Face aux privatisations, retrouver l’esprit de l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 Par Thomas Perroud
La présente contribution part du constat que le problème de la rente de monopole, telle que la privatisation des autoroutes l’a révélé, n’a toujours pas été résolu en droit public. Et, au-delà même du cas des autoroutes, on constate dans le monde entier une course aux rentes. Or, le droit public ne dispose aujourd’hui d’aucun outil pour améliorer la contestabilité du pouvoir privé. L’alinéa 9 est le seul article de la Constitution qui pourrait servir de fondement. Cependant, les tribunaux l’ont neutralisé.
Nous plaidons ici pour une rénovation de l’interprétation de l’alinéa 9, conforme à son esprit tel qu’il ressort des débats de la constituante. Cet article est le résultat d’une inflexion du libéralisme au tournant des XIXe et XXe siècles : partant du constat que certaines entreprises privées disposaient d’un pouvoir quasi arbitraire, proche de celui d’un État ou d’un souverain, ils ont profondément infléchi la pensée publiciste en soumettant le pouvoir privé à la responsabilité démocratique. Tel est l’esprit de l’alinéa 9. Nous sommes désormais revenus dans une telle configuration. Il est donc essentiel de retrouver ces idées pour comprendre comment on pourrait, avec l’alinéa 9, fonder un pouvoir de contrôle de l’État sur les entreprises privatisées et disposant de rentes de monopoles.
The privatization of French highways has revealed that the problem of monopoly rents has not been resolved in public law. And, even beyond this case, the run to monopoly rents is a common phenomenon in the world, to which France is no exception. French public law currently offers no tools to remedy the problem and help increase the contestability of private power and thus protect citizens. The only relevant provision we have in our Constitution is article 9 of the Preambule of the 1946 Constitution. However, Courts (the Conseil d’Etat and the Conseil constitutionnel) have neutralized it. It provides: “A facility or a company that is or becomes a national public service or a natural monopoly must be nationalized”.
We plead here for a new interpretation of this article, an interpretation that would be close to the spirit of the drafters, as the debates reveal it. This article is the result of a change in the history of political economy and liberalism at the turn of the 19th and 20th century: starting from the premise that certain private company actually yielded an arbitrary power, close to that of a state, they have refashioned public law in order to comprise private power into the mechanisms of democratic responsibility. That is the spirit of article 9. As we have come back to a similar situation, it is essential to get inspiration from this idea in order to understand how article 9 could be the basis not so much of a power to nationalize but also to control monopoly rents.
Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Alors que l’on entame de nouvelles vagues de privatisations et que les villes n’hésitent plus à privatiser des activités de police, nous voudrions attirer ici l’attention sur la question des monopoles et renouveler ou retrouver le vieux débat de la démocratie économique. Privatiser des monopoles comme les aéroports ou les réseaux ferroviaires risque de générer, à l’avenir, les mêmes problèmes que nous avons connus pour la privatisation des autoroutes : les acteurs se trouvent capturés et des rentes indues sont transférées à ces entreprises. Or, nous avons précisément dans notre Constitution un article dont l’objet était de s’attaquer à ce problème, mais qui a été neutralisé par les tribunaux (le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel). Il s’agirait donc de retrouver l’esprit de cet alinéa pour comprendre comment on pourrait aujourd’hui l’utiliser à bon escient, non pas forcément pour fonder un pouvoir d’appropriation, mais en tout cas un pouvoir de contrôle, de police économique de ces biens.
