Les menaces sur la liberté académique aux États-Unis Par Margaux Bouaziz

L’administration Trump a décidé de mettre sous pression les universités aux États-Unis afin d’obtenir d’elles qu’elles changent leurs programmes et leurs modalités de sélection et de recrutement. Ces menaces sur la liberté académique ne visent pas uniquement les institutions, mais également leurs membres puisque plusieurs étudiants et universitaires étrangers ont vu leurs visas révoqués. Les réponses des universités ont été variées, allant de l’obéissance à la résistance.
The Trump administration has decided to put under pressure US university to get them to change their curriculum, recruitment and enrolment processes. Those threats on academic freedom do not only target the universities, but also their members as several foreign students and faculty have had their visas revoked or have been refused reentry. Replies from the universities have varied going from compliance to resistance.
Par Margaux Bouaziz, maîtresse de conférence à l’université de Bourgogne (CREDESPO)
L’administration Trump tente de mettre au pas non seulement le gouvernement fédéral, mais aussi un certain nombre d’acteurs privés de premier plan. Cette entreprise a visé non seulement certains cabinets d’avocats, mais également de nombreuses universités réputées et considérées comme plutôt comme politiquement progressistes (liberal), telles que Harvard, Columbia, Berkeley, Brown, Cornell, Northwestern, Princeton, George Washington, Johns Hopkins, UCLA, l’université de New York, les universités de Pennsylvanie, du Minnesota et de Californie du Sud, ou encore Georgetown.
Les universités sont vues par Donald Trump et ses soutiens comme des enclaves de gauche opposées à ses politiques. Le président des États-Unis souhaite donc instaurer un contrôle sur les universités, y compris les universités privées. Six des huit universités constituant la Ivy League et d’autres institutions réputées qui sont pour la plupart privées, bénéficient de financements fédéraux, mais l’administration Trump menace de suspendre ceux-ci ou de les supprimer si elles n’acceptent pas de se soumettre à des contrôles renforcés, voire n’accordent pas un véritable droit de regard de l’administration sur leurs recherches et enseignements. Pour chacune de ces universités, ce sont plusieurs dizaines de millions, et parfois même milliards de dollars, qui sont en jeu ce qui représente une part substantielle de leur budget. Ces coupes budgétaires auraient un effet sensible sur l’enseignement, la recherche et leur développement. À côté des attaques visant les universités en tant qu’institution, l’administration Trump a également pris des mesures de rétorsion à l’égard de plusieurs étudiants et enseignants étrangers, notamment ceux ayant pris part à des mouvements propalestiniens, décidant de les expulser du territoire ou de les refouler à la frontière lorsqu’ils avaient temporairement quitté le territoire.
L’ensemble de ces attaques remettent en cause les principaux fondements de la liberté académique. Celle-ci a plusieurs titulaires, il peut s’agir premièrement, de la liberté de l’institution qui doit bénéficier d’une indépendance vis-à-vis du gouvernement fédéral pour déterminer le contenu de ses programmes d’enseignement et de recherche, ou de ses modalités de recrutement ; deuxièmement, de la liberté des universitaires qui doivent être libres dans leurs recherches et leurs enseignements ; troisièmement, des étudiants qui doivent être libres d’apprendre dans de bonnes conditions et de participer à la vie de leur université. Ce cadre général de la liberté académique peut évidemment conduire à des tensions entre les titulaires de cette liberté. Par exemple, comment concilier la liberté de l’institution de décider du cursus que suivent les étudiants et la liberté des enseignants de déterminer le contenu et les modalités de cet enseignement ? Cependant, pour comprendre et analyser la situation actuelle aux États-Unis il n’est pas nécessaire d’explorer ces questions puisque l’enjeu est ici de savoir comment ces trois titulaires, institutions, universitaires et étudiants, sont protégés contre les ingérences du gouvernement fédéral. (d’autres attaques ont également été mises en œuvre dans certains États tels que la Floride et le Texas, mais il n’est pas possible de développer ce point ici).
La liberté académique est ainsi placée sous pression par le gouvernement actuel (I) et les réponses apportées par les universités sont très variées allant de l’obéissance à la résistance (II).
I. Une liberté académique sous pression
L’administration Trump remet en cause la liberté académique d’une part en menaçant de retirer des financements aux universités qui ne se plieraient pas à ses demandes (A) et d’autre part en révoquant les visas de plusieurs étudiants et universitaires étrangers (B).
