Relire le jugement condamnant Marine Le Pen à l’aune du droit d’éligibilité Par Olivier Beaud

Le jugement du tribunal correctionnel condamnant Mme Le Pen peut intéresser le droit constitutionnel en tant qu’il permet de revenir sur un droit négligé du citoyen, le droit d’éligibilité. Ce jugement est également l’occasion de mettre en lumière l’émergence d’un droit constitutionnel éthique ainsi que l’évolution tendant à traiter un droit du citoyen comme un droit de l’homme.[1]
The judgement of the criminal court sentencing Mrs Le Pen may be of interest to constitutional law insofar as it provides an opportunity to revisit a neglected citizen’s right, the right to stand for election. It is also an opportunity to highlight the emergence of what could be considered as constitutional law ethics and the trend towards treating a citizen’s right as a human right.
Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, Directeur-adjoint de l’Institut Michel Villey
Le jugement du tribunal correctionnel, en date du 1er avril 2025, condamnant Marine Le Pen à quatre ans de prison (dont deux ferme) pour détournement de fonds publics et à une amende de 100 000 euros a surtout retenu l’attention de l’opinion publique parce que les juges ont assorti cette peine principale d’une peine complémentaire de « privation de son droit d’éligibilité pendant cinq ans avec exécution provisoire [immédiate] ». Il en résulte que cette dernière ne pourrait pas être candidate à l’élection présidentielle, sauf si ce jugement était réformé en appel avant le début de la campagne présidentielle. Qu’une telle interdiction frappe le leader du parti (le Rassemblement national) arrivé en tête du premier tour de élections législatives du 1er juillet 2024, a évidemment suscité une intense discussion, pour ne pas dire une intense polémique autour du rôle des juges que d’aucuns estimaient ici excessif.
Le blog de Jus Politicum a vocation à traiter cette affaire judiciaire, essentiellement pénale, d’un point de vue constitutionnel. Or, le point de rencontre entre le droit pénal et le droit constitutionnel est la question de l’éligibilité dont la privation s’appelle l’inéligibilité. On considère habituellement que l’éligibilité est un droit du citoyen que l’on range dans la catégorie des droits politiques (ou droits civiques et politiques), ces derniers obéissant du moins jusqu’à la fin du XXe siècle à un régime spécifique distinct de celui des droits de l’homme[2]. La jurisprudence a désormais tendance à le traiter comme un droit fondamental ou un droit de l’homme, comme le cas Le Pen le révèle, d’ailleurs, en accusant les traits de cette évolution (III). Mais avant de le démontrer, il convient de relever le caractère inédit de la situation constitutionnelle résultant de la condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité (II), peine dont on ne peut élucider le sens qu’en étudiant la dogmatique de l’éligibilité (I).
I – Mise en perspective : ce que sont l’éligibilité et l’inéligibilité
Il faut partir du principe selon lequel l’inéligibilité, qui interdit, sous peine de nullité, un candidat à se présenter une élection, a toujours suscité la méfiance, sinon l’hostilité des démocrates les plus convaincus. En témoigne la déclaration très éloquente du socialiste Pierre Leroux à la tribune de l’Assemblée le 21 février 1848 : « Quoi ! Vous voulez maintenant dire à votre souverain : tu ne nommeras pas cet homme ! Vous voulez maintenant dans une loi électorale, quand s’agit de la souveraineté du peuple et de sa manifestation, quand vous êtes là devant le peuple, seul souverain sur la terre vous voulez maintenant déterminer que ce peuple ne pourra pas librement choisir et qu’il y aura des catégories »[3] On a commenté cette déclaration et plus généralement cette méfiance envers l’inéligibilité en relevant qu’elle était bien « dans la logique de la démocratie. La démocratie répugne en effet à admettre l’idée d’une sélection préalable des candidats à l’entrée du Parlement : elle répugne à soumettre à des conditions restrictives l’éligibilité au mandat législatif. (..). Il appartient au peuple souverain de choisir librement ses représentants ; il lui appartient aussi de déceler librement leurs capacités. La démocratie semble donc devoir se réaliser par l’universalité de l’éligibilité comme par celle de l’électorat. »[4]
Cette condamnation très idéologique de l’inéligibilité, que l’on retrouve dans les réactions du RN à l’égard du jugement de Marine Le Pen, appelle deux remarques.