Réfléchir aujourd’hui à la question du monopole semble être, en France, parfaitement inactuel tant la réflexion sur le pouvoir économique n’a pas pris, dans ce pays, la vigueur qu’elle connaît par exemple aux États-Unis où la question des inégalités, à la suite de l’ouvrage de Thomas Piketty, a entraîné la publication de stimulantes études appelant à étendre la réflexion constitutionnelle au-delà de l’État pour inclure le pouvoir privé. On pense par exemple à l’article de Daryl J. Levinson « Looking for Power in Public Law » (130 Harv. L. Rev. 31), ainsi qu’à la réponse de Kate Andrias « Confronting Power in Public Law » (130 Harv. L. Rev. F. 1) : ces auteurs appellent, à juste raison à notre sens, à réfléchir à la façon dont la Constitution peut aussi aider à contrôler la distribution du pouvoir entre les groupes sociaux. Comme l’a montré Jon Michaels dans son livre sur la privatisation, ce programme a pour objet d’affaiblir les contre-pouvoirs sociaux, car les entités privatisées, souvent chargées de missions publiques, se trouvent de fait aux confins du droit : les remèdes de droit privé ne sont souvent d’aucun intérêt et, étant privés, ils sont exclus du champ des mécanismes de responsabilité publique. C’est le pouvoir brut, irresponsable.
Nous voudrions montrer d’abord que les politiques françaises actuelles correspondent à une tendance globale de course aux rentes de monopoles (1), pour établir ensuite que l’alinéa 9 avait précisément pour objet de remédier à ce problème (2), et enfin réfléchir à la façon dont on pourrait le réhabiliter aujourd’hui (3).
La course globale aux rentes de monopoles
Malgré l’exemple des autoroutes, le gouvernement actuel ne comprend manifestement pas que le monopole qui détient une infrastructure essentielle est dans une situation radicalement différente de toute autre entreprise. Que s’est-il passé dans ce cas précis ? Le Conseil d’État avait jugé qu’aucun problème ne se posait dans ces termes : « l’exploitation d’une entreprise ne peut avoir les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait au sens de ces textes que si elle est exercée à l’échelon national ». Voilà sur quel fondement le Conseil d’État s’est privé d’une réflexion sur le problème du monopole et, du coup, a laissé les automobilistes prisonniers de la tarification des sociétés d’autoroutes. On connaît en effet bien le résultat désormais. La Cour des comptes et le Conseil de la concurrence ont bien montré le problème que posent ces monopoles.
La France n’est pas le seul pays qui connaît une course aux rentes de monopoles, il s’agit d’un phénomène assez large. Le mouvement de privatisation des espaces publics et de l’ensemble des infrastructures en monopole est en effet un phénomène mondial. Les grandes entreprises cherchent les rentes que ces biens apportent, comme en témoignent les rapports de l’Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes qui documentent les profits tirés de la privatisation des autoroutes. L’Autorité de la concurrence, dans un avis n° 14-A-13 du 17 septembre 2014 [1], avait mis en évidence le montant des profits de ces sociétés et leur décorrélation par rapport aux investissements réalisés.
Les intérêts privés organisés tentent depuis des années, et particulièrement depuis la crise financière de 2008, d’obtenir la propriété des routes, des aéroports, des gares, ports, des espaces publics des villes. Ce phénomène est bien documenté aux États-Unis et au Royaume-Uni :
« Les banques et les investisseurs sont tombés amoureux des infrastructures publiques. Ils sont attirés par les flux financiers importants que les routes, les ponts, les aéroports, les parkings, les ports de marchandises génèrent et par les avantages monopolistiques qui rendent ces flux aussi réguliers que le battement d’un cœur » (Emily Thornton, Roads To Riches: Why Investors Are Clamoring to Take Over America’s Highways, Bridges, and Airports-And Why the Public ShouldBe Nervous, Businessweek, May 7, 2007, www.businessweek.com/magazine/content/07 19/b4033001.htm).
