aucune normalité, est maintenu en place, y compris la surveillance rigide de ses règles par la Cour constitutionnelle. Cette schizophrène constitutionnelle reflète la situation politique des deux partis qui en ont pris la responsabilité : la CDU et le SPD, chacun incarnant à sa manière la nostalgie de l’arrangement politico-économique de l’ancienne RFA. Ils y semblent trop profondément attachés pour oser affirmer un nouveau constitutionnalisme économique démocratique. Ils préfèrent alors confiner le changement dans le carcan constitutionnel d’un rêve fiévreux baptisé « fonds spécial ». Dès lors, on voit mal comment, dans le cadre du gouvernement parlementaire, le réveil pourrait prendre une autre forme que l’abolition du frein à l’endettement.
[1] Bundesverfassungsgericht, décision du 15 nov. 2023, n° 2 BvF 1/22. (traduction anglaise: https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/EN/2023/11/fs20231115_2bvf000122en.html); Aurore Gaillet, « La Cour constitutionelle fédérale allemande, gardienne de l’orthodoxie budgétaire », JP Blog, 4 déc 2023.
[2] Cf. Lukas Haffert, « Permanent Budget Surpluses as a Fiscal Regime », Socio-Economic Review, 17 (2019), p. 1043-1063
[3] Cf. « Un plan pour l‘Allemagne. Texte intégral de l’accord de principe pour la future coalition », Le Grand Continent, 9 mars 2025.
[4] Bundesverfassungsgericht, ibid., 124 et suiv.
[5] Cf. Peter A. Hall/David W. Soskice (dir.), Varieties of capitalism. The institutional foundations of comparative advantage. Oxford, Oxford University Press 2001.
[6] Peter A. Hall/Robert J. Franzese, Mixed Signals, International Organization 52 (1998), p. 505 ; Torben Iversen, Wage Bargaining, Central Bank Independence, and the Real Effects of Money, International Organization 52 (1998), p. 469 ; Peter A. Hall, Central Bank Independence and Coordinated Wage Bargaining : Their Interaction in Germany and Europe, German Politics & Society (1994), p. 1; Philip Manow, Social protection, capitalist production. Oxford, Oxford University Press 2020.
[7] Ruth Weber, « L’arrêt BCE », JP Blog, 13 mai 2020.
Crédit photo : OTAN / CC BY-NC-ND 2.0 / Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte (à droite), rencontre Friedrich Merz, président du groupe parlementaire de l’Union chrétienne-démocrate/Union chrétienne-sociale (CDU/CSU).