Le syndrome de Francfort (de la rébellion en Catalogne). Le juge espagnol versus le juge allemand [Par Franck Laffaille]

Le syndrome de Francfort (de la rébellion en Catalogne). Le juge espagnol versus le juge allemand [Par Franck Laffaille]

Le Tribunal suprême espagnol (chambre pénale) confirme le maintien en détention provisoire de Jordi Sanchez, l’un des dirigeants catalans emprisonnés. Au-delà de l’espèce, cette décision intéresse grandement : le juge espagnol – dans un surprenant obiter dictum – critique son homologue allemand [1] (qui a libéré C. Puigdemont nonobstant le mandat d’arrêt européen formulé à son encontre). Le raisonnement du Tribunal régional supérieur de Schleswig-Holstein est « carente de rigor » : comment a-t-il pu minorer le danger menaçant l’Espagne, à savoir « un grave processus sécessionniste » conduisant à la destruction de « l’ordre juridique étatique et autonomique » ? Et le Tribunal suprême d’ajouter : nul doute qu’un président de Land irrédentiste ferait l’objet de poursuites pénales en Allemagne…

 

Spain’s Supreme Court refused to release from prison Jordi Sànchez, an activist who appealed the blocking of his appointment as president of the Generalitat. The Supreme Court referred to the Schleswig-Holstein court’s decision which released Carles Puigdemont, the deposed Catalan president who was detained on a European Arrest Warrant in Germany. The German tribunal’s judgment is « carente de rigor »: how dare can it disregard Spain’s secessionist crisis, with destruction of its constitutional legal order? If Germany should face such a secessionist crisis – with a Land’s president trying to organize such a process – the German judge would prosecute such a leader for high treason.

 

Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (Cerap, Villetaneuse) – Université de Paris XIII (Sorbonne-Paris-Cité)

 

Le 17 avril 2018, le juge pénal espagnol (Tribunal supremo, Sala de lo penal) se prononce sur le refus opposé au détenu Jordi Sanchez i Picanyol (l’un des dirigeants catalans emprisonnés pour rébellion irrédentiste). En détention provisoire, il entendait jouir d’une libération provisoire pour se présenter (le 12 mars 2018) devant l’assemblée parlementaire de la Generalitat de Catalogne et être investi président de cette Communauté [2]. Première remarque : la présente décision du Tribunal suprême étant rendue plus d’un mois après le jour de l’investiture, cette question n’est plus centrale. Seconde remarque : nonobstant la nature pénale de la cause, le présent propos ne vise pas à cogiter – à titre principal – sur le bien ou mal fondé de la décision refusant la libération de Jordi Sanchez. La décision du Tribunal suprême intéresse pour d’autres raisons. Elle est tout d’abord au cœur d’une guerre des juges : le juge espagnol condamne, en termes virulents, la décision de son homologue allemand (le Tribunal régional supérieur de Schleswig-Holstein). Ce dernier libère Carles Puigdemont i Casamajó, nonobstant le mandat d’arrêt européen formulé à son encontre. Puis, le juge espagnol dessine – tout au long des 37 pages que constitue sa décision – la rupture constitutionnelle réalisée par les dirigeants politiques de Catalogne dans l’espoir d’instituer une république indépendante.

 

Trois questions méritent (rapide) étude. Le Tribunal suprême assène une (irritée) leçon comparatiste – et de méthodologie herméneutique – à son homologue allemand dont le raisonnement lui semble « carente de rigor » (I). L’irrédentisme catalan est condamné en ce qu’il porte atteinte à l’intégrité et à la structure constitutionnelle de l’Etat espagnol (II). Elu du peuple, l’inculpé ne saurait arguer – à bon escient – de la violation de son droit de participation politique eu égard au bien juridique à protéger le « nucleo » du système politique espagnol (III).

 

I. La leçon de droit comparé du juge espagnol au juge allemand

 

