Il est urgent d’attendre – L’improbable réforme électorale au Canada Par Fabrice Pezet
Provoquées par le Premier ministre Justin Trudeau, les élections générales canadiennes du 20 septembre 2021 se sont soldées par le maintien du statu quo. Bien qu’ayant recueilli à l’échelle fédérale moins de suffrages que le parti conservateur, le parti libéral a obtenu plus de sièges, lui permettant de reconduire son gouvernement minoritaire. Toutefois, la situation politique actuelle repose avec acuité le problème de la réforme du mode de scrutin, envisagée à plusieurs reprises par M. Justin Trudeau.
Triggered by Prime Minister Justin Trudeau, the 2021 Canadian federal elections have resulted in no major changes to the political situation. Although losing the popular vote to the Conservative opposition, Liberals won a plurality of seats, enabling them to go on forming a minority government. Yet, the current political situation relaunches the debate on electoral reform, an issue several times raised by Prime Minister Trudeau himself.
Par Fabrice PEZET, Maître de conférences en droit public à l’Université de Paris-Est Créteil (UPEC)
Une élection pour rien ? C’est le sentiment qui semblait prédominer au Canada après les élections anticipées du 20 septembre 2021. La nouvelle chambre des Communes est en effet peu différente de la précédente : en dépit du gain de 4 sièges (159), les libéraux ont échoué à obtenir la majorité absolue que souhaitait M. Trudeau et ont été contraints de reconduire un gouvernement minoritaire. De même, l’opposition conservatrice s’est maintenue (119 contre 121 auparavant). Sous cette apparence de stabilité, le paysage politique canadien connaît en réalité de profonds bouleversements. Ceux-ci sont de deux ordres : d’une part, pour la seconde fois consécutive, le parti qui a obtenu le plus de sièges (le parti libéral) n’est pas celui qui a obtenu le plus de suffrages (le parti conservateur)[1] ; d’autre part, la contestation du bipartisme traditionnel libéral/conservateur, phénomène qui n’est pas nouveau mais qui est aujourd’hui renforcé par des acteurs enracinés (les sociaux-démocrates du Nouveau parti démocratique) ou plus récents (les nationaux-conservateurs du Parti populaire du Canada). Ces phénomènes ne sont généralement pas inconnus d’un système politique fondé sur le scrutin uninominal à un tour (First-Past-The-Post ou FPTP). Le nombre de sièges dépend en effet moins du nombre de voix que de leur répartition géographique. Toutefois, là où, sous d’autres latitudes (le Royaume-Uni ou la Nouvelle-Zélande avant 1996), le manque de représentativité allégué du mode de scrutin est contrebalancé par sa capacité à dégager des majorités, la vie politique canadienne se singularise par une culture de gouvernement minoritaire inconnue d’autres Etats du Westminster Model[2].
Le Canada offre ainsi un paradoxe : alors que les caractéristiques de sa vie politique devraient l’amener à envisager une réforme du mode de scrutin, la question est longtemps demeurée à l’arrière-plan[3]. Les promesses de M. Trudeau lors de sa campagne de 2015 de mettre fin au FPTP sont restées sans suite[4]. L’objet d’une telle réforme demeure lui-même incertain : si M. Trudeau évoque sa préférence pour l’Alternative vote, sur le modèle australien, ce qui conduirait à favoriser le parti libéral, la plupart des partisans de la réforme, notamment le Nouveau parti démocratique, optent pour un scrutin proportionnel au nom de la représentativité. Suggérée pour la première fois en 1921, la réforme électorale peine toutefois à s’imposer comme une thématique centrale du débat public.
Une explication instinctive serait de considérer le projet de réforme électorale comme un simple produit d’appel à visées électoralistes. Tel parti, dans l’opposition, défendrait ce projet et, une fois retourné au pouvoir, l’oublierait aussitôt. L’opportunisme politique ne suffit cependant pas à expliquer la faible appétence pour la réforme électorale. Les difficultés à avancer dans cette direction tiennent à trois facteurs. Premièrement, la réforme électorale est entravée par les particularités du paysage électoral canadien (I). Deuxièmement, elle est victime de ses échecs répétés au niveau provincial (II). Troisièmement, elle est obérée par des contours encore incertains (III).