A. L’instrumentalisation des lois antidiscriminatoires pour geler ou supprimer les financements
Le moyen employé pour contrôler les universités est la menace de suspendre leurs financements. Si la majorité du financement des universités provient de généreux donateurs, une part substantielle est néanmoins fournie par le gouvernement fédéral. L’attribution de ces fonds fédéraux est néanmoins soumise à un certain nombre de conditions : par exemple, les universités ne doivent pas avoir de pratiques discriminatoires fondées sur la race ou le sexe. Ces conditions ont été posées par les lois sur les droits civiques qui ont notamment imposé la déségrégation (titres 6, 7 et 9 du Civil Rights Act). Si une université ne respecte pas une de ces conditions, elle peut se voir retirer les fonds qui lui avaient été attribués.
Aujourd’hui, la suspension des financements pour certaines des universités est juridiquement fondée sur la violation des règles liées au principe de non-discrimination. L’administration Trump considère ainsi que ces universités ont manqué à ces obligations en ne protégeant pas leurs membres contre des actes d’antisémitisme et en mettant en place des politiques d’égalité, de diversité et d’inclusions, elles-mêmes considérées comme discriminatoires[1]. Elle a ainsi mis en demeure plusieurs universités en menaçant de suspendre ou de geler leurs financements si elles ne se pliaient pas à ses demandes. De telles demandent peuvent apparaître à la fois inconstitutionnelles et illégales.
Elles peuvent d’abord sembler inconstitutionnelles pour les universités privées, car une telle ingérence de l’administration fédérale dans le fonctionnement de l’université porte atteinte aux libertés d’opinion, d’expression et d’association garanties par le Premier amendement et éventuellement à la liberté académique, bien que sa valeur constitutionnelle reste débattue (elle divise les cours d’appel des États-Unis, sans que la Cour suprême n’ait expressément tranché la question pour l’instant). La Cour considère que la liberté académique des universités en tant qu’institutions comprend quatre composantes : la liberté de déterminer qui enseigne, ce qui est enseigné, comment cela doit être enseigné et qui peut étudier[2]. Cependant, cette liberté académique n’est pas illimitée et le Congrès peut conditionner l’attribution de fonds à certaines conditions, par exemple, il peut poser comme condition l’accueil dans les universités des recruteurs de l’armée[3]. Aujourd’hui, les demandes tendant à modifier les programmes et les modalités de sélection et de recrutement vont bien plus loin que le simple accueil de recruteur. Même les conditions imposées pour donner des financements peuvent être considérées comme inconstitutionnelles si elles conduisent à ce que le gouvernement dicte aux titulaires de la liberté d’expression « ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire[4] », ce qui est bien ce que fait l’administration en imposant des programmes précis d’enseignement et de recherche.
De plus, les menaces de suspension de financements peuvent également être considérées comme illégales[5]. Le cadre juridique de la conditionnalité des fonds est fixé par le Congrès, car c’est lui qui détient la compétence de décider des dépenses de l’Union. Si la conditionnalité elle-même n’est pas inconstitutionnelle, l’interprétation que l’exécutif donne des lois posant ces conditions peut elle être considérée comme illégale. Par exemple, le gouvernement ne présente pas d’éléments factuels pour soutenir ses accusations d’antisémitisme ou de rupture d’égalité. De plus, la loi relative à ces conditions impose de suivre certaines procédures avant de menacer de geler les financements qui n’ont ici pas été respectées : l’exécutif doit notamment fournir un rapport détaillé au Congrès au moins 30 jours avant tout gel. Le gel des financements lui-même doit être strictement limité au programme concerné et ne peut être réalisé « en bloc » comme menace de le faire l’administration.
La constitutionnalité et la légalité des actions mise en œuvre par le gouvernement Trump pourraient donc être remises en cause devant les juridictions fédérales, il en va de même des programmes d’expulsion d’étudiants et d’universitaires.
