Crise du COVID-19 et fédéralisme aux États-Unis

Par Mathilde Laporte et Maud Michaut

<b> Crise du COVID-19 et fédéralisme aux États-Unis </b> </br> </br> Par Mathilde Laporte et Maud Michaut

Pour lutter contre la propagation du COVID-19, plusieurs États américains ont adopté des mesures de quarantaine obligatoire pour les voyageurs arrivant d’un autre État. Ce billet évoquera les enjeux constitutionnels de ces mesures de police, et notamment les problèmes qu’elles posent au regard du droit constitutionnel de voyager dans l’Union et de la théorie de la clause de commerce dormante. Malgré leur conformité apparente à la Constitution fédérale, ces mesures illustrent la manière dont le fédéralisme fonctionne aux États-Unis et combien fédéralismes horizontal et vertical sont liés l’un à l’autre.

 

To fight the spread of the COVID-19, several American states have ordered travelers arriving from another state to undergo a compulsory self-quarantine. This paper will discuss the constitutional issues related to these executive orders and especially how they might interfere with the right to travel within the Union and be problematic under the dormant commerce clause doctrine. Despite their apparent conformity with the federal Constitution, these measures exemplify how federalism works in the United States and how vertical and horizontal federalisms have always been tied together.

 

Par Mathilde Laporte et Maud Michaut, Doctorantes à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Le 26 mars dernier, Gina M. Raimondo, gouverneur de l’État du Rhode Island, établissait une obligation de quarantaine à la charge des voyageurs en provenance de l’État de New York et annonçait lors d’une conférence de presse qu’elle avait ordonné aux forces de l’ordre de contrôler toutes les voitures immatriculées dans cet État afin d’obtenir des informations sur le conducteur et ses passagers. Le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, avait vivement critiqué cette politique qu’il jugeait « manifestement inconstitutionnelle ». Si le Rhode Island est finalement revenu sur le principe des fouilles des véhicules new yorkais tout en généralisant l’obligation de confinement à tous les voyageurs arrivant sur son territoire, cet épisode reste très révélateur de l’exacerbation des tensions entre les États fédérés, alors que chacun cherche à limiter la propagation du COVID-19. Ce billet ambitionne de présenter les enjeux constitutionnels des obligations particulières de confinement imposées par les États fédérés à l’encontre des voyageurs. Il s’agira dans un premier temps de présenter les mesures prises et leurs fondements juridiques (I). Le problème tient à ce que ces décisions risquent de porter atteinte, au moins indirectement, à la libre circulation des personnes et des biens au sein de l’Union, alors même que ce principe est au fondement de la conception américaine du fédéralisme. Il apparaît cependant que ces executive orders sont vraisemblablement conformes à la Constitution fédérale, telle qu’elle a été interprétée par la Cour suprême des États-Unis (II). À première vue, ces mesures intéressent plutôt le fédéralisme horizontal, c’est-à-dire les rapports que les États fédérés ont les uns avec les autres au sein de l’Union. Pourtant, elles manifestent également le lien irréductible que ce fédéralisme horizontal entretient avec le fédéralisme vertical – la relation entre les États et le gouvernement fédéral telle qu’elle a été comprise depuis le New Deal.

 

 

I. Les obligations de quarantaine imposées par les États fédérés aux voyageurs arrivant d’autres États

Le système fédéral américain reconnaît depuis toujours aux États compétence pour protéger l’ordre public sur leurs territoires. Initialement, les pouvoirs de police des États correspondaient aux pouvoirs qui n’avaient pas été délégués au gouvernement fédéral par la Constitution de 1787, mais qui avaient été conservés par les États fédérés souverains. À partir du New Deal, et grâce à l’interprétation renouvelée de la Commerce Clause et de la Spending Clause de la Constitution fédérale, le champ de la compétence du gouvernement fédéral a été étendu, de sorte qu’il est de plus en plus fréquemment intervenu dans des domaines qui relevaient auparavant des seuls États. Pour endiguer la pandémie, certains gouverneurs, parmi lesquels ceux du Rhode Island, de la Floride, du Texas, du Kentucky, de l’Alaska et d’Hawaï, ont imposé aux voyageurs de se confiner pendant quatorze jours après leur arrivée sur le territoire de l’État. Cette quarantaine ne concerne parfois que les personnes ayant séjourné dans des États identifiés comme foyers de contamination (cluster states) et dûment énumérés dans la décision[1]. Ailleurs, la mesure vaut pour tous les individus ayant franchi la frontière de l’État, que cela soit par voie aérienne ou terrestre[2]. Plus rarement, les gouverneurs ont réglementé les sorties du territoire : Andy Beshear a par exemple interdit aux résidents du Kentucky de franchir ses frontières, sauf pour des motifs énumérés[3].