À Chicago [2], une autoroute, la Chicago Skyway, a été confiée à un investisseur privé pour 1,83 milliard de dollars sur une durée de 99 ans. En 2006, la ville a fait de même avec quatre parkings qui sont maintenant gérés par Morgan Stanley. Elle a ensuite fait de même avec l’aéroport, les places de stationnement pour les automobiles. Dans ce dernier cas, le contrat liant la ville avec l’opérateur en charge de percevoir les rentes de stationnement stipule que la ville devra indemniser Morgan Stanley (qui est aussi l’opérateur qui a reçu cette convention) pour « toute action ou actions à quelque moment que ce soit » qui pourrait influencer la valeur de marché des intérêts de cette entreprise, même dans l’exercice de son pouvoir de police. La ville d’Indianapolis a suivi cet exemple, puis celle de New York, et bien sûr la ville de Paris, dont le Canard enchaîné a révélé les déboires, l’opérateur (Streeteo) ayant créé des procès-verbaux à la chaîne ! Chicago avait d’ailleurs subi exactement le même phénomène : augmentation des tarifs des parcmètres et dysfonctionnements nombreux. Pourtant, Posner (que l’on ne peut pas accuser de douter des forces du marché), lorsqu’il examine les arguments en faveur de la privatisation de la répression affirme que ce choix emporte nécessairement quatre biais : la personne privée peut soit créer des infractions de toutes pièces, soit poursuivre un innocent pour une infraction réelle, soit il peut encourager la commission d’une infraction soit enfin il peut attendre la commission d’une infraction au lieu de l’empêcher pour augmenter le nombre d’infractions. Posner affirme que ces abus « se produiront sans doute dans n’importe quel système de répression privée » [3]…
Ces investissements sont d’autant plus intéressants que les contrats comprennent généralement des clauses qui permettent aux concessionnaires d’être indemnisés en cas de décision publique qui diminuerait le rendement de son investissement. C’est d’ailleurs la même configuration à l’œuvre en France puisque les concessionnaires d’autoroutes peuvent répercuter sur les usagers les augmentations d’impôts par exemple que la puissance publique déciderait d’imposer.
Comment peut-on croire une seconde qu’une entreprise privée chargée de collecter des PV ne va pas abuser de ce pouvoir ? Les révélations du Canard enchaîné sur ce sujet ne peuvent surprendre personne.
Les effets de ces développements sur la démocratie commencent à être mis en évidence par les économistes. Lorsque les entreprises deviennent trop puissantes, la séparation du politique et de l’économique disparaît. Nous montrerons plus loin que l’objet de l’alinéa 9 était précisément de régler ce type de problème. Mais cet alinéa a été progressivement neutralisé par les tribunaux.
Il faut donc retrouver l’esprit de cet article pour comprendre à quel point les difficultés auxquelles nous faisons face aujourd’hui sont les mêmes que celles qui ont motivé l’adoption de cet alinéa. Cet alinéa est directement inspiré par l’idée de modération du pouvoir privé, qui passait à l’époque par l’idée de démocratie économique, comme le rappelle Olivier Beaud dans son analyse du pouvoir de nationaliser (O. Beaud, « Nationalisations et souveraineté de l’État », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 24, septembre-décembre 2014).
Quelle est l’économie politique de l’alinéa 9 ?
Que nous disent les débats ? Si l’on veut retrouver l’esprit de l’alinéa 9 pour justement construire une argumentation juridique contre la privatisation de monopoles, il faut revenir à cette époque et montrer la conscience que les acteurs avaient des dangers des pouvoirs privés pour la démocratie.
Que trouve-t-on dans les débats ? On trouve d’abord des rédactions concurrentes. Par exemple, M. Frédéric-Dupont proposa une rédaction permettant d’éviter l’appropriation des monopoles de fait par l’État, ce qui aurait pour conséquence, pour utiliser ses mots, de substituer un monopole public à un monopole privé :
« Notre pensée dominante est, en effet, qu’il faut aujourd’hui défendre l’individu contre les monopoles de fait ; il faut assurer le jeu d’une saine et honnête concurrence, il faut, en outre, et c’est la conséquence des deux premiers principes, défendre l’honnête homme contre ceux que nous appellerons les tricheurs, et pour nous, le monopole de fait est un tricheur. Seulement, et c’est ainsi que se justifie notre amendement, il ne s’agit pas de remplacer ce monopole par un autre, il ne s’agit pas, en face de cet individu brimé par les monopoles de fait, de mettre un autre monopole, l’État, que nous qualifierons d’État-trust » [4].