B. L’expulsion d’étudiants et d’universitaires étrangers
L’administration Trump a également révoqué plusieurs visas d’universitaires ou d’étudiants étrangers. D’après le New York Times, au moins 800 visas auraient été révoqués et plusieurs personnes ont été arrêtées en vue de leur déportation. Parmi les étudiants visés, un des chefs de file des manifestations propalestiniennes sur le campus de Columbia. Donald Trump s’est lui-même félicité de cette arrestation sur le média Truth Social en écrivant le 10 mars : l’agence de l’immigration « a fièrement appréhendé et placé en détention Mahmoud Khalil, un étudiant étranger radical pro-Hamas sur le campus de l’université de Columbia. Il s’agit de la première arrestation d’une longue série. Nous savons que d’autres étudiants de Columbia et d’autres universités à travers le pays se sont livrés à des activités proterroristes, antisémites et antiaméricaines, et l’administration Trump ne le tolérera pas. Beaucoup d’entre eux ne sont pas des étudiants, mais des agitateurs rémunérés. Nous trouverons, appréhenderons et expulserons ces sympathisants terroristes de notre pays, afin qu’ils ne puissent plus jamais y revenir. »
Le détail des raisons justifiant ces révocations de visas n’est pas connu. Il peut s’agir d’infractions mineures ou, en l’absence de toute infraction, certaines personnes peuvent être expulsées sur le fondement suivant : « [leur] entrée ou les activités prévues aux États-Unis pourraient avoir des conséquences potentiellement graves pour la politique étrangère des États-Unis ». Certains considèrent qu’il s’agit surtout de prétextes pour expulser des étudiants exprimant des opinions déplaisant au gouvernement Trump ou plus simplement que cela est le résultat de la volonté de faire une politique du chiffre en mettant en avant un nombre important de déportations. Ces pratiques sont également susceptibles d’intimider les étudiants ou universitaires étrangers qui ne prendront pas le risque de prendre explicitement position contre le gouvernement de crainte de faire l’objet de représailles et de perdre leur visa.
Face à ces menaces, les universités adoptent des réponses variées.
II. De l’obéissance à la résistance, la variété des réponses des universités
Les universités ont adopté différentes stratégies face aux demandes de l’administration fédérale. Certaines ont choisi de se montrer déférentes dans l’espoir de conserver leur subvention (A) alors que d’autres ont au contraire souhaité marquer leur refus et leur indépendance aux risques de mettre en péril leurs finances (B).
A. Courber l’échine
Columbia a par exemple fait droit à la plupart des demandes de l’administration, en dépit des réserves exprimées par plusieurs professeurs de droit de cette université[6].
En mars, dans une lettre adressée à la présidente par intérim de l’université de Columbia, l’administration fédérale a notamment accusé l’université de ne pas avoir protégé ses étudiants et enseignants contre les violences antisémites et le harcèlement. L’administration a alors conditionné la poursuite de la relation financière à une série de demandes. Certaines ont un lien plus ou moins ténu avec ce qui est reproché à l’université : l’adoption de la définition de l’antisémitisme retenue par un des décrets de Donald Trump, la mise en place de sanctions disciplinaires pour les campements installés sur les pelouses de l’université (précisant que cela devait résulter dans l’exclusion ou la suspension pour plusieurs années des étudiants impliqués), la mise en place plus générale de règles de sanctions pour éviter que les enseignements, la recherche ou la vie du campus ne soient perturbés. D’autres semblent plus éloignés et impliquent une ingérence de l’administration dans la gestion de l’université : la suppression de la commission de sanction disciplinaire (pour la remplacer par un dispositif de sanctions uniquement décidées par le président de l’université), l’interdiction des masques sur le campus, le placement sous tutelle du département d’études du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique pour au moins cinq ans et une proposition de restructuration du département présentant une stratégie pour réformer les admissions d’étudiants et de doctorants ainsi que les recrutements internationaux.
Columbia a fait le choix de coopérer avec le gouvernement en faisant droit à ses demandes et, notamment, en plaçant sous tutelle le département d’études du Moyen-Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique. Une telle procédure mise en place à la demande du gouvernement est sans précédent. Les détails de la tutelle ne sont pour l’instant pas connus, mais le principe même d’un contrôle fédéral sur un département d’une université privée est inédit.
D’autres universités ont au contraire choisi de ne pas répondre favorablement aux demandes gouvernementales.
B. Tenter de résister
À l’inverse, Georgetown et Harvard fournissent deux exemples d’universités qui se sont farouchement opposées aux demandes de l’exécutif.
En février, dans une lettre adressée au doyen de la faculté de droit de Georgetown, le ministère de la justice lui demandait de mettre fin à la promotion et à l’enseignement de la diversité, de l’équité et de l’inclusion. En cas de refus, le gouvernement informait l’université qu’aucun emploi ou stage ne serait offert aux diplômés de cette université. Le doyen avait alors répondu : « compte tenu de la protection que le Premier amendement offre à la liberté d’une université de déterminer son propre programme et ses modalités d’enseignements, la violation constitutionnelle derrière cette menace est claire ».
