Le pouvoir du président des États-Unis de déployer les forces armées sur le territoire national. À propos du mémorandum signé par Donald Trump le 7 juin dernier Par Maud Michaut

Donald Trump, par sa pratique du pouvoir, remet en cause les équilibres auxquels ses prédécesseurs se conformaient généralement. Le mémorandum qu’il a pris le 7 juin dernier en réponse aux manifestations qui se déroulaient à Los Angeles contre sa politique en matière d’immigration en constitue un nouvel exemple. En décidant de la fédéralisation d’une partie de la garde nationale de Californie et du déploiement de militaires, Donald Trump met à l’épreuve les rapports entre le président, le Congrès et les juges et entre le gouvernement fédéral et les États. Surtout, l’épisode pose la question importante et relativement inédite des fondements et de l’étendue du pouvoir du président des États-Unis de recourir à des militaires pour maintenir l’ordre sur le territoire national et assurer l’application des politiques fédérales. Les enjeux sont bien sûr considérables, de telles décisions n’étant pas sans risque pour la démocratie et les droits des individus. Elles sont en outre susceptibles d’entraîner une certaine politisation de l’armée, alors que la force de l’institution aux États-Unis tient notamment au fait qu’elle transcende les clivages partisans.
Through his exercise of power, Donald Trump challenges the institutional balances that his predecessors generally respected. The memorandum he issued on June 7 in response to the demonstrations taking place in Los Angeles against his immigration policy offers yet another illustration. By federalizing part of California’s National Guard and deploying military personnel, Trump is testing the relationships between the President, Congress, and the judiciary, as well as between the federal government and the states. Most importantly, the episode raises the important – and relatively novel – issue of the legal basis and extent of the President’s power to use military forces to maintain order within the national territory and to enforce federal policies. The stakes are undeniably high: such decisions are not without risk for democracy and individual freedoms. They may also contribute to the politicization of the military, an institution whose strength in the United States stems in part from its ability to remain above partisan divisions.
Par Maud Michaut, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Panthéon Assas
Depuis le début de son second mandat, Donald Trump assume une politique particulièrement restrictive en matière d’immigration ; elle repose notamment sur l’expulsion d’étrangers dépourvus de titre de séjour, alors même que certains résident et travaillent sur le territoire américain depuis de nombreuses années. Au début du mois de juin, les agents du service de l’immigration et des douanes, une administration fédérale généralement désignée par l’acronyme ICE (Immigration and Customs Enforcement), ont réalisé un grand nombre de contrôles dans la région de Los Angeles et placé en centre de rétention plusieurs centaines d’étrangers. Des rassemblements ont eu lieu en protestation contre ces arrestations, la majorité sans heurt, mais certains émaillés d’actes de violence (projectiles et incendies de véhicules). Pour mettre fin à ces manifestations, Donald Trump a signé le samedi 7 juin un mémorandum[1] « pour la protection des missions du ministère de la sécurité intérieure », ministère auquel est rattaché l’ICE. Il est possible d’y distinguer deux séries de mesures. Donald Trump y prononce d’une part la fédéralisation de deux mille membres de la garde nationale de Californie, normalement sous contrôle étatique, ce chiffre ayant ensuite été porté à quatre mille.Il ordonne d’autre part leur déploiement, ainsi que de sept cents marines, afin d’assurer la sécurité des agents de l’ICE et la protection d’installations fédérales, en particulier des centres de rétention. Opposé à cette politique, Gavin Newsom, gouverneur de la Californie, forme dès le 9 juin un recours contentieux. Le 12 juin, le juge Charles Breyer de la cour fédérale de district de San Francisco émet une interdiction d’exécution provisoire, demandant que la garde nationale soit à nouveau placée sous l’autorité du gouverneur de Californie. Le 19 juin, une formation de trois juges de la cour fédérale d’appel pour le Neuvième Circuit suspend le jugement provisoire, laissant la garde nationale sous contrôle fédéral. Le 15 juillet, Pete Hegseth, secrétaire à la défense, annonce le retrait de la moitié des militaires de la garde nationale.