I. Une réforme entravée par les spécificités électorales nationales
L’opportunité de la réforme électorale ne peut être déconnectée de la situation électorale canadienne. Les élections de 2021 ont en effet confirmé deux singularités perceptibles depuis 20 ans. Ces dernières tiennent à un élément géographique qui, s’il existe ailleurs, est particulièrement important au Canada.
Tout d’abord, le Canada se caractérise par une forte polarisation géographique du vote. Certaines provinces sont en effet massivement dominées par un parti, au moins au niveau fédéral. C’est ainsi que le parti conservateur a la mainmise sur les provinces des « prairies » (Alberta, Saskatchewan, Manitoba)[5]. A l’inverse, le parti libéral est largement dominant dans les provinces « maritimes » (Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve, Île du Prince Edouard, Nouveau-Brunswick)[6]. Cette polarisation conduit à ce que les sièges de ces provinces soient généralement vus comme des sièges acquis (safe seats) pour l’un ou l’autre de ces partis. Elle a aussi pour effet de faire reposer l’issue des élections sur les résultats d’autres provinces, plus indécises, comme l’Ontario et, au moins en ce qui concerne les libéraux, le Québec, désignées dès lors comme des « provinces-pivots » (battlegrounds), analogues aux Swing States américains.
Ensuite, le Canada se singularise par ce qu’il est possible d’appeler un « bipartisme imparfait ». L’apparent bipartisme entre libéraux et conservateurs qui prévaut à l’échelle fédérale n’est pas toujours vérifié au niveau provincial. Il dissimule une hétérogénéité des situations. Par exemple, les Prairies se caractérisent généralement par une opposition entre conservateurs et néo-démocrates, les libéraux y réalisant des scores médiocres en-dehors des grandes agglomérations. De même, le Québec voit s’affronter les souverainistes du Bloc Québécois et le parti libéral, les conservateurs n’obtenant de sièges que dans la région de Québec. La Colombie britannique se singularise, quant à elle, par un tripartisme entre conservateurs, libéraux et néo-démocrates. Les rapports de force observables à la chambre des Communes ne sont, au final, que la somme de modèles partisans propres à chaque province.
Combinée au FPTP, la configuration politique actuelle conduit à faire dépendre l’issue d’une élection fédérale de mouvements de voix d’amplitude variable dans certaines provinces. En conséquence, le Premier ministre et le chef de l’opposition concentrent leurs efforts sur certaines « provinces-clés » (battleground provinces), avec l’espoir de faire varier le rapport de forces interne à ladite province. Ce comportement politique se calque sur celui des campagnes présidentielles américaines, où l’effort électoral est porté sur quelques Etats-clés. Cette « américanisation » des stratégies électorales est inévitable dans un pays qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Or, comme aux Etats-Unis, le mode de scrutin explique directement le choix de stratégie électorale adoptée par les partis en lice. En ce sens, les partis, quels qu’ils soient, ont atteint une sorte de point d’équilibre où le FPTP leur permet d’opérer des arbitrages entre les safe seats et les battleground provinces. Mais la réticence à l’endroit de la réforme électorale ne doit pas seulement à des considérations tactiques de la part des partis. Il s’explique également par l’échec subi par de telles propositions au niveau provincial.
II. Une réforme contestée au niveau provincial
Si la question de la réforme électorale se trouve au second-plan à l’échelon fédéral, elle s’est posée à plusieurs reprises dans le cadre des provinces. De fait, les tentatives déployées dans les provinces se sont caractérisées par le soutien au FPTP.