S’agissant d’Harvard, en avril, le gouvernement lui reprochait d’avoir fait l’objet d’une « capture idéologique » et de « n’avoir pas satisfait aux conditions intellectuelles et relatives aux droits civiques qui justifient un investissement fédéral ». Les demandes de l’administration étaient bien plus extensives que celles déjà importantes formulées à l’égard de Columbia : réforme de la gouvernance, modification des modalités de recrutements et d’admission (notamment en mettant fin à toute politique de parité ou d’emploi ou d’admission pour les minorités et en favorisant une diversité de points de vue, c’est-à-dire en embauchant des conservateurs) et soumission de ces modalités à un audit mené par le gouvernement fédéral, modification des modalités d’admission pour les étudiants internationaux afin de s’assurer qu’ils ne sont pas « hostiles aux valeurs et institutions américaines » et signalement de tous les étudiants étrangers qui violent les règles de conduite (ce qui pourrait servir de fondement pour les expulser), réforme des cursus au sein desquels de graves actes antisémites ou d’autres biais ont été constatés, fin de tous les programmes de diversité, d’équité et d’inclusion, réforme de la discipline des étudiants (sanction à l’égard des groupes propalestiniens, interdiction des masques, expulsions d’étudiants, etc.), protection des lanceurs d’alerte qui signaleraient au gouvernement fédéral les manquements d’Harvard, transparence et coopération avec le gouvernement.
Le président de l’université d’Harvard, Alan M. Garber a fait le choix d’une lettre ouverte intitulée « la promesse de l’enseignement supérieur américain[7] » dans laquelle il considère que le but du gouvernement n’est pas de combattre l’antisémitisme de manière coopérative et constructive, mais d’exercer un contrôle sur les conditions intellectuelles à Harvard. Harvard a ainsi répondu au gouvernement que l’université refusait d’abandonner son indépendance et ses droits constitutionnels et qu’aucune université privée ne pouvait accepter d’être contrôlée par le gouvernement fédéral. Le président de l’université considère que les demandes du gouvernement fédéral sont illégales et inconstitutionnelles. Lundi 21 avril Harvard a décidé d’assigner l’administration Trump l’accusant de vouloir contrôler l’université en violation du Premier amendement et de la loi sur les droits civiques.
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Comme souvent aux États-Unis, ce sera surement devant les juridictions, et en dernier lieu devant la Cour suprême, que se régleront ces questions : le Président peut-il ainsi prétendre exercer un contrôle sur les programmes de recherches et d’enseignements des universités, y compris privées ? L’administration fédérale peut-elle expulser massivement les universitaires et étudiants étrangers au seul motif que ceux-ci exprimeraient des opinions politiques jugées incompatibles avec la politique étrangère des États-Unis ?
Cependant, de manière inédite, les interrogations ne cesseront pas après les décisions juridictionnelles puisque se posera alors la question de savoir si l’administration respectera des décisions défavorables et les exécutera. Comme dans beaucoup d’autres domaines aux États-Unis, la volonté politique de respecter l’État de droit apparaît incertaine.
[1] Sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême à l’égard de la discrimination positive à l’université voir https://blog.juspoliticum.com/2023/07/17/linterdiction-de-la-prise-en-compte-de-la-race-dans-la-selection-a-luniversite-aux-etats-unis-la-majorite-conservatrice-de-la-cour-supreme-poursuit-son-activisme-politique/
[2] Sweezy v. New Hampshire, 354 U. S. 234 (1957) ; Keyishian v. Board of Regents, 385 U. S. 589 (1967) ; Regents of Univ. of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978) ; Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003). Sur la liberté académique et le droit, le livre de référence est désormais David Rabban, Academic Freedom (From Professional Norm to First Amendment Right), Harvard Univ. Press, 2024.
[3] Rumsfeld v. Forum for Academic and Institutional Rights, Inc., 547 U.S. 47 (2006).
[4] Ibid.
[5] Pour une analyse détaillée https://balkin.blogspot.com/2025/03/a-title-vi-demand-letter-that-itself.html?m=1
[6] Ibid.
[7] https://www.harvard.edu/president/news/2025/the-promise-of-american-higher-education/