D’une part, elle ignore le fait que, tout comme le droit de suffrage, le droit d’éligibilité a toujours supposé des conditions formulées par la loi. En effet, hier comme aujourd’hui, les juristes distinguent deux types d’inéligibilités : les unes qui tiennent au lien que la personne candidate entretient avec une fonction qui la rend inapte à briguer un mandat électoral et les autres qui résultent d’une sanction (le plus souvent pénale) qui rend le candidat indigne à être éligible. Dans le premier cas, l’inéligibilité remplit une fonction essentielle de « neutralisation » et vise à conférer une indépendance statutaire au titulaire d’un mandat électif. Par exemple, pendant très longtemps, au Royaume Uni, les fonctionnaires n’étaient pas éligibles. Désormais, on qualifie de telles inéligibilités comme étant « objectives ».
Dans le second cas, l’inéligibilité apparaît comme la privation d’un droit politique (le droit d’éligibilité) qui a pour effet d’expulser temporairement de la cité l’individu concerné. Mais ici, il convient de faire une distinction essentielle entre l’inéligibilité qui vaut comme une sanction politique à l’égard des ennemis politiques – tel était le cas sous la IIIe République de l’inéligibilité imposée aux membres des familles ayant régné sur la France (loi du 22 juin 1886 art.3) — et l’inéligibilité qui fonctionne plutôt comme « une sanction (…) des candidats »[5] en raison de leur comportement personnel. Dans ce dernier cas, l’inéligibilité est dite « subjective » car elle suppose un jugement de valeur de celui qui prononce la sanction en question en raison du comportement de la personne sanctionnée.
D’autre part, cette condamnation à une peine d’inéligibilité est parfois présentée comme étant encore plus inacceptable parce qu’elle concernerait, dans le cas Le Pen, une candidate aux élections présidentielles. Il est vrai que la doctrine constitutionnelle classique envisageait l’inéligibilité dans le seul cadre des élections parlementaires. Mais les temps ont changé, car l’élection du président de la République au suffrage universel, depuis la révision constitutionnelle de 1962, est devenue politiquement l’élection-phare de la Ve République. Cependant, d’un point de vue juridique, il n’y a aucune spécificité de l’inéligibilité en matière présidentielle car la règle est calquée sur celle valable pour les élections législatives[6].
On retiendra surtout de l’histoire que, depuis la Révolution française, le droit a toujours prévu l’exclusion de certaines personnes de l’éligibilité pour le motif qu’elles étaient « indignes ». Ainsi, la moralité est une condition de l’éligibilité ; comme le révèle l’exemple, ancien on s’en doute, d’un candidat à la députation qui avait été déclaré inéligible parce qu’il avait été convaincu d’adultère. La peine pénale, longtemps dite accessoire, désormais qualifiée de « complémentaire » s’appelait naguère « l’interdiction de droits civiques et politiques ». Elle se nomme désormais, comme le désigne l’art 131-26 du code pénal, « l’interdiction des droits civiques, civils et de famille », droits parmi lesquels figure l’éligibilité (2°). Une thèse récente, qui a retracé l’histoire de cette « privation des droits civiques et politiques », en a réévalué la portée pour la théorie de la citoyenneté en montrant à quel point le droit pénal permettait de comprendre en creux ce qu’était réellement la citoyenneté moderne[7].
D’une certaine manière, l’affaire Le Pen fait ressurgir au premier plan cette question pendant longtemps oubliée du lien entre moralité et éligibilité. Plus exactement, en raison de l’intensité polémique qu’elle a suscitée, elle cristallise selon nous, l’émergence d’un « droit constitutionnel éthique ». C’est l’aspect inédit et nouveau de la situation actuelle sur lequel il convient d’attirer l’attention.
II – L’aspect inédit : les exigences du droit constitutionnel éthique
Ce droit constitutionnel éthique serait la traduction juridique de l’idée fondamentale selon laquelle les gouvernants doivent avoir un comportement irréprochable — « exemplaire » est le mot-clé – et d’une grande probité. Cette parfaite moralité qu’on exige désormais d’eux devrait d’ailleurs se manifester aussi bien dans leur vie privée que dans leur vie publique[8]. Le noyau dur de ces nouvelles exigences éthiques porte sur le bon usage des deniers publics, comme en témoignent aussi bien les affaires Fillon et Marine Le Pen, très médiatisées, que l’affaire Cambadélis, concernant son usage peu orthodoxe de ses indemnités de frais de mandat de député, bien moins médiatisée. Dans ces divers cas, les juges correctionnels sont conduits à examiner ici la probité des élus et ils le font avec de nouvelles armes légales si l’on peut dire.
