Régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel : le gouvernement refuse la transparence Par Elina Lemaire
Interrogé par un député au sujet du régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel (qui soulève de nombreuses questions juridiques), le gouvernement refuse de faire la lumière sur le montant d’une indemnité complémentaire incompétemment créée au profit des membres de l’institution en 2001 par la secrétaire d’Etat au budget. Plus encore, la réponse dilatoire du Premier ministre entretient l’opacité du régime juridique de l’indemnité des membres du Conseil qui, depuis 1960, semble se situer en marge de la légalité.
The French government was questioned by a deputy about the salary regime applicable to the Constitutional Council’s members. The government refused to shed light on the amount of a supplementary compensation incompetently created for members of the institution in 2001. Moreover, the Prime Minister’s answer maintains the opacity of this regime whose legality has been uncertain since 1960.
Par Elina Lemaire, Maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne
Par une question écrite n°15011 publiée au Journal Officiel le 11 décembre 2018, M. Régis Juanico, député du groupe « Socialistes et apparentés », a interrogé le Ministre de l’économie et des finances sur le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel.
Cette question faisait suite aux résultats d’une étude publiée dans Jus Politicum, qui pointait tant l’opacité que les difficultés juridiques entourant ce régime indemnitaire. L’apport de cette étude (que l’on trouvera ici) peut être brièvement résumé en deux points :
1) de 1960 à 2001, les membres du Conseil constitutionnel ont bénéficié d’une exonération d’impôt juridiquement injustifiée : seule la moitié de leur indemnité était soumise à l’impôt sur le revenu. Ce régime fiscal spécifique était fondé sur une décision non publiée du 11 janvier 1960, émanant du secrétaire d’État aux finances (à l’époque, M. Valéry Giscard d’Estaing). Mais cette décision ne pouvait fonder juridiquement que la seule exonération d’impôt des membres alors en exercice. Autrement dit, aucun des membres nommés après le 11 janvier 1960 n’aurait dû en bénéficier.
2) après une décennie de contestations (ponctuelles) de ce régime fiscal spécifique, le président du Conseil constitutionnel, Yves Guéna, décidait de demander l’abrogation de la décision du 11 janvier 1960, et donc de ce régime fiscal spécifique. Cette abrogation lui fut accordée par une lettre (non publiée) du 16 mars 2001 de la secrétaire d’État au budget, actuelle ministre des armées (Mme Florence Parly). Autrement dit, depuis 2001, l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel est entièrement soumise à l’impôt sur le revenu. Toutefois, les membres du Conseil ont obtenu, par cette même lettre du 16 mars 2001, que leur indemnité soit « complétée » à compter du 1erjanvier 2001. Or, la secrétaire d’État au budget n’est pas compétente pour fixer l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel, qui relève de la compétence du seul législateur organique. Autrement dit, une telle « indemnité complémentaire » est illégale car créée par une autorité incompétente.
La question posée par M. Régis Juanico était claire : il souhaitait « connaître le montant de l’indemnité complémentaire fondée sur cette décision du 16 mars 2001 ». Le montant brut annuel de la rémunération des membres du Conseil constitutionnel résultant de cette décision étant connu (il était, aux termes de la lettre de Mme Parly, de 954 017 francs pour le président du Conseil et de 833 357 francs pour chacun des membres), M. Juanico demandait au Ministre de l’économie et des finances de lui communiquer le « montant brut annuel de la rémunération du président et des membres du Conseil constitutionnel au 1erjanvier 2000 », soit avant la réforme de leur régime indemnitaire résultant de la lettre de Mme Parly. La confrontation du montant brut annuel de la rémunération des membres du Conseil constitutionnel perçue avant la réforme de 2001 avec celui de la rémunération perçue après la réforme devait permettre de faire la lumière sur le montant de cette « indemnité complémentaire » incompétemment créée par la secrétaire d’État au budget.
La réponse du gouvernement– et plus exactement du Premier ministre, attributaire de la question –, publiée au Journal Officiel le 26 mars 2019 (p. 2769), est aussi alambiquée que la question parlementaire était claire.
Premier constat : le Premier ministre refuse de répondre à la question posée qui, encore une fois, était celle du « montant brut annuel de la rémunération du président et des membres du Conseil constitutionnel au 1erjanvier 2000 ». Il se contente d’indiquer que « les dépenses liées à la rémunération, y inclus les charges sociales afférentes, des membres du Conseil constitutionnel s’élèvent à un total de 1, 848 millions d’euros », ce que chacun sait déjà – à commencer par les parlementaires eux-mêmes, ce chiffre étant mentionné dans les documents budgétaires annexés au projet de loi de finances pour 2019.
Second constat, plus intéressant. Dans sa réponse, le Premier ministre commence par rappeler les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, aux termes duquel : « Le président et les membres du Conseil constitutionnel reçoivent respectivement une indemnité égale aux traitements afférents aux deux catégories supérieures des emplois de l’État classés hors échelle ». Ces deux catégories correspondent aux emplois de vice-président du Conseil d’État et de président de section au Conseil d’État. Ainsi, en principe (et la doctrine est unanime sur ce point), les membres du Conseil constitutionnel « perçoivent une indemnité alignée sur celle du traitement du président de section au Conseil d’État (art. 6 [de l’ordonnance de 1958]) »[1] ; quant à l’indemnité du président du Conseil, elle devrait être alignée sur celle du traitement du vice-président du Conseil d’État[2].
