Chronique du Brexit : novembre 2016
Le temps des premiers jugements
Après la bataille politique vient le temps de l’affrontement juridique. Parce que le Brexit remet en cause un acquis communautaire qui a largement profité à l’ensemble des citoyens britanniques, il était prévisible que, dès le 23 juin, nombre d’entre eux aient voulu en limiter les effets par le recours au juge. Comme souvent dans l’histoire constitutionnelle du Royaume-Uni, la crise politique connaît un développement juridictionnel important qui contribue à façonner une Constitution multiséculaire. La perte de droits garantis par l’Union européenne, qui découlerait de l’activation de l’article 50 par le Gouvernement, a provoqué deux procédures en judicial review devant les Hautes Cours d’Irlande du Nord d’une part, et d’Angleterre et du Pays de Galles, d’autre part. Si les arguments développés par les requérants devant les deux juridictions n’étaient pas identiques, un problème constitutionnel majeur était invoqué pour ralentir, voire potentiellement anéantir le processus de sortie de l’Union. Que ce soit à Belfast ou à Londres, les demandeurs estimaient qu’il ne revenait pas à l’Exécutif de notifier au Conseil européen le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne en application de l’article 50 du TUE : l’accord parlementaire doit être préalablement acquis, y compris à l’échelon des nations composant le Royaume-Uni comme cela était soutenu à Belfast.
Par son jugement du 28 octobre 2016 (Re McCord’s Application [2016] NIQB 85), la Haute Cour d’Irlande du Nord devait se prononcer sur cinq moyens. Le premier est le plus déterminant. Les demandeurs estimaient que la prérogative royale ne pouvait être exercée pour activer l’article 50 au motif que les instruments constitutionnels relatifs à l’Irlande du Nord (accords du Vendredi Saint notamment) avaient entraîné une translation du pouvoir de notification vers le Parlement de Westminster (§ 19, a). L’argument se justifiait par l’imbrication entre les textes constitutionnels nord-irlandais et l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. En effet, en déclenchant l’article 50, le Gouvernement entraînerait inéluctablement une remise en cause des accords de paix rendus possibles par le droit de l’Union lui-même, celui-ci évitant le rétablissement d’une frontière matérielle entre les deux Irlande en vertu des libertés fondamentales des traités. Autrement dit, l’action de notifier la mise en œuvre de l’article 50 revient automatiquement à faire disparaître des droits acquis. Or seul le Parlement dispose de la compétence de retrancher aux citoyens des droits qu’il leur a lui-même conférés (Case of Proclamations (1610) 12 Co. Rep. 74, Lord Coke : « the King by his proclamation or other ways cannot change any part of the Common law, or statute law, or the customs of the realm » ; voy. aussi sect. 1 du Bill of Rights de 1688).
Le juge Maguire rejette le moyen. Selon lui, il n’y a pas de dispositions explicites dans les textes évoqués par les requérants susceptibles d’empêcher l’Exécutif de recourir à la prérogative royale afin d’actionner l’article 50. À l’appui de son raisonnement, il soutient l’existence de deux phases dans la procédure de sortie de l’Union : la notification qui n’a aucune conséquence sur les droits acquis et demeure une décision relevant des relations internationales dont l’Exécutif conserve la maîtrise ; et le processus devant aboutir au Brexit qui portera nécessairement sur la question du maintien ou de l’abrogation de certains droits, justifiant l’intervention du Parlement. Le Gouvernement a d’ailleurs insisté sur le rôle central que devront assumer les parlementaires lors de la discussion du Great Repeal Bill dont l’objet sera d’abroger le European Community Act de 1972. Quant aux conséquences sur les accords de paix, le juge estime en substance que les requérants ont extrapolé le problème juridique qui ne porte que sur la compétence d’enclencher l’article 50.