Nous reviendrons plus tard sur sa proposition car elle pourrait constituer une source d’inspiration à l’avenir. Le point important ici, c’est la conscience des effets néfastes des monopoles. Ce constat fait l’objet d’un large consensus. René Capitant avait lui aussi proposé une écriture différente : « Toute entreprise bénéficiant d’un monopole de fait ou de droit doit être exploitée en service public. » L’amendement Capitant présentait de nombreux avantages en limitant le cadre au monopole mais aussi en étendant le régime : être exploité en monopole peut signifier en effet soit être approprié soit être exploité par une personne privée mais sous un régime de service public. Capitant en donne d’ailleurs un exemple parlant : « On a fait allusion, à cette tribune, à l’occasion de la discussion générale, à l’hypothèse d’un service public de transports. Il s’agissait, comme cela se produit si fréquemment dans nos campagnes, d’un autobus effectuant sous contrôle public le service entre deux localités. Il y a, dans ce cas, service public. Est-il nécessaire d’exproprier ? La commission elle-même a répondu par la négative. Et pourtant, si nous nous en tenons à la lettre du projet actuel, il faudrait exproprier. Je crois donc qu’il conviendrait d’employer dans le texte une formule plus souple, qui laisse au législateur la possibilité soit d’exproprier, soit de soumettre l’entreprise à un régime de service public qui, vous le savez, dans ses différentes variétés, ne comporte pas nécessairement d’expropriation »[5].
Autrement dit, une disposition constitutionnelle de ce type, ou une interprétation constructive de l’alinéa 9, dans le sens que lui donnait Capitant permettrait de sortir de la question de la nationalisation pour aller vers celle du contrôle.
Un autre amendement avait été soumis qui souhaitait remplacer « doit devenir la propriété de la collectivité » par « doit cesser d’être au service d’intérêts particuliers ». On comprend bien l’esprit de cette proposition : ces entreprises doivent œuvrer dans l’intérêt de la société, et pas dans leur intérêt propre. Les débats sur ce point sont extrêmement riches — et ne sont pas sans lien avec les questionnements contemporains sur l’objet social de l’entreprise et sur les communs. Les promoteurs de cet amendement expliquent justement que le défaut de l’alinéa 9 est de ne pas prendre en compte l’existence de formules différentes de propriété. M. François de Menthon explique ainsi qu’« il y a, par exemple, des formules coopératives possibles, vous le savez bien. Vous les excluez par le texte que vous venez de proposer. La propriété coopérative n’est pas la propriété collective ». Le rapporteur demande alors ce que signifie cette notion. Le même député explique : « Vous excluez, par exemple, toute possibilité de régie coopérative ».
On voit donc bien ici toute la richesse des débats qui raisonne étrangement avec les réflexions d’aujourd’hui. Poursuivons.
- Robert Lecourt résume les différentes positions en présence : « Nous sommes d’accord pour penser que ces monopoles de fait doivent cesser d’être au service d’intérêts privés, ou, pour reprendre votre formule, Monsieur le rapporteur, “cesser d’être propriété privée”. Mais pour en faire quoi ? Le législateur le dira ; il sera libre, dans l’avenir, de définir la forme qu’il conviendra de donner à l’entreprise ainsi nationalisée. Par conséquent, nous sommes satisfaits par cette formule qui est la vôtre. C’est à nous de substituer dans notre texte, aux mots : “Cesser d’être au service d’intérêts particuliers”, les mots : “Cesser d’être propriété privée, ou propriété de particuliers”. Parce que, explique encore M. François de Menthon, il voudrait qu’une coopérative ouvrière ne puisse pas être exclue du droit de propriété ».
Cette proposition est rejetée par l’Assemblée car, explique Étienne Fajon, cette disposition est « l’application à un problème particulier d’une disposition du programme du Conseil national de la résistance, sur lequel ils ont maintes fois proclamé leur accord. Ce programme spécifie à peu près textuellement qu’il faut assurer le retour des monopoles de fait à la nation, et non pas à je ne sais quelle coopérative ».
L’idée coopérative, de propriété intermédiaire entre le public et le privé, ne prospère donc pas, certainement car l’exigence dominante était celle d’assurer à la représentation nationale le soin d’orienter, de contrôler le pouvoir économique privé.