Le mémorandum soulève d’importants problèmes juridiques. Le premier est relatif à son fondement légal. En l’espèce, une source supplémentaire de complexité (et d’inquiétude) vient du fait que l’habilitation au titre de laquelle Donald Trump a prétendu agir demeure incertaine : il faut donc identifier les différentes possibilités avant de déterminer si elles pouvaient effectivement fonder en droit les décisions prises (I). Le second est de savoir si le mémorandum méconnaît l’interdiction faite par le Posse Comitatus Act de 1878[2] de recourir à des militaires pour faire exécuter les lois : la question devient celle des opérations susceptibles d’être menées par les militaires déployés à Los Angeles (II). Le troisième tient aux conséquences qu’il convient de tirer de l’opposition de l’État sur le territoire duquel l’armée a été autorisée à intervenir, en l’espèce l’État de Californie (III).
I. Le fondement légal du mémorandum
Que l’acte soit ici dénommé « mémorandum » n’a aucune importance : le régime est strictement identique à celui d’un executive order et la question demeure celle de l’habilitation, constitutionnelle ou législative, au titre de laquelle le président agit. À cet égard, Donald Trump se contente d’invoquer dans son mémorandum « l’autorité que [lui] confèrent la Constitution et les lois des États‑Unis d’Amérique, en tant que président »[3]. La seule disposition précise à être citée est une loi de 1903, aujourd’hui codifiée au 10 U.S.C. § 12 406, qui permet au président des États-Unis de placer ponctuellement la garde nationale sous son autorité. En effet, la garde nationale, qui est l’héritière des anciennes milices, est en principe mobilisée par le gouverneur de l’État ou du territoire ; ce n’est que par exception que le Congrès a autorisé le président des États-Unis à la « fédéraliser ». Quant à la décision de déployer les membres de la garde nationale et les marines, il faudrait déduire du fait que Donald Trump ne cite ici que le § 12 406, soit qu’il considère que le § 12 406 constitue en lui-même une habilitation suffisante, soit qu’il revendique implicitement un pouvoir constitutionnel en ce sens, qui constituerait le véritable fondement de cette seconde décision.
En réalité, force est de constater que Donald Trump se montre très peu soucieux de fonder sa décision en droit, ce qui est extrêmement problématique. Cela l’est d’autant plus que la tradition américaine envisage un rôle assez limité des militaires dans les affaires civiles, qu’il est reconnu aux États une large compétence en matière de police et, qu’au niveau fédéral, la Constitution ne confère pas au seul président autorité sur les forces armées, mais réserve un rôle important au Congrès. S’inscrivant à rebours de tous ces éléments, Donald Trump semble estimer qu’il détient finalement le pouvoir de déployer l’armée chaque fois qu’il le juge nécessaire. D’ailleurs, il a été révélé que des militaires déployés à Los Angeles ont participé à une opération de lutte contre le trafic de drogue menée par la police anti-drogue (Drug Enforcement Administration), ce qui, en tout état de cause, n’était certainement pas autorisé par le mémorandum du 7 juin[4].
a) 10 U.S.C. § 12 406
Si l’argumentation est assez peu claire, l’administration semble d’abord indiquer dans ses mémoires en défense que le président se serait fondé sur le § 12 406 pour fédéraliser une partie de la garde nationale de Californie, puis pour la déployer à Los Angeles. Il n’est pourtant pas du tout certain que le § 12 406 puisse fonder en droit cette seconde mesure. Une telle interprétation de la disposition serait largement inédite[5]. En effet, la loi de 1903 a été adoptée dans le cadre de la réorganisation de la garde nationale et elle est aujourd’hui codifiée au titre 10 de l’U.S. Code, qui est relatif au statut et à l’organisation de cette même garde nationale. En outre, le § 12 406 n’est habituellement pas utilisé seul. Les présidents l’invoquent généralement en association avec l’Insurrection Act, dont on reparlera plus loin : c’est sur le fondement de cette dernière loi que le président décide de déployer des militaires et de leur confier la réalisation d’opérations civiles quand le § 12 406 lui donne simplement autorité sur la garde nationale. Par ailleurs, cette disposition ne concerne que la garde nationale, mais non les marines : le fondement juridique de ce déploiement demeurerait ainsi en suspens.