L’interprétation de la Haute Cour de Belfast est classique et prudente. Elle se contente d’une lecture littérale des textes pertinents (article 50 du TUE, European Community Act de 1972, European Union Act de 2011, accords constitutionnels nord-irlandais) et d’une lecture conservatrice, voire étroite des jurisprudences relatives aux rapports entre la prérogative et le Parlement (Attorney General v De Keysers’ Royal Hotels Ltd [1920] AC 508 ; R v Secretary of State for Home Department ex p. Fire Brigades Union and others [1995] AC 513 lus à la lumière de R (Morgan Grenfelle & Co Ltd) v Special Commissioner of Income Tax [2002] 2 WLR 1299, spéc. § 45). Le juge se fonde sur le postulat selon lequel une prérogative ne saurait disparaître sans que la loi l’ait expressément prévu ou lorsque l’abrogation est une implication nécessaire du statute — c’est-à-dire en tenant compte des dispositions expresses de la loi interprétées dans leur contexte (§§ 83-84). Toute interprétation large développée à partir de ce qui paraîtrait raisonnable ou logique pour le Parlement doit être exclue (distinction entre interprétation qui s’impose — necessary interpretation — et interprétation raisonnable).
La Haute Cour de Londres a produit un jugement dont les motivations sont différentes (R (Miller) v Secretary of State for Exiting the European Union [2016] EWHC 2768). Les trois juges parmi les plus aguerris du Royaume-Uni, mais aussi connus pour une certaine proximité avec les partisans de l’Union européenne (O. Bowcott, Who are the judges who ruled that MPs should vote on Brexit ?, The Guardian, 3 novembre 2016), se sont orientés vers une argumentation en quatre points principaux pour soutenir que le Premier ministre ne pouvait invoquer la prérogative et se soustraire à l’autorisation du Parlement. Le fil conducteur placé en incipit du raisonnement est le rappel solennel du principe de la souveraineté du Parlement tel qu’il découle des écrits de Dicey (§ 22) et impliquant une acception restrictive de l’étendue de la prérogative royale (Case of Proclamations préc. ; Bill of Rights préc. ; Privy Council, The Zamora, 7 Avr. 1916, 2 AC 77 ; De Keysers’ préc. ; Burmah Oil Co (Burmah Trading Ltd v Lord Advocate [1965] AC 75, Lord Reid, § 101). Le lien avec un autre principe cardinal de la Constitution britannique, le rule of law, est également établi aux fins d’un encadrement strict de la prérogative (§ 26). Puis, les juges soutiennent que la sortie de l’Union européenne aurait pour effet direct d’abroger ou de limiter des droits acquis en vertu du European Community Act de 1972, loi dont la jurisprudence a admis la qualité d’instrument constitutionnel (R v Secretary of State for Transport, ex parte Factortame Ltd (No 2), [1991] 1 AC 603 ; Thoburn v Sunderland City Council, [2003] QB 151 ; R (Buckinghamshire CC) v Secretary of State for Transport [2014] UKSC 3 (HS2 Case)). En outre, aucune interprétation de la loi de 1972, ni des principes constitutionnels relatifs à l’exercice de la prérogative royale, ne doit conduire à abroger ou restreindre les droits reconnus aux citoyens par les normes internes (§§ 41 et s. ; §§ 57 et s. du jugement). De telles limitations ressortissent à la compétence du Parlement qui doit explicitement se prononcer en ce sens (voy. R v Secretary of State for the Home Department ex parte Simms [2000] 2 AC 115). Enfin, le European Union Referendum Act de 2015 a prévu que le choix du peuple n’est qu’indicatif et ne saurait être envisagé comme donnant une compétence constitutionnelle au Gouvernement afin de déclencher l’article 50. La conclusion est inverse à celle de la Haute Cour de Belfast quant à l’interprétation des textes qui s’impose (necessary interpretation, § 94).
La position de la Cour peut être qualifiée de téléologique et réaliste dans son approche de l’article 50. Elle tient compte des conséquences de sa mise en œuvre (abrogation implicite du ECA de 1972 et suppression des droits fondamentaux) et ne se limite pas à la notification en elle-même qui ne saurait être réduite à un aspect procédural sans contenu substantiel. Le plus intéressant dans ce jugement réside toutefois dans le maniement des règles fondamentales du droit interne qui révèle un discours constitutionnaliste assumé et volontariste. Le vocabulaire utilisé est probant : « the most fundamental rule in UK constitutional law » (§ 20), « constitutional principle » (§ 80), « constitutional statute » (§ 82 et s.), « constitutional background » (§ 92) etc. Autant d’expressions qui sont peu utilisées par le juge de Belfast.