Du point de vue normatif, un premier élément important avait été forgé, il y a longtemps, par la loi Sapin (I), c’est-à-dire la loi du 29 janvier 1993 « relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques ». Mais c’est surtout depuis l’affaire Cahuzac (2012) que la question de l’éthique est devenue une affaire politiquement importante. En témoignent successivement, la loi du 11 octobre 2013 « relative à la transparence de la vie publique », la loi Sapin II du 9 décembre 2016 « relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique », et, enfin la loi du 15 septembre 2017 « pour la confiance dans la vie politique ». Ces trois dernières lois forment l’ossature du nouveau droit éthique s’appliquant à la classe politique et administrative.
Du point de vue institutionnel, l’instauration de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) « institution d’intégrité » a-t-on pu dire aux compétences accrues, ou encore celle d’un déontologue à l’Assemblée nationale, ont contribué à faire vivre ce droit constitutionnel éthique. Du point de vue cette fois des mœurs juridiques, il est tout aussi clair que les juges ont estimé à propos de toutes les affaires politico-financières qu’ils ont dû juger depuis des décennies que leur rôle consistait aussi à moraliser le comportement des élus. Cependant, ils appliquent ici les délits pénaux qui figurent dans la section du code pénal consacrée aux « manquement(s) au devoir de probité », introduit en 1994 dans le code pénal. Ils le font parfois en se permettant, dans des motifs surabondants, de relever que les hommes politiques seraient d’autant plus coupables qu’ils devraient montrer l’exemple aux autres citoyens en se comportant de façon irréprochable[9]. Ce trait moralisateur n’est pas exempt des motifs du jugement concernant les membres du RN, mais il n’en est rien nouveau.
On pourrait objecter à cette idée d’un droit constitutionnel éthique qu’il est certes matériellement constitutionnel (contenu, comme on l’a vu, dans des lois ordinaires), mais qu’il ne l’est pas formellement. Cependant ne doit-on pas interpréter la désormais fameuse QPC du 28 mars 2025 concernant un élu mahorais frappé d’inéligibilité et démis d’office de ses fonctions par le préfet comme ayant reconnu la dimension formellement constitutionnelle de ce droit ? Le Conseil constitutionnel s’y est livré à une exégèse des dispositions législatives du code pénal et du code électoral qui conduisent à déclarer démissionnaire d’office un conseiller municipal condamné à une peine d’éligibilité. Recherchant ce qui peut justifier une telle mesure, gravement attentatoire, au droit d’éligibilité, il évoque une considération qui se rattache à un objectif d’intérêt général pouvant justifier l’inéligibilité. De telles dispositions législatives « contribuent à renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » (§14). Le plus important réside cependant dans la conclusion de ce considérant : « Ainsi, elles [ces exigences] mettent en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». Ainsi, pour la première fois, le Conseil constitutionnel considère que les exigences éthiques que les récentes législations électorale et pénale ont reconnu (depuis l’affaire Cahuzac) doivent être qualifiées de composantes de cet objectif à valeur constitutionnelle. L’interprétation est audacieuse en un sens car l’élévation au rang constitutionnel de ces principes éthiques n’est pas l’œuvre du législateur constitutionnel, mais bien du Conseil constitutionnel.
Cette partie de la décision QPC pourrait éclairer, voire expliquer, la formule utilisée par le tribunal correctionnel de Paris selon laquelle l’éligibilité de Marine Le Pen aurait constitué un « trouble majeur (ou irréparable) à l’ordre public démocratique ». Cette dernière expression, non définie et non expliquée par les magistrats – ce qui est très problématique en soi — , ne devrait-elle pas être comprise comme une autre façon de décrire l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public qui vise à promouvoir, en l’espèce, un personnel politique digne et respectable ? Autrement dit, selon une interprétation bienveillante de ce jugement, « l’ordre public démocratique » ici invoqué par les magistrats ne pourrait-il pas être interprété comme la retraduction de cet OVC dégagé par le Conseil constitutionnel ? C’est la seule façon de sauver cette formule dont l’invention a déjà fait l’objet d’une critique très argumentée[10].
Quoi qu’il en soit de ce dernier point, notre interprétation de ce jugement Le Pen serait de considérer que les magistrats répressifs auraient alors emboîté le pas au Conseil constitutionnel en défendant l’un des éléments de ce droit constitutionnel éthique en voie de construction.
III – Le droit d’éligibilité selon la jurisprudence : un droit du citoyen et un droit fondamental
L’éligibilité est couramment définie comme l’aptitude légale à se présenter à une élection. Elle est couramment représentée comme un droit du citoyen qui est garanti par la Constitution, fût-ce implicitement (voir infra) et par le droit électoral de façon explicite. Ainsi l’art L44 du code électoral dispose expressément : « Tout Français et toute Française ayant la qualité d’électeur peut faire acte de candidature et être élu, sous réserve des cas d’incapacité ou d’inéligibilité prévus par la loi. » La conséquence juridique d’une inéligibilité tient au fait qu’elle rend l’élection nulle, à la différence de l’incompatibilité.