Le Tribunal suprême doit, en principe, seulement se prononcer sur la question suivante : convenait-il de libérer quelques heures Jordi Sanchez pour qu’il se présente devant le Parlement autonomique et recevoir investiture ? Durant 26 pages et demi, le Tribunal réfléchit sur la situation catalane au regard de l’Etat de droit et de la Constitution espagnols, sur la responsabilité de l’emprisonné, sur les événements qui secouent depuis des années cette Communauté autonome. Et puis, au mitan de la 27ème page, obiter dictum : surviennent des développements visant le Tribunal régional supérieur de Schleswig-Holstein. Ce dernier, dans une décision du 5 avril 2018, libère Puigdemont : l’ex président de la Communauté n’a pas commis de « délit de rébellion » au sens de l’article 472 du Code pénal espagnol ». Selon le juge allemand, le « degré de violence » survenu le jour du référendum (…) n’a pas été suffisant pour que le Gouvernement soit obligé d’accepter les exigences des insurgés ». La demande des autorités espagnoles est rejetée. Le juge espagnol adopte alors un ton aussi pédagogue qu’irrité pour expliquer – concrètement – ce que signifie le délit de rébellion au regard du contexte catalan. Le propos est factuel, centré notamment sur les conditions d’organisation du référendum (inconstitutionnel) du 1er octobre 2017. Ce dernier a été organisé aisément par les autorités locales, nonobstant les 6000 agents déployés par le Gouvernement espagnol ; ces agents se sont avérés impuissants à faire respecter l’ordre public constitutionnel en présence de 2 millions de personnes. Dépourvu de régularité ab initio, le référendum est le point culminant du processus de rébellion : à peine les résultats connus, les leaders nationalistes déclarent l’indépendance de la Catalogne. Empêcher avec certitude la tenue du référendum – synonyme de dénaturation du « droit légitime de voter » – aurait nécessité l’intervention d’un nombre d’agents bien supérieur à 6000. Cela aurait sans doute conduit, ajoute le juge espagnol avec lucidité, à un « massacre ». De tels propos conduisent la Tribunal suprême à aborder la question sous l’angle de la comparaison : comment le juge allemand ose-t-il comparer la situation en Catalogne avec l’exemple par lui choisi ? La réponse peut prendre le nom de Syndrome de Francfort. Le Tribunal allemand évoque – à titre de comparaison par lui jugée pertinente – l’épisode suivant : l’occupation, par plusieurs milliers de personnes de la piste de l’aéroport de Francfort, à l’initiative d’un leader d’un mouvement citoyen. Difficile de ne pas suivre le juge espagnol en ce qu’il est exaspéré par le raisonnement francfortien ; la comparaison allemande relève de la plaisanterie herméneutique. Dans le cas espagnol, l’enjeu n’est rien de moins que la sauvegarde des « structures de l’Etat », menacé d’une « fracture politique et territoriale ». Comment les incidents de l’aéroport de Francfort peuvent-ils devenir des critères d’interprétation ? Le juge espagnol manifeste ce qu’il faut bien appeler une forme de mépris juridique et juridictionnel : « il n‘est pas nécessaire de réaliser une analyse juridique substantielle pour conclure qu’il s’agit de deux situations factuelles qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre ». Qu’il s’agisse de la nature des faits, des antécédents, des objectifs recherchés…, les « biens juridiques » (formule insuffisamment usitée en France) à protéger ne sont en rien similaires ; la comparaison est impropre par nature. En une formule qui a connus un succès certain et ne nécessite guère traduction, le juge espagnol résume ce qu’il pense du raisonnement allemand : « carente de rigor ». La comparaison entre l’occupation illégale… d’un aéroport et « un grave processus sécessionniste » s’avère « carente de rigor » ! Après le mépris, l’ironie (par l’absurde) : la situation que devait affronter l’Etat espagnol n’était pas l’occupation illégale de l’aéroport d’El Prat de Llobregat (Barcelone, Catalogne)… Il s’agissait de s’opposer à la destruction de « l’ordre juridique étatique et autonomique », à la violation de diverses décisions du Tribunal constitutionnel. Syndrome de Francfort : le juge allemand n’a pas compris – ou feint de ne point comprendre – que l’enjeu catalan n’est pas un enjeu d’ordre public. Les « biens juridiques » à protéger sont de « primera magnitud » ; la cause ne consiste pas à évacuer un aéroport envahi par des contestataires. La question catalane se situe à un tout autre niveau, constitutionnel et européen/international. Au niveau constitutionnel, il s’agit de protéger/préserver un Etat démocratique : la violation de l’ordre constitutionnel blesse la « démocratie » même, fermement « enracinée ». Le propos est d’autant plus notable que cette démocratie espagnole est – on l’oublie facilement – jeune, avec des dates symboliques : 1975 (mort de Franco), 1978 (Constitution), 1981 (F-23 et coup d’Etat de Tejero). Le raisonnement du Tribunal allemand apparaît hautement déconcertant puisqu’il pouvait réaliser un raisonnement comparatiste pertinent : n’évoque-t-il pas l’hypothèse d’un Président de Land adoptant un comportement identique à celui de Puigdemont ? Ce chemin – pourtant fécond –  est promptement abandonné : le juge « glisse » en direction de l’artificielle configuration de la piste d’aéroport ». Ce glissement argumentatif s’apparente à une chute : le juge allemand n’a fait que « fuir (…) cet épineux exemple comparatiste qui paraissait si adéquat et pertinent ». S’il avait fait montre de la rigueur attendue – s’il avait suivi « les règles de la rationalité communicationnelle » – il aurait concédé le mandat d’arrêt européen. Se faisant habermasien, le juge espagnol réalise une leçon de logique discursive à l’encontre de son homologue allemand. Le Tribunal suprême concède – ultime opprobre ou début de pardon ? – que le temps a manqué au juge allemand pour rendre une décision cohérente. S’il avait eu entre les mains « un matériel probatoire adéquat », s’il avait « examiné tranquillement l’ensemble de la procédure judiciaire », l’argumentation et la décision finales auraient été autres. A fortiori – c’est la raison pour laquelle nous penchons plutôt du côté de l’opprobre ultime – au regard de la question juridique : l’application d’un mandat d’arrêt au sein de l’UE. On ne saurait éluder la dimension européenne/internationale du conflit ; or, le juge allemand a méconnu l’importance géopolitique et géo-juridique de l’enjeu. La question catalane n’est pas d’ordre public ; il s’agit du démantèlement d’un Etat membre de l’UE, avec création corrélative d’une nouvelle entité étatique sur le continent. Sont en jeu la cohérence de la construction européenne et la stabilité de l’ordre international (quid d’une société européenne/internationale acceptant que toute population se prétendant nation puisse quitter l’Etat dont elle est partie) ?