Pourtant, ce point n’a pas été discuté au contentieux, le débat se concentrant sur la réalisation des conditions auxquelles le § 12 406 soumet sa propre application : Donald Trump pouvait-il légalement prendre une telle décision, eu égard à la situation à Los Angeles d’un côté et aux conditions auxquelles le Congrès a subordonné la mise en œuvre du § 12 406 de l’autre[6] ? En effet, aux termes du § 12 406, le président peut décider de prendre le contrôle de la garde nationale d’un État dans trois hypothèses : en cas d’invasion étrangère, de rébellion contre l’autorité du gouvernement des États-Unis ou lorsque les forces civiles ne suffisent pas à assurer l’application des lois. Donald Trump, dans le mémorandum, qualifie ainsi la situation : « Dans la mesure où les manifestations ou les actes de violence entravent directement l’exécution des lois, ils constituent une forme de rébellion contre l’autorité du gouvernement des États-Unis »[7]. La formule est ambiguë, puisqu’elle amalgame deux des faits déclencheurs autorisés : l’impossibilité d’appliquer les lois et l’existence d’une rébellion. C’est pourtant cette dernière justification qui semble devoir être retenue, des membres de l’administration présidentielle ayant ensuite dénoncé une « insurrection » à Los Angeles. Une telle qualification est problématique à plusieurs niveaux. Il faut d’abord noter que, de la présentation sous la forme d’une alternative (« les manifestations ou les actes de violence »), il faut conclure que des manifestations pacifiques constituent en elles-mêmes une rébellion contre l’autorité du gouvernement des États-Unis. Il est ensuite douteux que, même s’il était tenu compte des actes de violence, la situation à Los Angeles présente une gravité telle qu’elle puisse être qualifiée de rébellion. Il est d’ailleurs remarquable que le mémorandum ne circonscrive pas les faits à un lieu particulier, puisqu’il ne mentionne même pas Los Angeles. De même, les travaux préparatoires de la loi révèlent que la troisième hypothèse était comprise comme particulièrement exigeante : il ne s’agissait pas de simplement montrer que les lois risquaient d’être méconnues.
Un autre problème tient à l’identification de l’institution compétente pour décider que les conditions posées par la loi sont satisfaites. En ne définissant pas les catégories juridiques, le Congrès a préservé une grande liberté d’appréciation au bénéfice du président des États-Unis. En outre, le juge examine avec déférence la caractérisation de la situation par le président et renonce à y substituer sa propre appréciation, si celle-ci est différente. Ainsi la Cour suprême a-t-elle déclaré dès 1827 : « Lorsqu’une loi confère un pouvoir discrétionnaire à une personne, à exercer en se fondant sur sa propre appréciation de certains faits, il convient, selon une règle d’interprétation bien établie, de considérer que la loi fait de cette personne le juge unique et souverain de l’existence de ces faits. […] Le risque d’abus ne saurait constituer une objection recevable, car aucun pouvoir n’est à l’abri d’un usage abusif »[8]. Dans son jugement provisoire, le juge Charles Breyer affirmait que la situation à Los Angeles n’était pas constitutive d’une rébellion. En revanche, la formation de jugement de la cour d’appel pour le Neuvième Circuit a jugé que l’application des lois était effectivement compromise : cette condition suffisante étant remplie, elle a déclaré s’abstenir de se prononcer sur l’existence d’une rébellion.