A l’heure actuelle, les assemblées législatives provinciales sont en effet élues suivant le même mode de scrutin que la chambre des communes d’Ottawa, à savoir le FPTP. Toutefois, le maintien de ce mode de scrutin hérité de l’ancienne métropole britannique a pu être contesté à plusieurs reprises. Depuis les années 2000, ce sont bien les provinces qui constituent le laboratoire de la réforme électorale. La question de savoir s’il fallait abandonner le FPTP au profit d’un scrutin de type proportionnel (Mixed Member Proportionnal ou Single Transferable Vote) s’est imposée au niveau provincial, parfois de manière régulière comme en témoigne l’exemple de la Colombie britannique où les citoyens ont été interrogés trois fois en moins de quinze ans sur cette question (2005, 2009, 2018). Six référendums ont eu lieu à l’échelle provinciale sur cette question depuis 2005, que ce soit en Colombie britannique (2005, 2009, 2018), en Ontario (2007) ou l’Île du Prince Edouard (2016, 2019). Un autre référendum sur l’évolution du mode de scrutin est prévu en 2022 dans la province du Québec[7]. Or, jusque-là, les référendums tenus sur l’opportunité de modifier le système électoral au profit d’un scrutin proportionnel se sont soldés par le maintien de la FPTP. Si le référendum québécois est susceptible de modifier ce constat, il est manifeste que le changement du mode de scrutin est refusé par les électeurs, parfois massivement, comme en Ontario (63,18 % en 2007) ou en Colombie britannique (61,3% en 2018), parfois de justesse, comme dans l’Île du Prince Edouard (51,74% en 2019).
Indépendamment de ses causes véritables (méfiance à l’endroit des scrutins proportionnels, attachement au scrutin majoritaire à un tour), le refus du changement de mode de scrutin affirmé par les électeurs au niveau de la Province explique que la réforme électorale peine à s’imposer au niveau fédéral. L’échec des référendums électoraux montre que l’électorat ne voit pas la nécessité, dans l’immédiat, de modifier le système électoral. Ces résultats tendent à montrer que la réforme du mode de scrutin est une cause moins populaire qu’il n’est souvent soutenu.
Plus largement, l’exemple provincial témoigne de ce que la réforme électorale est une rhétorique, plus qu’un enjeu. Si le cas des provinces canadiennes est instructif quant aux moyens à employer pour procéder à la réforme électorale, à savoir le recours systématique au référendum[8], il ne permet pas de déterminer de manière certaine le contenu et les effets de ladite réforme.
III. Une réforme limitée par des contours incertains
La réforme électorale au niveau fédéral souffre de ce qu’elle peut être perçue comme superflue et incertaine.
Elle est institutionnellement superflue dans la mesure où les caractéristiques du Canada font qu’il n’a que peu à voir avec la « dictature élue » (elective dictatorship) suggérée pour décrire le fonctionnement du régime britannique[9]. Dans un Etat fédéral où les Provinces disposent de larges compétences et où le gouvernement minoritaire est la règle plutôt que l’exception, la réforme électorale ne saurait être motivée par le souci de limiter le « pouvoir du parti qui gouverne ». Bien que le FPTP ne garantisse en aucune façon la représentativité, les particularités électorales du Canada font que sa mise en œuvre n’exclut paradoxalement pas tout compromis. La situation minoritaire de la plupart des gouvernements fédéraux rend indispensable de s’accorder, ne serait-ce qu’a minima, avec d’autres formations. De même, la structure fédérale de l’Etat canadien impose au parti au pouvoir à Ottawa de rechercher un accord avec les gouvernements provinciaux. Pour l’électorat et les acteurs politiques, il n’y a donc pas d’urgence à changer le mode de scrutin dans la mesure où certains des bénéfices attendus d’une telle réforme semblent déjà exister.
La réforme électorale n’est pas exempte d’incertitudes quant à ses modalités exactes et à ses effets sur le fonctionnement des institutions. En premier lieu, la réforme électorale impliquerait une procédure assez lourde. Conformément aux recommandations du rapport de la chambre des Communes de 2016, elle devrait faire l’objet d’un référendum, à l’image de ce qui se passe dans les Provinces, et pourrait impliquer, le cas échéant, une révision constitutionnelle, laquelle imposerait l’accord d’une majorité qualifiée de Provinces[10]. En second lieu, le succès d’une éventuelle réforme électorale amènerait à une transformation du fonctionnement des institutions. La culture canadienne de gouvernement minoritaire s’appuie en effet sur certaines conventions dont l’existence entretient un lien plus ou moins direct avec le mode de scrutin[11]. Or, comme le montre l’exemple néo-zélandais[12], la transformation du mode de scrutin vers un schéma plus proportionnel produit des effets sur les conventions guidant la constitution et le fonctionnement du gouvernement. L’échec du processus au niveau des provinces a eu pour effet de priver les institutions fédérales d’un véritable laboratoire susceptible de leur apporter le recul nécessaire sur les conséquences d’une modification du mode de scrutin. C’est donc autant l’opportunité politique que les incertitudes institutionnelles qui expliquent l’inertie des partis à promouvoir la réforme électorale. A cet égard, l’issue de la réforme électorale québécoise sera suivie avec attention tant elle est susceptible de faire évoluer l’opinion du monde politique canadien quant à l’opportunité d’un changement de mode de scrutin. D’ici à ce que ses effets réels soient mesurés, … wait and see…
[1] En 2021, le parti conservateur a obtenu 119 sièges avec 33,73 % des voix tandis que le parti libéral a obtenu 159 sièges avec 32,62 % des voix. En 2019, le parti libéral avait eu 155 sièges avec 33,12 % et le parti conservateur, 121 sièges avec 34,34 % des voix.