Ce projet de Constitution est repoussé par les Français par le référendum du 5 mai 1946 si bien que la question du contrôle du monopole de fait est remise sur le métier. Le débat revient donc en août 1946. Un amendement est proposé par M. Montel :
« “L’État a pour mission de gérer les services qui sauvegardent le domaine public, la sûreté intérieure et extérieure de la Nation. Il coordonne et surveille l’action des forces économiques et sociales, prévenant notamment toute concentration d’industries ou de personnes qui constituerait une menace d’oppression.” Et nous ajoutons, en ce qui concerne le monopole de fait qu’on a eu tort de laisser instituer pendant un certain nombre d’années et contre lequel nous sommes les premiers à contester : “Il contrôle et sanctionne toute coalition qui tendrait à empêcher l’exercice d’une libre concurrence.” »[6].
On remarquera le champ lexical de l’oppression, l’ordre économique étant mis sur le même plan que l’ordre politique. Cet amendement est cependant rejeté. Pourquoi ? Pour permettre aux travailleurs d’accéder à la gestion de l’entreprise. C’est l’ambiguïté fondamentale de l’alinéa 9 qui identifie propriété publique de la nation et autogestion. On le voit bien dans la réponse que le président de la Commission oppose à Monsieur Montel pour rejeter son amendement : « Nous estimons que transférer à la collectivité ces moyens de production est le seul moyen technique de rendre les travailleurs de ces industries propriétaires de leurs instruments de production. La propriété qui ne peut pas être réalisée sur le plan individuel l’est sur le plan collectif qui est le seul sur lequel les travailleurs puissent, dans l’état de la technique moderne des grandes industries concentrées, cesser d’être exclus de leurs espérances d’accéder, sous une forme ou sous une autre, à la propriété de leurs instruments de production (…) Mais dans les industries que nous visons comme dans celles que nous avons déjà, par une très large majorité, dans l’ancienne constituante, décidé de nationaliser, le monopole n’est pas le résultat d’une coalition passagère de quelques intérêts, mais résulte de la nature même de la technique contemporaine où la concentration est exigée par cette technique même. Et, puisqu’il y a inévitablement monopole, nous voulons que ces industries reviennent à la collectivité et, par elle, à l’ensemble des travailleurs et qu’elles ne permettent pas la constitution d’une féodalité dont nous connaissons les dangers pour l’existence économique et politique de notre pays. »
L’aliéna 9 est donc une disposition de compromis, qui fait l’objet à l’époque de certains malentendus, comme on le voit ici où la démocratie d’entreprise est assimilée à la nationalisation. Mais le point central qu’il faut avoir à l’esprit c’est qu’il y a un consensus à l’époque pour affirmer qu’il faut lutter contre le monopole et ces arguments viennent des libéraux. Le débat sur la nationalisation des grands monopoles commence dans l’entre-deux-guerres, mais fait l’objet de proposition concrète en 1943 [7]. La Charte économique et sociale prévoyait la nationalisation des monopoles. Le rapport sur la politique économique d’après-guerre, publié clandestinement en novembre 1943 à Paris, est élaboré par un comité sous l’autorité de Jean Moulin et de François de Menthon. Ce programme prévoit déjà les nationalisations : « L’équilibre économique ne sera, en effet, rétabli que si les prix cessent d’être falsifiés par l’action des monopoles, de même que l’équilibre politique aura, pour condition, l’accroissement des responsabilités de la classe ouvrière, et la libération de l’État à l’égard des puissances financières et des congrégations économiques » [8]. Ce rapport revient sur les nationalisations à un autre endroit, dans une section intitulée « La destruction des féodalités économiques et financières et qui semble, pour Claire Andrieu, avoir été rédigé par Pierre-Henri Teitgen. Le critère de la nationalisation devient, dans le programme du Conseil national de la Résistance, justement la “situation de monopole de droit ou de fait” [9]. Les monopoles de droit sont, pour les auteurs du Programme, les concessions de service public “insuffisamment contrôlées” qui comprennent les chemins de fer, l’eau, le gaz, l’électricité. Dans l’esprit du Conseil, c’est bien le degré de concurrence possible qui constitue le critère de la nationalisation puisque, concernant les “industries clés” comme la boulangerie, il n’est pas nécessaire de procéder à la nationalisation, car, dans ce secteur, “la concurrence peut jouer pleinement” [10]. Ces considérations sont, somme toute, assez pragmatiques et s’éloignent d’ailleurs du programme du Parti communiste qui justifie la nationalisation en se référant aux “trusts félons” qui ont trahi la France [11].