 

II. L’irrédentisme catalan et la rupture de l’ordre constitutionnel espagnol

 

Le Tribunal suprême opère une reconstruction méticuleuse des évènements politiques survenus en Catalogne depuis plusieurs années et des actes juridiques inconstitutionnels adoptés par les organes  de la Communauté autonome. L’objectif, connu, est « l’indépendance ». Depuis des années, est élaborée, par les partis et associations souverainistes, une stratégie dont la finalité est l’avènement d’une république indépendante. Quant aux moyens, il s’agit de promouvoir un « conflit démocratique grâce à l’appui massif des citoyens », censé permettre « la déconnection avec l’Etat espagnol ». En cas d’opposition étatique nationale à l’action irrédentiste (ce qui relève de l’évidence), « une élévation du niveau de conflictualité » est envisagée. Posés les jalons de cette stratégie, les partis politiques indépendantistes ont demandé au Parlement autonomique d’adopter différentes normes servant de « support au processus d’indépendance ». Il s’agit notamment des lois n°19/2017 et n°20/2017, et de l’organisation du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017. Les autorités catalanes ont agi au mépris des décisions (annulations, prohibitions) du Tribunal constitutionnel. Le Gouvernement espagnol a eu recours à l’article 155 C. pour mettre sous tutelle la Communauté autonome. Le Tribunal suprême détaille les « conduites inconstitutionnelles » et les « objectifs sécessionnistes » des autorités catalanes. Ces dernières ont violé tant l’ordre constitutionnel national que l’ordre statutaire autonomique. Le juge décrit par la négative la situation politique présente : l’Espagne ne connait pas une « rébellion de masse » visant à prendre le pouvoir national. Ce n’est pas cette « foule » révolutionnaire qui terrifie, depuis l’aube des temps, tout pouvoir politique (cf. 1789 ou 1917). Dans le schéma catalan, les protagonistes sont les autorités politiques, celles-là mêmes qui devraient appeler au respect de la légalité. Les investigateurs de la transgression de l’ordre établi sont précisément ces « sujets qui occupent officiellement et légitimement les pouvoirs constitutionnels et sont légalement investis au sein d’une Communauté autonome ». La légalité et la légitimité des positions institutionnelles assumées ne rendent que plus graves les infractions reprochées. Si le juge n’emploie pas – juridiquement – le terme, nul doute que son raisonnement repose sur la notion de trahison. Trahison morale : les personnes en charger de vouloir pour la nation catalane ont trahi et leur mandat autonomique (en violant le statut) et leur mandat national (en violant la Constitution). Trahison institutionnelle : grâce « aux moyens juridiques fournis par la Constitution et le Statut d’Autonomie », ces personnes ont tenté de rompre le lien avec l’Etat espagnol. Gouvernant au nom de la volonté du peuple à la suite d’élections démocratiques, elles utilisèrent leurs attributions juridiques en méconnaissance des normes sources de leurs fonctions. Le « bien juridique » menacé est un bien constitutionnel (voire le bien constitutionnel si l’on penche du côté de la figure étatique) : le « nucleo » (noyau/cœur/centre) du « système politique et juridique » espagnol. Est en danger « l’Etat Social et Démocratique de Droit » : les principes de « souveraineté nationale et d’unité territoriale de la Nation espagnole (arts. 1 et 2 C.) » ont été violés. La « rupture structurelle » promue par les organes autonomiques sape la « convivencia social » du pays.