b) Le pouvoir constitutionnel de protection (protective power)
Aucune disposition de la Constitution de 1787 ne confère expressément au président le pouvoir de déployer l’armée sur le territoire national. Au contraire, la section 8 de l’Article I prévoit qu’il revient au Congrès « de pourvoir à la mobilisation de la milice pour faire exécuter les lois de l’Union, réprimer les insurrections et repousser les invasions »[9]. Les présidents successifs ont pourtant déduit de la Constitution un pouvoir de protection (protective power), qui leur permettrait d’utiliser les forces armées en dehors de toute habilitation législative pour protéger la propriété fédérale et les fonctions fédérales[10]. Tel qu’il est présenté par l’Exécutif au début des années 1970, ce pouvoir de protection serait tiré de la Take Care Clause de la Constitution[11] et son existence serait confirmée par certaines jurisprudences anciennes de la Cour suprême des États-Unis. Une telle interprétation de la Constitution reste néanmoins discutable. Or, cette théorie, créée de toutes pièces par la branche exécutive, n’a jamais été confirmée par un juge – ni reconnue par le Congrès. Quoi qu’il en soit, Donald Trump semble y avoir recours en l’espèce. Les formules utilisées sont en tout cas très similaires à celles d’une opinion de l’Office of Legal Counsel du ministère de la Justice, qui revendique l’existence d’un tel pouvoir[12]. En effet, les militaires se voient confier la mission « d’assurer, de façon temporaire, la protection du personnel de l’ICE et des autres agents du gouvernement des États‑Unis exerçant des fonctions fédérales, notamment celle de faire exécuter la loi fédérale, ainsi que la préservation des biens fédéraux, dans les lieux où se déroulent ou sont susceptibles de se dérouler des manifestations contre ces fonctions, d’après les évaluations de la menace actuelle et les opérations prévues »[13]. La théorie présente en outre l’avantage de pouvoir s’appliquer tant au déploiement de la garde nationale qu’à celui des marines.
Il reste que l’Office of Legal Counsel avait établi différents critères pour qu’un président puisse avoir recours aux forces armées sur ce fondement. En particulier, il est exigé que l’État ou les autorités civiles ne puissent pas ou ne veuillent pas accorder une protection appropriée et que le recours aux forces armées fédérales soit donc nécessaire. La situation à Los Angeles ne répondait probablement pas à cette exigence de nécessité au moment où Donald Trump a fédéralisé la garde nationale de Californie et a envoyé les marines[14]. L’État de Californie n’a toutefois pas soulevé la question à l’appui de son recours.
La détermination du fondement légal des décisions de Donald Trump est problématique à plusieurs niveaux : ce fondement n’est pas expressément mentionné dans le mémorandum ; il n’est pas certain que les habilitations au titre desquelles Donald Trump a pu agir puissent jamais fonder un déploiement des forces armées ; même si elles le pouvaient dans certaines circonstances, il n’est pas certain que ces circonstances soient réalisées à Los Angeles. Mais même à supposer que Donald Trump ait pu se prévaloir en l’espèce d’un tel pouvoir de recourir aux militaires sur le territoire national, il faut encore déterminer les opérations susceptibles d’être menées par les militaires, une fois ceux-ci déployés.
II. Les opérations susceptibles d’être menées par des militaires
Les actes que les forces armées sont autorisées à accomplir une fois déployées dépendent d’abord du fondement juridique retenu. L’Exécutif reconnaît ainsi que le potentiel d’action des militaires est plus réduit si le fondement légal est le pouvoir constitutionnel de protection plutôt qu’une habilitation législative. L’Office of Legal Counsel l’indique implicitement dans son opinion de 1971 et l’ancien Attorney General William Barr l’a également affirmé, cette fois plus explicitement. Il reste que, là encore, les limites exactes sont très incertaines : elles ne peuvent être déterminées que par le test de la pratique.