Il était d’usage de considérer que le droit d’éligibilité parce qu’il était un droit appartenant à un citoyen, que la Déclaration de 1789 distingue expressément de l’homme, était un droit politique. D’ailleurs, à l’étranger aussi, ce droit d’éligibilité est considéré comme faisant partie, à côté du droit de vote et du droit de participer à un parti politique, des droits politiques les plus indiscutables[11].
Or, la jurisprudence qui a entouré le jugement Le Pen à propos de l’affaire de l’inéligibilité de l’élu mahorais, que ce soit celle du Conseil d’Etat ou celle du Conseil constitutionnel, montre une curieuse évolution à propos de la qualification juridique d’un tel droit. En effet, ces décisions juridictionnelles considèrent que le droit d’éligibilité est un droit du citoyen, mais en même temps le traitent comme un droit fondamental, c’est-à-dire un droit de l’homme.
La première question que l’on doit se poser à propos du droit d’éligibilité est de savoir s’il est de nature constitutionnelle. La réponse est loin d’être évidente. D’abord parce qu’on ne trouve aucune disposition expresse le garantissant dans la Constitution de la Ve République, à la différence du droit de suffrage (droit de vote) prévu à l’article 3 de celle-ci[12] . Ensuite parce que les jurisprudence administrative et constitutionnelle oscillent à ce propos en retenant comme fondement constitutionnel du droit d’éligibilité tantôt l’article 3 de la constitution de 1958, tantôt l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (surtout d’ailleurs, pour ce qui concerne le Conseil constitutionnel la quatrième phrase sur l’égale admissibilité aux emplois publics). Quoi qu’il en soit, en reconnaissant l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme fondement constitutionnel de l’éligibilité, ces deux juridictions reconnaissent donc qu’il s’agit d’un droit du citoyen, donc d’un droit politique et, non pas d’un droit de l’homme.
Pourtant, la logique des droits de l’homme et des droits fondamentaux ressort très clairement du traitement jurisprudentiel qui est ici fait de l’inéligibilité. Le législateur peut limiter l’éligibilité, comme on l’a vu plus haut en évoquant l’article 44 du code électoral, mais il existe des limites à cette capacité de limitation. Ainsi dès sa décision QPC du 28 mars 2025 (précitée), le Conseil constitutionnel a indiqué que le législateur organique « ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité (..) que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur. » (cons. 5). Cela ne l’a pas empêché de déclarer les dispositions du droit électoral et du droit pénal prévoyant l’inéligibilité pour certains élus comme étant conformes à la constitution, ce qu’il n’a pu faire qu’en invoquant, comme on l’a vu plus haut, « l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».
L’affaire semblait close, mais par une ultime nuance, le Conseil constitutionnel a, dans sa QPC du 28 mars 2025 invité les juges (judiciaire et administratif) à exercer un contrôle in concreto à partir de la réserve d’interprétation suivante : « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur. » (§17). Ainsi, une telle réserve d’interprétation a été introduite pour limiter la portée de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public de sorte que les arguments du droit constitutionnel éthique (probité des élus et confiance des électeurs) peuvent être désormais victorieusement concurrencés par arguments de politique réaliste, à savoir la prise en considération des intérêts des électeurs, qui sont eux aussi des citoyens.
En réalité, il n’est pas du tout certain que dans son jugement du 1er avril 2025, le tribunal correctionnel de Paris ait voulu saisir les tempéraments que le Conseil constitutionnel l’invitait à prendre en compte. En effet, les magistrats ont ici esquivé le contrôle in concreto à propos de Marine Le Pen que le Conseil constitutionnel leur suggérait de faire, alors qu’ils l’ont fait dans le cas d’un autre prévenu, Louis Aliot. Ils ont certes cité in extenso les passages pertinents de la décision QPC du 28 mars, mais ils n’ont pas vérifié si la seule réserve, qui les concernait (puisque le mandat en cours de Mme Le Pen n’était pas menacé), à savoir « la préservation de la liberté de l’électeur, n’était pas ici applicable.