On voit à quel point l’interprétation du Conseil d’État est éloignée de celle des rédacteurs. Nous voulons montrer à présent que l’alinéa 9 correspond en quelque sorte à la pensée de certains économistes à l’époque, et des économistes, justement, libéraux.
Le libéralisme et les monopoles : l’alinéa 9 consacre un consensus des économistes à l’époque
La véritable origine intellectuelle de l’alinéa 9 est à rechercher chez le plus libéral des économistes, celui qui a même construit la notion de monopole naturel, à savoir John Stuart Mill — qu’il appelait d’ailleurs “monopole pratique”. Mill est incontestablement favorable à un contrôle de la puissance publique sur les monopoles naturels et, dans certains écrits, il va jusqu’à parler d’appropriation publique, pour l’eau ou les chemins de fer. Pourquoi ? :
“Il y a bien des cas dans lesquels, par la nature même des choses, celui qui fait un service doit être seul ; dans lesquels un monopole réel s’établit forcément avec le pouvoir de lever un impôt sur la société. J’ai déjà plus d’une fois cité l’exemple des entreprises d’éclairage et de distribution des eaux, entre lesquelles, bien que la liberté de concurrence existe, il n’existe aucune concurrence, et qui se trouvent en réalité moins responsables et plus inaccessibles aux plaintes des particuliers que le gouvernement lui-même. On a les frais de la multiplicité des agents sans en avoir les avantages et les dépenses faites pour des services dont on ne peut se passer sont en réalité aussi forcées que les impôts établis par la loi : il n’y a guère de maître de maison qui établisse une distinction entre son abonnement pour l’eau et les contributions publiques. Lorsqu’il s’agit de ces services en particulier, il vaut mieux qu’ils soient confiés, comme le pavage et le nettoyage des rues, non au gouvernement central, mais à l’autorité municipale et que les frais soient couverts, comme ils le sont aujourd’hui en réalité, par une contribution locale : mais dans un grand nombre de cas analogues, dans lesquels il vaut mieux confier le service à faire à l’intérêt particulier, la société a besoin d’une autre garantie que celle de l’intérêt particulier de ceux qui sont chargés du service, pour s’assurer qu’il sera bien fait ; et c’est au gouvernement que doit être dévolu le soin, soit de soumettre l’entreprise à des conditions raisonnables au profit du public, soit d’y conserver une autorité telle que les profits du monopole puissent en définitive être acquis au public. Cela est vrai lorsqu’il s’agit de routes, de canaux, de chemins de fer. Ce sont toujours en réalité de vrais monopoles, et un gouvernement qui concède sans réserve un tel monopole à une compagnie particulière fait à peu près la même chose que s’il accordait à un individu ou à une association la faculté de lever tel impôt qu’il lui conviendrait, à leur profit, sur toute la drêche produite dans le pays, ou sur tout le coton qui y serait importé” [12].
Il n’a pas fallu attendre les rapports de l’Autorité de la concurrence ou de la Cour des comptes pour comprendre qu’un monopole naturel n’a aucune incitation pour tarifer à un prix de marché puisqu’il n’existe pas. C’est un impôt qu’il prélève et puisque c’est un impôt, l’appropriation publique est justifiée, pour Mill.
Mill est loin d’être le seul libéral conscient de ce problème. La question est aussi au cœur du mouvement ordolibéral, avec un aspect encore plus intéressant et pertinent pour notre époque puisque les ordolibéraux mènent cette réflexion en s’inquiétant des risques des monopoles et des cartels pour la démocratie !