[2] Ce phénomène de gouvernement minoritaire est surtout perceptible à l’échelle fédérale. Il s’observe beaucoup moins au niveau des Provinces. V. S. Brenton, « Minority and Multi-Party Government”, in B. Galligan, S. Brenton (dir.), Constitutional Conventions in Westminster Systems, Cambridge University Press, 2015, pp. 116-135 ; v. p. 121.
[3] A ce sujet, v. A. Potter, D. Weinstock, P. Loewen, Should We Change How We Vote? Evaluating Canada’s Electoral System, McGill Queen’s University Press, 2017. Pour une présentation de cet ouvrage, v. P. Dutil, « Why Trudeau Abandoned Electoral Reform – The Case against change », Literary Review of Canada, mai 2017.
[4] La seule conséquence de cette promesse a été la production d’un rapport parlementaire sur la question. V. Strengthening Democracy in Canada: Principles, Process and Public Engagement for Electoral Reform – Report of the Special Committee on Electoral Reform, décembre 2016. Disponible à : https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/421/ERRE/Reports/RP8655791/errerp03/errerp03-e.pdf
[5] En 2021, le parti conservateur a ainsi obtenu 30 députés sur 34 en Alberta (33 sur 34 en 2019) ; 14 députés sur 14 en Saskatchewan ; 7 députés sur 14 au Manitoba.
[6] Le parti libéral a obtenu 6 députés sur 7 à Terre-Neuve ; 4 sur 4 pour l’Île du Prince Edouard ; 8 sur 11 en Nouvelle Ecosse (10 sur 11 en 2019); 6 sur 10 au Nouveau Brunswick.
[7] La proposition du gouvernement québécois revient à ajouter une « dose de proportionnelle » aux députés élus au suffrage uninominal à un tour, sur le modèle du mode de scrutin adopté pour les assemblées régionales écossaise galloise au Royaume-Uni.
[8] Ce point figure parmi les « recommandations » du Comité spécial pour la réforme électorale. V. Strengthening Democracy in Canada: Principles, Process and Public Engagement for Electoral Reform – Report of the Special Committee on Electoral Reform, décembre 2016, p. 165.
[9] L’expression a été utilisée pour la première fois par Lord Hailsham en 1976. Elle renvoie au constat selon lequel il n’existe aucun contrepouvoir institutionnel au gouvernement issu du parti disposant de la majorité au parlement.
[10] La section 38(2) du Constitution Act, 1982 impose qu’un amendement constitutionnel soit accepté par les deux-tiers des provinces représentant 50 % de la population canadienne (« 7/50 formula »).
[11] Par exemple, le parti qui dispose d’une majorité, même relative, de sièges (plurality of seats), se voit offrir la possibilité de constituer un gouvernement. V. A. C. Banfield, “Canada”, in B. Galligan, S. Brenton (dir.), Constitutional Conventions in Westminster Systems, pp. 189-203, v. pp. 193-194 et pp. 198-199.
[12] V. F. Pezet, « Le Westminster Model à l’épreuve du statut supra-légal du mode de scrutin – Le laboratoire néo-zélandais », Revue française de droit constitutionnel, n° 126, juin 2021, pp. 119-140.
Crédit photo: Fortune Global Forum, CC BY-NC-ND 2.0