Tel n’est pourtant pas le sens de la réponse du Premier ministre, qui déclare que : « Le traitement pris en compte pour le calcul de l’indemnité versée au président et aux membres du Conseil constitutionnel est […] fixé par analogie avec la rémunération du vice-président et des présidents de section au Conseil d’Etat » (nous soulignons). On remarquera que, dans cette réponse fort curieusement tournée (il eut été assurément plus simple de répondre que, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 précitée, « Le traitement pris en compte pour le calcul de l’indemnité versée au président et aux membres du Conseil constitutionnel est celui du vice-président et des présidents de section au Conseil d’État »), le gouvernement semble considérer que les termes « traitement » (utilisé par l’article 6 de l’ordonnance de 1958) et « rémunération » sont synonymes. Or ce n’est naturellement pas le cas.
Aux termes de l’article 20 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires (catégorie à laquelle appartiennent les membres du Conseil d’État [3]), « les fonctionnaires ont droit, après service fait, à une rémunération comprenant le traitement, l’indemnité de résidence, le supplément familial de traitement ainsi que les indemnités instituées par un texte législatif ou réglementaire » (nous soulignons). Pour dire les choses simplement, la « rémunération » d’un fonctionnaire est composée, d’une part, du « traitement » et, d’autre part, des éventuelles indemnités qu’il est susceptible de percevoir. Ces dernières dépendent de sa situation professionnelle mais aussi (cette précision est d’importance) personnelle (ainsi du « supplément familial de traitement », qui dépend du nombre d’enfants à charge). Bref, « rémunération » et « traitement » ne sont pas, contrairement à ce que laisse entendre la réponse du Premier ministre, des termes interchangeables.
Le traitement, aux termes du même article 20 de la loi du 13 juillet 1983, « est fixé en fonction du grade de l’agent et de l’échelon auquel il est parvenu, ou de l’emploi auquel il a été nommé ». A chaque échelon de chaque grade est associé un indice, qui définit la position de l’agent sur l’échelle indiciaire commune à tous les fonctionnaires. A grade et échelon identique, le « traitement » ne varie donc pas d’un agent à l’autre (contrairement à la « rémunération », qui elle peut varier en fonction de la situation professionnelle et/ou personnelle de l’agent qui détermine les éventuelles indemnités perçues). Il en va de même des agents classés hors-échelle, tels que les présidents de section au Conseil d’État. Ainsi, alors que le traitement de tous les présidents de section au Conseil d’État est identique, la rémunération peut varier d’un président à l’autre ; c’est bien pourquoi l’article 6 de l’ordonnance de 1958 fait référence au « traitement », une référence à la rémunération (variable) n’ayant aucun sens.
Une fois ces précisions liminaires apportées, venons-en aux chiffres. Le premier (et unique) échelon du grade de président de section au Conseil d’État est « HE F » (soit hors-échelle F). L’indice majoré correspondant à cet échelon est 1373[4], ce qui correspond à un traitement brut mensuel de 6 433, 91 euros, soit environ 5 050 euros nets. Rappelons qu’en vertu de l’article 6 de l’ordonnance de 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel précité, les membres du Conseil constitutionnel reçoivent une indemnité égale au traitement afférent à la catégorie des présidents de section au Conseil d’État, soit environ 5 050 euros nets. Or, quel est le montant de l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel ? Pour avoir un chiffre précis, il est possible de consulter la déclaration d’intérêts déposée à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (conformément à l’article 4 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique) par Mme Nicole Belloubet, qui était membre du Conseil constitutionnel lorsque, en 2017, elle a été nommée au gouvernement. Cette déclaration d’intérêts, qui est librement accessible sur le site Internet de la Haute Autorité, révèle que la rémunération annuelle nette d’un membre du Conseil constitutionnel était, en 2016, de 159 671 euros, soit 13 305 euros mensuels nets.
Disons-le sans détour : le montant de l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel ne nous semble pas excessif, eu égard aux fonctions qu’ils assument et à leur charge de travail – qui a été considérablement alourdie depuis l’entrée en vigueur de la procédure de la QPC en mars 2010. Mais là n’est pas le problème : il n’échappe à personne qu’entre les 13 305 euros d’indemnité perçus par Mme Belloubet et les quelque 5 000 euros correspondant au traitement d’un président de section au Conseil d’État, il existe un écart substantiel, qui ne peut pas être simplement expliqué par une marge d’erreur.
Comment expliquer cet écart ? Ce n’est certainement pas la réponse (partielle et confuse) apportée à la question de M. Juanico par le Premier ministre qui pourra nous éclairer.
Notons simplement que, dans ces circonstances, le flottement sémantique de la réponse s’avère très troublant. S’agit-il (opportunément ? – en vérité, on n’ose le croire) de confondre « traitement » et « rémunération » pour tenter de « noyer le poisson » ? Tente-t-on de justifier le fait que, contrairement aux dispositions précitées de l’article 6 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, les président et membres du Conseil constitutionnel perçoivent nettement plus qu’« une indemnité égale au traitement » du vice-président et des présidents de section au Conseil d’État à laquelle ils peuvent seulement prétendre? A quand la transparence sur le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel ?
[1] V. Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, LGDJ, 2018, 32eéd., p. 837(nous soulignons).
[2] V. Michel Verpeaux, JurisClasseur Administratif, fasc. 1410, « Conseil constitutionnel », § 231 : « Le président du Conseil constitutionnel a droit à une indemnité […] qui correspond au traitementversé au fonctionnaire le plus élevé dans la hiérarchie administrative, c’est-à-dire le vice-président du Conseil d’État » (nous soulignons).
[3] Malgré les réformes statutaires récentes qui vont dans le sens du renforcement de leur autonomie, les membres du Conseil d’État sont des fonctionnaires de l’État, soumis à ce titre aux dispositions statutaires de la fonction publique d’État – sous réserve de dispositions spéciales comprises dans le code de justice administrative.
[4] V. le décret n° 2017-189 du 14 février 2017 fixant l’échelonnement indiciaire applicable aux membres du Conseil d’État.
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