Les ordolibéraux allemands construisent ainsi leur idée de constitution économique sur le besoin de modérer le pouvoir privé, même si leurs conclusions sont à l’opposé de celles des Résistants français puisqu’ils sont résolument contre les nationalisations. Les résistants de Londres, comme les ordolibéraux, élaborent leur réflexion sur le pouvoir économique pour comprendre l’échec de la démocratie (de la République de Weimar) et tous établissent la responsabilité du libéralisme classique dans la catastrophe. L’idée de main invisible et de non-intervention aurait permis l’anéantissement des régimes démocratiques. Comme l’explique bien Hugues Rabault, la pensée de Walter Eucken sur la constitution économique part bien d’une critique du libéralisme et du pouvoir privé : “Le chaos économique ne résulte pas seulement du laisser-faire, mais aussi de ce que l’on peut appeler une anarchie non pas individuelle mais de groupe, résultant d’une monopolisation par les puissances économiques privées. Il s’agit du problème de la cartellisation de l’économie.” (H. Rabault, “L’idée de ‘constitution économique’ chez Walter Eucken”, in L’Ordolibéralisme, aux origines de l’École de Fribourg-En-Brisgau, H. Rabault [dir.] L’Harmattan, 2016, p. 63). Les structures des marchés ont bien une influence sur l’État et la démocratie, c’est un résultat des travaux de Walter Eucken qui dit par exemple : “‘Les monopoles ou monopoles partiels sont cependant inadéquats à l’État de droit, et ne doivent donc pas constituer une part d’un tel ordre économique » [13]. Les ordolibéraux ont bien vu les dangers de la puissance privée pour les droits des autres citoyens et pour le fonctionnement des démocraties.
Les ordolibéraux s’opposent à la nationalisation justement parce que, à leurs yeux, le caractère public ou privé d’un monopole ne change rien. ‘Les monopoles étatiques ont par principe mené la même politique que les monopoles privés’ car ‘La possession du pouvoir produit l’arbitraire [et] menace la liberté des individus’.
Les ordolibéraux ne sont bien sûr pas les seuls à s’inquiéter de l’influence des pouvoirs privés sur la démocratie. Dans le grand journal économique d’après guerre, en 1947, l’économiste anglais K. W. Rothschild écrit :
‘…[W]hen we enter the field of rivalry between [corporate] giants, the traditional separation of the political from the economic can no longer be maintained… Fascism…has been largely brought into power by this very struggle in an attempt of the most powerful oligopolists to strengthen, through political action, their position in the labour market and vis-à-vis their smaller competitors, and finally to strike out in order to change the world market situation in their favour…’ [14].
Pour John Weeks, nous sommes retournés à la situation du capitalisme autoritaire qui prévalait dans l’entre-deux-guerres (Free Markets & the Decline of Democracy, David Gordon Memorial Lecture, American Economic Association, 5 janvier 2018).
Alors que peut-on faire de l’alinéa 9 aujourd’hui ?
Que faire de l’alinéa 9 ?
Le problème des péages autoroutiers peut servir de guide dans la façon de penser aujourd’hui la résolution du problème du monopole. L’alinéa 9 propose de résoudre la question du monopole par l’appropriation publique. Celle-ci résout de nombres questions car, même si les tarifs sont trop élevés, ce surplus peut permettre de financer des biens publics. Cette solution semble aujourd’hui bien inactuelle. Alors ne pourrait-elle pas servir de fondement à un pouvoir de fixation des tarifs, de police des prix des monopoles. Si la puissance publique a reculé contre les sociétés d’autoroute au moment du débat sur les tarifs autoroutiers, c’est par la peur du contentieux. L’État s’était lié les mains dans le contrat en prévoyant que toute hausse de la fiscalité ou abandon des hausses annuelles du prix des péages devront être compensés. L’alinéa 9 réinterprété par le Conseil pourrait permettre de remédier à ce problème : l’alinéa 9 pourrait ainsi être interprété comme excluant l’hypothèse dans laquelle le tarif conférerait des rentes. Autrement dit, le contrat ne pourrait être opposable dans le cas des autoroutes.