Pour en revenir à notre propos initial, il est, en revanche, certain que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat ont raisonné comme si le droit d’éligibilité pouvait être considéré comme un droit fondamental, un parmi tant d’autres. A ce titre, comme tout droit de l’homme, il peut bénéficier d’un contrôle de proportionnalité (ou de l’équivalent d’un tel contrôle car c’est un contrôle modeste, comme on le sait). Par ailleurs, il doit, comme tout droit fondamental, être concilié avec deux autres droits fondamentaux qui seraient, d’une part, le principe d’égalité et, d’autre part, le droit de suffrage dont une composante serait la liberté de l’électeur de choisir son candidat. En d’autres termes, les deux juridictions font comme si elles mettaient en balance l’inéligibilité avec deux autres droits fondamentaux – l’égalité et la liberté de suffrage – . Le juge doit donc faire la pesée entre ces deux considérations.
On observera néanmoins, comme en passant ; que la première limite fixée à l’inéligibilité – « respect du principe d’égalité devant le suffrage » est assez mal formulée. En effet, devant le Conseil constitutionnel (et non pas devant le Conseil d’Etat) le requérant mahorais a contesté la différence de traitement entre le cas de l’élu local (c’est son cas) et du parlementaire dans la mesure où le premier peut être déclaré démissionnaire d’office par le préfet en cas d’une condamnation par le juge pénal à une inéligibilité alors que ce n’est pas le cas pour l’élu parlementaire. En réalité, le principe d’égalité qui est invoqué ici vaut uniquement pour les candidats à des mandats politiques, et non pour les électeurs. Il concerne donc uniquement l’inéligibilité : ce qui est ici en jeu, c’est un principe d’égalité non pas « devant le suffrage », mais « devant l’éligibilité ». Dans le cas d’espèce, le Conseil constitutionnel (QPC du 28 mars 2025) a estimé qu’il n’y avait pas de véritable règle d’égalité à faire prévaloir quand les personnes éligibles le sont à des mandats différents, comme le sont le mandat d’élu local et le mandat national d’élu parlementaire.
Il ressort de ce qui précède que le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel considèrent, même si c’est implicite, qu’un droit du citoyen aussi essentiel que le droit d’éligibilité est un droit fondamental, donc un droit de l’homme, et non plus un droit politique. Cette tendance à assimiler le droit du citoyen à un droit de l’homme est une tendance lourde de l’évolution du droit de la citoyenneté. Elle aboutit à une « tension au sein du régime actuel de citoyenneté »[13]. Y voir un progrès du droit est à notre avis toute autre chose.
[1] L’auteur remercie vivement Camille Aynès pour sa lecture exigeante de la première version de ce billet.
[2] Comme l’a démontré C. Aynes dans sa thèse, La privation des droits civiques et politiques (L’apport du droit pénal à une théorie de la citoyenneté), Paris, Dalloz, coll ; Bibliothèque des thèses, 2022.
[3] La citation de Leroux est tirée de la thèse de Solirène, elle-même citée par Charles Zorgbibe, « De l’inéligibilité au mandat législatif », Recueil Dalloz, 1967, p. 29.
[4] Ibid..
[5] Ibid. p. 33. Dans son manuel de droit électoral, qui fait désormais autorité en la matière, Romain Rambaud distingue pour sa part entre « les inéligibilités liées à la fonction de la personne » et « les inéligibilités prononcées par le juge » Droit des élections et des référendums politiques, Paris, Montchrestien, 2019. pp 386 et suiv, pp. 390 et suiv.,
[6] Il n’existe pas de spécificité sur les conditions d’éligibilité à l’élection du président de la République, la loi de 1962 se contentant de renvoyer à celles applicables aux députés (art LO 127) . R. Rambaud, op.cit., n° 348.
[7] C. Aynes, La privation des droits civiques et politiques (L’apport du droit pénal à une théorie de la citoyenneté), Paris, Dalloz, coll ; Bibliothèque des thèses, 2022).
[8] Pour les détails on renvoie aux développements très précis d’Eric Buge sur « la logique contemporaine de l’exemplarité », Droit de la vie politique, Paris, PUF, 2018, pp. 396 et suiv
[9] Voir l’article de Cécile Bargues, « L’exemplarité des gouvernants : ce qu’en disent les juges » Jus Politicum n° 28 (2022) L’exemplarité des gouvernants
[10] B. Daugeron, » Le Procès de Marine Le Pen. “L’ordre public démocratique“ : une nouvelle notion judiciaire, vraiment ? » L’Opinion du 11 avril 2025
[11] W. Sadurski “Introduction” in W. Sadurski (ed) Political Rights under Stress in 21st Century Europe, Oxford University Press, 2006, p. 2. the right to vote in elections, the right to stand for election, or the right to set up and belong to political parties” (p. 2)
[12] « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret. Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques »
[13] C. Aynes, op. cit. p. 435
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