 

L’étude du fondement juridique de ces décisions révèle que les gouverneurs des États disposent de la compétence principale pour faire face à l’urgence, non en vertu de la Constitution de l’État, mais sur habilitation de la loi. L’exercice de ces pouvoirs exceptionnels délégués aux gouverneurs par les lois étatiques est cependant conditionné à une déclaration préalable d’urgence. Les dispositifs prévus par les États sont donc très similaires au mécanisme institué au niveau fédéral par le National Emergencies Act de 1976. Les gouverneurs ont ainsi commencé par affirmer l’existence d’une situation d’urgence ou, selon les termes de la loi texane, d’une « menace imminente d’un désastre ». Ces décisions sont juridiquement indépendantes de la proclamation par laquelle le Président des États-Unis a déclaré l’urgence nationale, le 13 mars 2020. Les gouverneurs ont ensuite pris les mesures qu’ils jugeaient nécessaires pour répondre à l’urgence. Notons cependant qu’ils ont parfois invoqué des fondements juridiques complémentaires. Les executive orders pris par Gina M. Raimondo mentionnent à la fois les pouvoirs constitutionnels du gouverneur, ses pouvoirs statutaires d’urgence, ainsi que son pouvoir de déclarer une quarantaine générale sur tout ou partie du territoire de l’État[4].

 

Si on voit qu’il n’a finalement pas été question pour ces différents États de fermer leurs frontières, les mesures évoquées restreignent néanmoins indirectement la libre circulation au sein de l’Union, si bien que leur conformité à la Constitution fédérale a pu être mise en cause.

 

 

II. La question de la conformité de telles mesures à la Constitution fédérale

Les juges fédéraux saisis devront le cas échéant vérifier que ces décisions ne portent pas une atteinte inconstitutionnelle au droit de voyager (right to travel) au sein de l’Union ni ne constituent une violation de la clause de commerce en application de la théorie de la clause de commerce dormante (dormant commerce clause). En pratique, il est néanmoins peu probable que de tels recours juridictionnels aboutissent.

 

Le droit de voyager (right to travel) entre les différents État de l’Union

Si les Articles de la Confédération consacraient expressément la liberté d’aller et venir entre les différents États membres (Art. IV), la Constitution fédérale de 1787 ne contenait aucune disposition similaire. La Cour suprême expliqua ce silence par l’idée qu’ « un droit si élémentaire était conçu dès l’origine comme allant nécessairement de pair avec l’Union plus forte que la Constitution créait »[5]. Dès 1849, Robert Taney avait affirmé dans son opinion dissidente dans les Passengers Cases : « Pour tous les grands desseins pour la poursuite desquels le gouvernement fédéral a été constitué, nous sommes un seul peuple avec un seul pays commun. […] nous devons avoir le droit de passer et de repasser dans chaque partie du territoire sans interruption, aussi librement que dans nos propres États »[6]. Pourtant, les juges fédéraux avaient un temps admis la constitutionnalité de lois étatiques destinées à restreindre l’immigration des « indigents » ou à prévoir des traitements moins favorables pour les nouveaux résidents dépendant de l’aide publique[7]. Mais à partir du moment où le gouvernement fédéral avait commencé à assumer un rôle social, ces traitements différenciés avaient en partie perdu leur raison d’être puisque les États n’avaient plus à supporter seuls la « charge » des citoyens les plus fragiles : la Cour suprême déclara alors inconstitutionnelles toutes les lois des États qui restreignaient, même indirectement, le droit de libre circulation des plus pauvres[8]. En 1999, elle distingua trois composantes du droit de voyager (right to travel) dans l’Union : « le droit du citoyen d’un État d’entrer dans un autre État ou d’en partir ; le droit d’être traité comme un visiteur bienvenu plutôt que comme un étranger hostile lorsque [le citoyen d’un État] est provisoirement présent dans un autre État ; et, pour les voyageurs qui choisissent de devenir des résidents permanents, le droit d’être traité comme les autres citoyens de l’État »[9].