 

III. Les biens juridiques en conflit : droit de participation politique versus « nucleo » du système politique espagnol

 

Selon la défense, le refus opposé à Jordi Sanchez emporte violation de l’article 23 C., de l’article 3 du protocole additionnel à la Convention EDH, de l’article 25 du Pacte international des droits civils et politiques. Auraient été méconnus ses droits fondamentaux en matière de participation politique, notamment le droit d’assumer un mandat représentatif et une charge élective. De plus, l’appelant invoque les droits reconnus à l’article 20 CE, à l’article 10 CEDH, à l’article 19 du PIDCP. Sa non libération méconnaitrait les « valeurs fondamentales de la démocratie », le pluralisme politique, l’autonomie politique de la Catalogne, la division des pouvoirs. Jordi Sanchez indique que toutes les mobilisations et actions indépendantistes ont été accompagnées d’appels adressés à la population, afin que celle-ci se comporte de manière « pacifique et non agressive ». Le juge constate l’existence d’un « conflit d’intérêts et de droits » au regard de la demande de Jordi Sanchez : un conflit entre le légitime exercice du droit de participation politique – avec les principes et valeurs constitutionnels qui lui sont inhérents – et les « biens juridiques » protégés par les normes pénales. Or, ces « biens juridiques » ont été violés par le détenu ; sa sortie – même provisoire – de prison signifie « un grave risque de réitération délictuelle », risque existant en raison de sa seule présence au sein du Parlement autonomique. Les responsables politiques souverainistes ont clairement envisagé « un conflit social explicite » si les circonstances l’exigeaient. N’ont-ils pas évoqué l’éventuelle nécessité d’une « élévation du niveau de conflictualité en fonction de la réponse de l’Etat » ? Si Jordi Sanchez n’a jamais directement appelé à la violence, les mobilisations populaires qu’il organise laissent entrevoir la « possibilité d’un tel résultat ». En acceptant ce risque, il a révélé sa volonté « d’instrumentaliser » les forces populaires pour atteindre le résultat recherché, au besoin par la violence. Jordi Sanchez participe – au cours des dernières années – à l’immense majorité des réunions stratégiques visant à proclamer l’indépendance, parle parfois au nom de l’ex président Carles Puigdemont, se proclame « garant de la tenue du référendum », préside l’ANC (Assemblée nationale catalane) en appelant constamment à la mobilisation citoyenne, encourage la présidence du Parlement de Catalogne à désobéir au Tribunal constitutionnel. Jordi Sanchez avait pleinement conscience que ces manifestations pouvaient avec une « très forte probabilité (…) déboucher sur des actes violents ». Cela est évident lorsque le Gouvernement espagnol déploie plus de 6000 agents des forces de l’ordre pour empêcher la tenue du référendum. Ces différents éléments constituent autant « d’indices rationnels » démontrant la responsabilité de Jordi Sanchez dans le processus souverainiste. Du droit politique au droit pénal : quid du délit de rébellion, au regard de l’article 472 du Code pénal ? Il est constitué lorsqu’il y a volonté de déroger à la Constitution, de la suspendre ou de la modifier, totalement ou partiellement. Il peut encore y avoir délit de rébellion en présence d’une déclaration d’indépendance d’une partie du territoire national, ou quand une autorité refuse d’obéir au Gouvernement. Le Titre XXI du Code pénal vise à punir les « délits contre la Constitution », notamment ceux qui sapent « les bases du système politique et juridique posé par la Constitution ». Le Tribunal suprême réfléchit sur la distinction rébellion/sédition et se tourne alors vers l’article 544 du Code pénal. Méritent la qualité de sédition les délits qui – sans être inclus dans le délit de rébellion – ont pour finalité d’empêcher l’application des lois, ou l’exercice par les autorités régulières de leurs attributions, ou l’application des décisions administratives et judiciaires. De telles actions peuvent être accomplies par la force ou toutes voies extra-légales. La sédition – qui appartient typiquement aux délits portant atteinte à l’ordre public – n’emporte pas systématiquement l’utilisation de la violence. Pour le juge, la notion délictuelle qui doit être retenue est celle de rébellion. Point de sédition ici à proprement parler : les faits s’étant déroulés en Catalogne n’ont pas affecté le système politique/juridique en un point et un domaine particulier, n’ont pas donné lieu à un événement spécifique délictueux, « ce qui est typique de la sécession ». Certes, les incidents du 20 septembre 2017 – Jordi Sanchez demande aux catalans de se rendre devant le siège de la Consejeria de la Généralité pour empêcher les agents de réunir les preuves de l’inconstitutionnalité du référendum à venir – pourraient relever de la sédition… dans un autre contexte. Dans le cas présent, le délit du 20 septembre mérite analyse systémique car il est partie de la stratégie séparatiste globale. Non autonomisé, inséré dans le cadre du combat irrédentiste inconstitutionnel, ce délit ponctuel devient un élément du délit global qu’est la rébellion. Entre les deux biens juridiques à préserver, le juge tranche, faisant primer le nucleo du système politique sur un droit, le droit de participation politique de l’élu-détenu.