Si le jugement de la Haute Cour d’Irlande du Nord n’a pas engendré de commentaires pléthoriques, il en va autrement du second. Le problème juridique portant sur la prérogative royale avait suscité, dès le mois de juillet 2016, de très nombreuses notes selon que son auteur soutenait la prérogative royale ou la souveraineté du Parlement. Le prononcé du jugement a évidemment entraîné tout autant d’analyses qu’il est impossible de reprendre ici in extenso malgré la très grande qualité de certaines d’entre elles (en particulier les billets de Mark Elliott, Alison Yong, Keith Ewing, Nick Barber ou Jeff King sur le site de la UK Constitutional Law Association ; et les propos de Paul Craig ou Sandra Fredman sur le site http://ohrh.law.ox.ac.uk/). Le commentaire peut, toutefois, paraître inutile s’il prétend affirmer qu’il n’y aurait qu’une seule démonstration valide.
En effet, il ne s’agit pas tant d’expliquer laquelle des deux juridictions a eu raison ou tort, mais de s’interroger sur le point de savoir si la Constitution britannique et la jurisprudence interne peuvent, en l’état du droit positif, apporter une réponse incontestable au problème juridique soulevé. Selon nous, ce n’est pas le cas. Quitte à adopter une position de Normand en pleines commémorations de la bataille d’Hastings, il semble que les interprétations des deux hautes cours sont défendables. Les juges eux-mêmes ont clairement énoncé les limites de leur intervention. C’est ainsi que la Haute Cour de Belfast insiste à de nombreuses reprises sur la portée circonstanciée de son jugement qui doit être compris exclusivement dans le contexte nord-irlandais et en fonction de l’argumentaire des parties d’abord fondé sur les textes constitutionnels applicables à l’Irlande du Nord (voy. not. §§ 68, 81, et 83). Même si les trois juges contestent le point de départ de l’analyse de leurs homologues nord-irlandais pour faire prévaloir la prérogative, ils se rejoignent sur la spécificité du contexte (§ 104). C’est sans doute la raison pour laquelle, dans le jugement du 28 octobre, les développements sur les aspects fondamentaux de la Constitution britannique sont brefs. Une forme de retenue a peut-être prévalu dans l’attente de la position de la Cour de Londres qui est beaucoup plus séduisant en ce qui concerne l’argumentaire constitutionnel. Néanmoins, dans l’un et l’autre cas, les juges s’en remettent à des méthodes d’interprétation par assimilation entre le litige qu’ils ont à trancher et les précédents. La méthode est classique en common law, mais elle atteint ses limites en présence de questions constitutionnelles entièrement nouvelles. Le juge Maguire souligne d’ailleurs cette dimension en rappelant que les parties ont admis qu’il n’existait pas de test général qui pourrait être appliqué en l’espèce. C’est pourquoi, selon lui, il est impossible « de déterminer précisément à partir de quand la prérogative doit céder face à la loi » (§ 81, voy. aussi §§ 104 et 108).
Le caractère exceptionnel de ces litiges a subséquemment conduit l’administration de la Cour suprême à annoncer — lors de la permission accordée au Gouvernement de faire appel en vertu de la procédure dite du « saute-mouton » qui évite de passer par la Cour d’Appel — que le jugement sera rendu par les onze juges « en banc » sous l’autorité du président de la Cour, Lord Neuberger. C’est une première depuis 2009, année de l’entrée en fonction de la nouvelle Cour. Prévu pour début janvier 2017, le jugement apparaît d’ores et déjà comme le plus important depuis des décennies. Deux options s’offriront aux juges : soit ils abordent le problème juridique qui leur est soumis comme pouvant être entièrement réglé par les précédents, soit la nature inédite du sujet implique de faire en partie œuvre créatrice.
Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne / Université de Lyon