 

Les executive orders adoptés par les États en réponse à l’épidémie du COVID-19 ne risquent de porter atteinte qu’à la deuxième composante du droit de voyager. En effet, l’obligation de quarantaine est indifférente à la qualité de résident de l’État. Elle ne s’oppose pas non plus à l’entrée sur le territoire et les gouverneurs ont expressément prévu la possibilité pour les personnes placées en quarantaine de quitter l’État avant la fin des quatorze jours. En ce qui concerne la deuxième composante, la Cour suprême l’a fondée dans l’arrêt Saenz précité sur la section 2 de l’Article IV de la Constitution fédérale, qui reconnaît aux citoyens de chaque État « tous les privilèges et immunités des citoyens dans les divers États ». Le juge en a déduit que les différences de traitement entre les résidents et les non-résidents n’étaient constitutionnelles que si elles étaient justifiées par « une raison importante » et si elles entretenaient un « lien étroit ou important » avec l’objectif poursuivi par l’État, appréciation qui dépendait notamment de l’existence de solutions alternatives moins attentatoires au droit de voyager[10]. La détermination de la constitutionnalité des obligations de quarantaine dépendra donc de la réponse que les cours de justice apporteront à deux questions. Il leur faudra d’abord déterminer si les executive orders traitent de manière différente les résidents et les non-résidents de l’État. La réponse n’est pas certaine dans la mesure où la plupart des gouverneurs ont pris soin de ne pas effectuer une telle distinction. Même le Rhode Island est revenu sur la politique qui ciblait les New Yorkais en ne contrôlant que les voitures immatriculées dans cet État. Mais si le juge retenait l’existence d’une différence de traitement, il faudrait alors déterminer si celle-ci était justifiée par une raison importante et si elle était suffisamment liée à l’objectif poursuivi par l’État. Au regard des circonstances, il paraît donc difficile de soutenir que ces executive orders liés à la crise du COVID-19 sont constitutifs d’atteintes inconstitutionnelles au droit de voyager entre les États.

 

La théorie de la clause de commerce dormante

La constitutionnalité des obligations de quarantaine décidées par les États pourrait également être contestée à l’aune de la théorie de la clause de commerce dormante. La clause de commerce de la Constitution fédérale confère au Congrès fédéral « le pouvoir […] de règlementer le commerce avec les nations étrangères, entre les divers États et avec les tribus indiennes » (Art. I, sect. 8). Selon la Cour suprême, un État peut méconnaître cette clause parce que son action entre en conflit direct avec une loi fédérale, mais aussi parce qu’elle compromet le commerce interétatique, alors même que le Congrès n’a pas fait usage de son pouvoir de réglementation et qu’il n’existe donc pas de loi fédérale sur le sujet[11]. La Cour suprême a ainsi affirmé qu’une loi d’un État pouvait être déclarée inconstitutionnelle alors même qu’elle réglait des affaires purement locales, si elle affectait le commerce interétatique d’une manière telle qu’elle constituait « une intrusion déraisonnable dans les intérêts nationaux »[12]. Pour le vérifier, le juge s’assurera d’abord que la loi étatique poursuivait « un intérêt public local légitime » et qu’elle n’affectait le commerce interétatique que de manière indirecte, puis que les effets sur le commerce interétatique n’étaient pas « clairement excessifs au regard des bénéfices locaux putatifs »[13].

 

L’argument pourrait-il prospérer en ce qui concerne les mesures de quarantaine décidées par les États ? S’il est peu douteux que les executive orders affectent le commerce interétatique, il paraît tout aussi difficilement contestable qu’ils poursuivent un « intérêt public local légitime ». L’application par le juge de la théorie de la clause de commerce dormante est évidemment très dépendante des faits de l’espèce. Néanmoins, la jurisprudence traduit plutôt une tendance à l’autolimitation des juges fédéraux.