 

***

 

Légitimité démocratique & (versus ?) Etat de droit constitutionnel

 

Terminons en revenant sue le (bref) passage de la décision du Tribunal suprême dédié à la chose démocratique. L’intention assumée des autorités catalanes est de développer un « conflit démocratique grâce à l’appui massif des citoyens ». Ce « conflit démocratique » est la stratégie choisie pour atteindre l’objectif final : « la déconnection avec l’Etat espagnol ». Légitimité démocratique, Etat de droit constitutionnel ; légitimité démocratique versus Etat de droit constitutionnel ? D’un côté, émerge une masse citoyenne qui, à l’initiative des organes autonomiques élus, entend forger nation, donc Etat. L’argument démocratique ne peut être éludé d’un revers juridique de la main. Lorsque le Tribunal suprême affirme que les autorités catalanes tentent « d’instrumentaliser les forces populaires », le propos est à la fois pertinent et ambigu : la démocratie est par essence instrumentalisation du demos, c’est cela même qui effrayait tant les auteurs classiques barbus férus d’oligarchie (oligoï, les peu nombreux) aristocratique (aristoï, les meilleurs). Tout est question de seuil entre une revendication démocratique et des actes irréguliers… Cet écueil s’analyse – depuis plusieurs décennies – à l’aune d’une évolution : le principe démocratique est récusé en tant que principe autonome. Il a été complété par le principe de l’Etat de droit constitutionnel, ou plutôt absorbé par cet Etat de droit constitutionnel. La démocratie repose en son fondement sur un critère indépassable (car synonyme d’égalité), le critère du nombre. Pour autant, cet indépassable critère est aussi l’incarnation d’une indépassable stupidité quantitative, résumée par le postulat suivant : nous avons raison car nous sommes les plus nombreux (le syndrome du N+1). Il est connu que cette logique du nombre est à la source de bien des tragédies ; c’est la raison pour laquelle l’Etat de droit constitutionnel encadre l’hubris de la masse (de cette foule au sein de laquelle l’individu perd conscience et responsabilité ; cf. Gustave Le Bon). L’argument démocratique ne peut plus – comme jadis – légitimer toute cause ; l’absolutisme démocratique (ou la démocratie absolutiste) de matrice rousseauiste a par trop failli. Les règles de l’Etat de droit constitutionnel viennent contrôler la régularité juridique de l’action des gouvernants & la régularité juridique de l’action de la masse en ses prétentions émancipatrices. Sous cet angle, les manifestations du demos catalan sont inconstitutionnelles. Car la démocratie politique ne prend désormais sens qu’à l’aune de l’Etat de droit, constitutionnel. Mais tout cela n’est-il pas remarque stérile de juriste enserré dans les rets d’un futile positivisme ? In fine, la question n’est pas juridique ; elle est politique, au sens le plus noble du terme (les valeurs de la polis) et fille d’un pur rapport de forces. La révolution ne se juridicise pas. Elle vainc, renonce ou échoue. Ici, elle renonce, n’osant pas franchir la frontière qui sépare la contestation de l’insurrection. Peut-être est-ce une forme de sagesse, fille d’une retenue catalane qui prend sens au regard des valeurs du continent européen (inventeur de l’Individu-sujet, de la laïcisation du droit & du politique) ; et le plus pacifié de la planète, nonobstant les troubles centrifuges qui l’agitent.

 

[1] Les propos entre guillemets sont des citations de la décision du Tribunal suprême.

[2] Sa candidature avait été proposée par le Président du Parlament, les groupes parlementaires entendus.