Si le Conseil constitutionnel fondait un pouvoir de réglementation du monopole dans l’alinéa 9, qui pourrait être exercé par l’Autorité de la concurrence ou une autorité de régulation spécialisée, le problème pourrait disparaître. Aux États-Unis, le fondement du pouvoir de réglementation des monopoles a été fixé dès le XIXe siècle par l’arrêt Munn v. Illinois qui juge que les biens affectés d’un intérêt public peuvent être réglementés.
Il appartient donc désormais au Conseil constitutionnel de réinterpréter notre Constitution pour permettre le contrôle du monopole et de retrouver, ainsi, l’esprit du préambule de la Constitution de 1946.
[1]V. le rapport ici : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/14a13.pdf.
[2] Nous suivons ici les exemples donnés par cet excellent article : Ivan Kaplan, Does the Privatization of Publicly Owned Infrastructure Implicate the Public Trust Doctrine? Illinois Central and the Chicago Parking Meter Concession Agreement, 7Nw.J.L. & Soc. POLY. 136 (2012), http://scholarlycommons.1aw.northwestern.edu/njlsp/vol7/iss1/5.
[3] William M. Landes, Richard A. Posner, The Private Enforcement of Law, The Journal of Legal Studies, Vol. 4, No. 1 (Jan., 975), pp. 1-46. V. aussi : Illinois PIRG Education Fund, Privatization and the Public Interest, The Need for Transparency and Accountability in Chicago’s Public Asset Lease Deals, 2009 (Disponible ici : http://cdn.publicinterestnetwork.org/assets/KNaDLUKQoohryL3bN7SQOg/Privatization-and-the-Public-Interest.pdf)
[4] J.O. A.N. n° 29 de 1946, p. 968 – Séance du 21 mars 1946.
[5] JO Débats, ANC 28 aout 1946, p. 3374.
[6] JO Débats, ANC 28 aout 1946, p. 3374.
[7] Claire Andrieu. « Le Programme commun de la Résistance : des idées dans la guerre. », Les Éditions de l’Érudit, 2016.
[8] Rapport sur la politique économique d’après-guerre, p. 11, cité dans C. Andrieu, Le programme commun de la Résistance : des idées dans la guerre, Paris, Éd. de l’Érudit, 1984, p. 45.
[9] V. C. Andrieu, Le programme commun de la Résistance : des idées dans la guerre, préc., p. 46. Cette partie du programme du Conseil national de la Résistance aurait été rédigée par un juriste, P.-H. Teitgen (V. R. Hostache, Le Conseil national de la Résistance : les institutions de la clandestinité, Paris, P.U.F., Coll. Esprit de la Résistance, 1958, p. 206).
[10] Il est d’ailleurs piquant de lire les critiques que ce projet a pu susciter, qui montrent bien que, dans l’esprit de l’époque la nationalisation n’est pas vue uniquement comme un procédé socialiste, mais bien plutôt comme un procédé libéral : au Commissariat à l’Intérieur à Alger, le rapport est considéré comme « un timide effort de replâtrage du passé » aux idées inspirées par le « libéralisme classique de Sciences-Po » (V. C. Andrieu, Le programme commun de la Résistance : des idées dans la guerre, préc., p. 49).
[11] Le P.C.F. n’a pas toujours été favorable aux nationalisations et ne s’est rallié que tardivement à cette idée. « De 1920 à 1936, le P.C.F. rejetait les nationalisations » et ne se rallia à l’idée de nationaliser les « monopoles de fait » qu’en 1937. Pour M. Thorez à l’époque ces secteurs sont chemins de fer, mines, électricité, assurances). Le parti communiste n’est acquis définitivement à l’idée de nationalisation que pendant la guerre et certainement dans l’idée d’exproprier les « traîtres ».
[12] John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec quelques unes de Leurs applications a l’economie sociale, Volume 2, Guillaumin et Cie, 1861, p. 508 (traduction de H. Dussard).
[13] Walter Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Mohr Siebeck, 2004, p. 174, cité par Hugues Rabault.
[14] Cité par John Weeks dans la leçon préc. (David Gordon Memorial Lecture) qu’il a donné le 5 janvier 2018 pour la réunion annuelle de l’American Economic Association à Philadelphie : Free markets & the decline of democracy (disponible en ligne sur de lultiples sites).