Ensuite, il existe aux États-Unis une loi, le Posse Comitatus Act, qui interdit en principe d’utiliser les forces militaires comme force de police ou pour faire exécuter les lois sur le territoire national[15]. Cette loi constitue la traduction juridique d’une tradition ancienne aux États-Unis, qui voit dans l’intervention militaire en matière civile une menace pour la démocratie et la liberté. Cette tradition paraît s’être constituée en réaction au recours extensif à la police et à l’armée par la Grande-Bretagne dans ses colonies américaines. Dans cette conception, le rôle des militaires doit être, dans la mesure du possible, limité à la défense du pays contre les puissances étrangères hostiles et, pour certaines unités, à l’organisation de la réponse aux désastres naturels. Il faut en revanche éviter que l’armée soit utilisée contre le peuple américain lui-même.
Le Posse Comitatus Act prévoit toutefois que la Constitution ou la loi peuvent prévoir des dérogations au principe d’interdiction qu’il pose. À cet égard, l’exception la plus importante résulte de l’Insurrection Act, qui autorise le président des États-Unis à déployer, dans certaines circonstances, les forces armées pour qu’elles assurent l’application de la loi. Cette loi a été invoquée pour la dernière fois en 1992, quand le gouverneur de Californie a demandé à George H. W. Bush une aide militaire pour mettre fin aux émeutes qui ont suivi l’acquittement de quatre policiers accusés d’avoir battu Rodney King. Sur ce point, cependant, le mémorandum est clair : il ne constitue pas une invocation de l’Insurrection Act. Ce choix de Donald Trump peut surprendre, notamment au regard de l’enthousiasme qu’il avait manifesté par le passé pour cette loi. Certains l’expliquent par les risques, à la fois contentieux et en termes d’image, qu’il y avait à utiliser l’Insurrection Act, beaucoup étant familiers de cette loi et avertis des risques d’abus[16].
À l’appui de son recours, le gouverneur de Californie développe alors un moyen tiré de la violation du Posse Comitatus Act. Même si l’argumentation est quelque peu confuse et parfois contradictoire, l’administration semble pour le moment soutenir en défense qu’il n’est pas dérogé à l’interdiction, parce que les militaires n’accomplissent pas à Los Angeles des actes d’exécution des lois (law enforcement) au sens du Posse Comitatus Act. En premier lieu, il faut noter que les marines ne sont pas concernés par l’interdiction, n’étant pas mentionnés dans le Posse Comitatus Act. Quant aux membres de la garde nationale, ils ne le sont que lorsque la garde nationale est fédéralisée ; en revanche, lorsqu’elle est placée sous l’autorité du gouverneur de l’État ou du territoire, ses membres peuvent participer à des opérations civiles d’exécution des lois si le droit de l’État les y autorise. Dans un second temps, la question est alors de savoir si une mission de protection des personnels fédéraux et des installations, comme celle confiée aux membres de la garde nationale dans le mémorandum, est susceptible de comporter des actes d’exécution des lois au sens du Posse Comitatus Act. L’Exécutif a soutenu la thèse contraire par le passé, mais aucun juge n’a jamais eu à se prononcer sur ce point précis. À ce jour, les cours ont élaboré plusieurs tests concurrents pour déterminer quelles opérations sont interdites aux militaires en application du Posse Comitatus Act. La cour fédérale d’appel pour le Neuvième Circuit, territorialement compétente en l’espèce, a par exemple jugé en 2015 que les actes qui « constituent une immixtion dans les activités des autorités civiles » méconnaissent l’interdiction posée par la loi[17]. En tout état de cause, ce n’est sans doute pas parce que sa finalité est la protection des personnels et des installations fédéraux qu’un acte particulier ne relèvera pas de l’exécution des lois (ainsi, par exemple, des arrestations ou des perquisitions que les militaires peuvent être amenés à réaliser).