 

* * *

Si les executive orders sont probablement conformes à la Constitution fédérale, il reste que leur édiction paraît supposer une conception renouvelée des relations que les États fédérés entretiennent les uns avec les autres, d’une part, et avec le gouvernement fédéral, d’autre part. Depuis le début du XXe siècle, le gouvernement fédéral avait grandement étendu ses compétences, y compris dans le champ de la santé publique. Les Américains attendaient alors de lui qu’il garantît un certain niveau de protection de la santé publique et qu’il représentât l’intérêt public d’une nation américaine unifiée. Sans que les pouvoirs fédéraux de réglementation n’eussent jamais fait disparaître les pouvoirs de police des États en la matière, la logique de la suprématie du droit fédéral induisait un pouvoir de préemption du gouvernement fédéral[14] : la volonté explicite d’agir du gouvernement fédéral ou son occupation complète d’un champ d’action prévalaient a priori sur les politiques étatiques envisagées[15].

 

Cette extension des compétences du gouvernement fédéral couplée à la nature nationale de l’urgence sanitaire du COVID-19 auraient pu justifier une intervention fédérale d’ampleur. Or, le président Donald Trump, par son action en demi-teinte, fait aujourd’hui renaître une conception plus ancienne de la gestion des enjeux de santé publique. Au milieu du XVIIe siècle, les colonies britanniques décidaient souverainement de quarantaines et, au XIXe siècle, les États fédérés luttaient de la même manière contre les épidémies que risquaient de propager sur leurs territoires les voyageurs arrivant des États voisins. Le caractère local de l’intérêt public défendu justifiait ces restrictions du droit de voyager. Aujourd’hui, le retrait du gouvernement fédéral encourage le recours par les États à leurs pouvoirs de police, créant ainsi des tensions entre les États fédérés eux-mêmes et dans leurs relations avec le gouvernement fédéral, comme en témoignent les reproches adressés par les gouverneurs des États au président des États-Unis.

 

 

 

[1] C’est notamment le cas de la Floride et du Texas.

[2] C’est notamment le cas du Rhode Island, de l’Alaska et d’Hawaï.

[3] Ky. Exec. Order No. 2020-258 (30 mars 2020). Des dérogations afin de permettre l’exercice d’une activité professionnelle ou des achats de première nécessité sont notamment prévues.

[4] Dans l’ordre : R.I. Const., Art. IX ; R.I. Gen. Laws § 30-15 (2019) ; R.I. Gen. Laws § 23-8-18 (2019). Ces références apparaissent dans les différents executive orders pris à ce sujet depuis le 20 mars : R.I. Exec. Order No. 20-10 (23 mars 2020) ; R.I. Exec. Order No. 20-12 (26 mars 2020) ; R.I. Exec. Order No. 20-13 (28 mars 2020) ; R.I. Exec. Order No. 20-14 (28 mars 2020).

[5] United States v. Guest, 383 U.S. 745 (1966), p. 758.

[6] Passengers Cases, 48 U.S. 283 (1849), p. 492.

[7] New York v. Miln, 36 U.S. 102 (1837), p. 142-143.

[8] Edwards v. California, 314 U.S. 160 (1941), p. 173‑175.

[9] Saenz v. Roe, 526 U.S. 489 (1999), p. 500.

[10] Supreme Court of N.H. v. Piper, 470 U.S. 274 (1985), p. 284.

[11] Willson v. Black Bird Creek Marsh Co., 27 U.S. 245 (1829), p. 252.

[12] Great Atl. & Pac. Tea Co. v. Cottrell, 424 U.S. 366 (1976), p. 373.

[13] Pike v. Bruce Church, Inc., 397 U.S. 137 (1970), p. 142.

[14] Rice v. Santa Fe Elevator Corp., 331 U.S. 218 (1947), p. 241.

[15] Fidelity Fed. S. & L. v. De la Cuesta, 458 U.S. 141 (1982), p. 149.

 

 

Crédit photo:  New York National Guard, Flickr, CC 2.0 ND