S’il fallait conclure qu’en l’espèce, les militaires accomplissent bien, sur le fondement du mémorandum, des actes d’exécution de la loi (law enforcement), le problème se déplacerait : il s’agirait à présent pour l’administration de montrer en défense que le § 12 406 ou le pouvoir constitutionnel de protection, selon le fondement juridique retenu, constituent des exceptions au Posse Comitatus Act et autorisent le président à déroger à l’interdiction. Une telle interprétation n’a jamais été soutenue à ce jour, même par l’Exécutif. Rien n’est donc moins certain.
Une dernière série de moyens repose sur l’opposition de l’État aux décisions prises par Donald Trump.
III. Les conséquences à tirer de l’opposition de l’État de Californie
L’opposition de l’État de Californie est invoquée à deux titres distincts dans le débat contentieux. Elle est d’abord utilisée pour démontrer la violation des conditions auxquelles le § 12 406 soumet sa propre mise en œuvre. En effet, la seconde partie de la disposition, issue d’un amendement adopté en 1908, prévoit que les décisions d’appeler la garde nationale au service de la fédération « seront transmises par l’intermédiaire des gouverneurs des États »[18]. Or, le mémorandum a directement été envoyé par le secrétaire à la défense à l’adjudant général de Californie, sans passer à aucun moment par Gavin Newsom. Il reste que les débats préparatoires ne permettent guère d’éclairer le sens de la formule : s’il semble qu’il faille effectivement en déduire que le gouverneur a un certain rôle à jouer lors de la mise en œuvre du § 12 406, il est douteux que la loi requière son consentement[19]. D’ailleurs, les précédents ne vont pas dans ce sens. Par le passé, la décision de fédéraliser la garde nationale a été prise malgré l’objection du gouverneur. Ironiquement, la dernière occurrence date de 1965, lorsque Lyndon B. Johnson avait fédéralisé la garde nationale à Selma, en Alabama, pour protéger les manifestants défendant les droits civiques. Dans son ordonnance, le juge Charles Breyer a néanmoins jugé que les conditions procédurales du § 12 406 avaient effectivement été méconnues, la décision présidentielle n’ayant même pas été communiquée au gouverneur. Les juges d’appel ne l’ont pas suivi sur ce point.
Mais le fédéralisme est également utilisé à l’appui d’un autre moyen, tiré de la méconnaissance du Dixième Amendement de la Constitution. Aux termes de celui-ci, « Les pouvoirs non délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont réservés aux États respectivement, ou au peuple »[20]. Le raisonnement est le suivant : les décisions de Donald Trump le conduisent à s’approprier un pouvoir réservé aux États, à savoir celui de maintenir l’ordre et de faire exécuter les lois sur leur territoire. En effet, aucune disposition de la Constitution ne lui confère le pouvoir de déployer les forces armées et il ne se fonde pas sur une habilitation législative qui aurait été, elle, expressément prévue par la Constitution. Il est néanmoins difficile de prédire comment un juge pourrait répondre à un tel moyen, qui reste assez conceptuel et pour lequel il n’existe pas de jurisprudence bien établie.
* * *
Nombre de décisions prises par Donald Trump depuis le début de son second mandat mettent à l’épreuve les principes au fondement du régime américain. Tel est le cas du mémorandum du 7 juin, qui lui permet finalement de transformer les forces armées américaines en un instrument au service de sa politique intérieure. Il s’agit d’une manifestation supplémentaire d’une pratique illibérale du pouvoir, qui paraît en outre assez indifférente aux considérations de légalité. Mais quelles limites sont alors susceptibles d’être opposées au président des États-Unis quand le Congrès, les juges et les États fédérés paraissent tour à tour peu enclins ou impuissants à jouer le rôle de contrepouvoirs ?
[1] Donald J. Trump, Department of Defense Security for the Protection of Department of Homeland Security Functions, Memorandum for the Secretary of Defense, the Attorney General and the Secretary of Homeland Security, 7 juin 2025
[2] Pub. L. 45-263, 20 Stat. 152 (1878).
[3] « by the authority vested in me as President by the Constitution and the laws of the United States of America »
[4] Elizabeth Goitein, « Trump’s Use of Federal Troops in Drug Raid Outside of Los Angeles: An Alarming Escalation », Just Security, 25 juin 2025
[5] Elizabeth Goitein, « “The Insurrection Act” by Any Other Name: Unpacking Trump’s Memorandum Authorizing Domestic Deployment of the Military », Just Security, 10 juin 2025 ; Chris Mirasola, « Unpacking the Protective Power », Lawfare, 12 juin 2025
[6] Dan Maurer, « Defining ‘Rebellion’ in 10 U.S.C. § 12406 and the Insurrection Act », Lawfare, 23 juin 2025
[7] « To the extent that protests or acts of violence directly inhibit the execution of the laws, they constitute a form of rebellion against the authority of the Government of the United States » : Donald J. Trump, Department of Defense Security for the Protection of Department of Homeland Security Functions, Memorandum for the Secretary of Defense, the Attorney General and the Secretary of Homeland Security, 7 juin 2025
[8] « Whenever a statute gives a discretionary power to any person to be exercised by him upon his own opinion of certain facts, it is a sound rule of construction that the statute constitutes him the sole and exclusive judge of the existence of those facts. […] It is no answer that such a power may be abused, for there is no power which is not susceptible of abuse. » : Martin v. Mott, 25 U.S. 19, 31-32 (1827)
[9] « To provide for calling forth the Militia to execute the Laws of the Union, suppress Insurrections and repel Invasions » : U.S. Const., Art. I, sect. 8.
[10] Voir Chris Mirasola, « Unpacking the Protective Power », Lawfare, 12 juin 2025
[11] Qui prévoit que le président « veillera à ce que les lois soient fidèlement exécutées » : « he shall take Care that the Laws be faithfully executed », U.S. Const., Art. II, sect. 3.
[12] William H. Renquist, Authority to Use Troops to Prevent Interference With Federal Employees by Mayday Demonstrations and Consequent Impairment of Government Functions, 1 Supp. Op. O.L.C. 343 (1971).
[13] « to temporarily protect ICE and other United States Government personnel who are performing Federal functions, including the enforcement of Federal law, and to protect Federal property, at locations where protests against these functions are occurring or are likely to occur based on current threat assessments and planned operations » : Donald J. Trump, Department of Defense Security for the Protection of Department of Homeland Security Functions, Memorandum for the Secretary of Defense, the Attorney General and the Secretary of Homeland Security, 7 juin 2025
[14] Ryan Goodman, « The “Unwilling or Unable” Test for Sending U.S. Military to Los Angeles », Just Security, 16 juin 2025, https://www.justsecurity.org/114698/unwilling-unable-protective-power/.
[15] « as a posse comitatus or otherwise to execute the laws » : 18 U.S.C. § 1385.
[16] Elizabeth Goitein, « “The Insurrection Act” by Any Other Name: Unpacking Trump’s Memorandum Authorizing Domestic Deployment of the Military », Just Security, 10 juin 2025, https://www.justsecurity.org/114282/memorandum-national-guard-los-angeles/.
[17] « pervades the activities of civilian officials » : United States v. Dreyer, 804 F.3d 1266 (9th Cir. 2015).
[18] « Orders for these purposes shall be issued through the governors of the States » : 10 U.S.C. § 12 406.
[19] Chris Mirasola, « The Governor’s Role in Federalizing the National Guard Under 10 U.S.C. § 12406 », Lawfare, 10 juin 2025, https://www.lawfaremedia.org/article/the-governor-s-role-in-federalizing-the-national-guard-under-10-u.s.c.-12406.
[20] « The powers not delegated to the United States by the Constitution, nor prohibited by it to the States, are reserved to the States respectively, or to the people. » : U.S. Const., Dixième Amendement.
Crédit photo : The National Guard / CC BY 4.0 / U.S. Army, photo by Sgt. 1st Class Christy L. Sherman