Pourquoi l’Espagne est gouvernée sans majorité. L’explication par un mode de scrutin hérité du franquisme

Pourquoi l’Espagne est gouvernée sans majorité. L’explication par un mode de scrutin hérité du franquisme

Gouverner sans majorité, tel est le défi auquel est confronté l’actuel gouvernement espagnol dirigé par le chef du Parti populaire (PP) Mariano Rajoy, investi le 31 octobre dernier par seulement 170 députés sur 350 du Congreso de los diputados, qui est l’équivalent de notre Assemblée nationale. Cette investiture fait suite à une crise politique sans précédent depuis l’instauration de la Constitution de 1978 : dix mois durant, de décembre 2015 à octobre 2016, s’enchainèrent, d’abord une élection législative le 20 décembre, puis une dissolution en mai et, enfin, une nouvelle élection en juin, sans qu’aucun gouvernement ne puisse se former du fait de la division des forces parlementaires. Si, finalement, M. Rajoy a pu accéder au pouvoir sans avoir de majorité, c’est essentiellement grâce à son adversaire traditionnel, le Parti socialiste espagnol (PSOE) qui, pour éviter une seconde dissolution et la prolongation de cette situation politiquement intenable, a décidé de s’abstenir lors du vote d’investiture de M. Rajoy. Par ailleurs, facteur supplémentaire d’instabilité, parmi les députés qui ont soutenu M. Rajoy, 32 n’appartiennent pas à son parti mais à un allié de circonstance, bien indiscipliné, le parti centriste, Cuidadanos (C’s). La crise d’instabilité politique espagnole n’est donc pas terminée et on peut d’ores et déjà constater, en ce début de législature, que non seulement le gouvernement éprouve bien des difficultés à faire voter ses projets législatifs mais, qu’en plus, certaines lois importantes sont adoptées à son corps défendant. Dernier exemple en date, le rejet, le 16 mars dernier, par le Congrès des députés, d’un important décret-loi relatif aux dockers espagnols. Ce dernier échec de l’exécutif à trouver un soutien au Congrès, qui s’ajoute à bien d’autres revers depuis le début de la législature, a provoqué la colère du gouvernement, qui menace aujourd’hui de convoquer de nouvelles élections anticipées.

Cette situation d’instabilité politique est inédite en Espagne. Le système politique espagnol issu de la Transition de la dictature franquiste à la démocratie avait permis, jusqu’à récemment, non seulement la stabilité du pays mais, également, l’alternance au pouvoir des deux grands partis, le PSOE et le PP, dont les gouvernements successifs avaient toujours bénéficié du soutien de majorités stables et homogènes. Les élections de décembre 2015 et l’éparpillement des forces parlementaires qui en ont résulté ont donc ouvert une ère nouvelle. Comment l’expliquer ? Les causes de cette instabilité politique sont sans doute nombreuses : crise économique, crise territoriale liée au défi sécessionniste qui se présente en Catalogne, etc. C’est sur l’une des causes, la moins connue de cette crise politique, que ces quelques lignes entendent revenir : le système électoral espagnol.

 

Un mode de scrutin issu de la Transition de la dictature à la démocratie

 

I. Le mode de scrutin actuellement en vigueur en Espagne pour élire les députés du Congrès a été pensé et conçu en 1977 au cours de la Transition de la dictature à la démocratie et a servi à élire l’assemblée constituante qui rédigea la Constitution de 1978. Il est donc pré-constitutionnel et largement tributaire du contexte dans lequel s’est déroulé le changement de régime politique. Le passage de la dictature franquiste à la démocratie a été opéré en Espagne sans révolution juridique, c’est-à-dire dans le strict respect de la procédure de révision du « bloc de constitutionnalité franquiste » composé des six « Lois fondamentales du Royaume ». Plus précisément, c’est l’organe de révision de ce « bloc de constitutionnalité » – les Cortès franquistes, institution organique et corporatiste créée par Franco en 1942 – qui, par le biais de la fameuse Loi pour la Réforme politique de 1977, septième et dernière « Loi fondamentale du Royaume » – s’est volontairement dépossédée de son pouvoir de révision constitutionnelle pour le transférer à un nouvel organe, de futures Cortès bicamérales devant être élues, après le transfert du pouvoir constituant, au suffrage universel. Les Cortès franquistes n’ignoraient pas qu’en transférant leur pouvoir de révision à ce nouvel organe démocratiquement élu, elles signaient non seulement l’arrêt de mort du régime franquiste mais aussi leur propre arrêt de mort. Ainsi, de façon apparemment paradoxale, la Transition vers la démocratie s’est faite en Espagne grâce au concours, on pourrait dire au suicide, de l’institution la plus emblématique de la dictature, institution dont le rôle était précisément de garantir la survie des principes idéologiques fondamentaux du régime franquiste. Et, sans doute, la Transition n’aurait-elle pas pu se faire autrement tant la contrainte de l’armée – qui n’aurait jamais accepté que la légalité franquiste soit entièrement mise à bas par un pouvoir constituant surgissant spontanément du néant – était encore prégnante après la mort du dictateur. Dans ce contexte, le ralliement formel de l’organe de révision, garant de cette légalité, n’était donc pas optionnel : il était, au contraire, la condition sine qua non d’une transition pacifique. Or, si les Cortès étaient conscientes, dans le contexte européen, du caractère inéluctable de la démocratie, elles n’entendaient pas pour autant accepter la destruction des fondamentaux idéologiques du régime franquiste. Né du soulèvement militaire de 1936, ce dernier s’est affirmé, au nom du Roi et de l’unité nationale, contre la IIe République fédérale. Préserver son héritage idéologique fondamental revenait donc avant tout à s’assurer, d’une manière ou d’une autre, que le nouveau régime ne serait pas une réminiscence de cette IIe République, ou autrement dit que la monarchie et la forme unitaire de l’État ne seraient pas remises en cause par la future assemblée constituante. Cette garantie relative à la nature du futur régime résidait précisément dans le mode de scrutin mis en place pour élire ladite assemblée, entièrement conçu pour assurer une victoire électorale des forces de droite et de centre droit : des forces aux positions monarchistes et antifédéralistes.

 

II. Ce « testament » des Cortès franquistes se matérialisa dans la loi de transfert elle-même, la Loi pour la Réforme Politique (LRP) précitée, qui fixa dans sa première disposition additionnelle les grandes lignes du mode scrutin selon lequel devaient être élues les futures Cortès démocratiques disposant du pouvoir constituant. La caractéristique principale de ce mode de scrutin est de placer la Province au cœur du système. Les 50 Provinces ont été chacune érigée en circonscription électorale où devait se dérouler l’élection des 350 députés selon les deux modalités suivantes : d’abord, chacune des Provinces se voyait attribuer de droit un minimum de deux députés à élire, les autres sièges étant attribués à chaque Province proportionnellement à sa population. Ensuite, dans chaque circonscription, les sièges en jeu devaient être répartis entre les listes candidates en fonction du nombre de voix obtenues et en application de la formule de répartition de sièges dite d’Hontd. C’est la conjonction de ces deux éléments, tous deux liés au choix de la Province comme circonscription électorale, qui devait assurer, et qui, de fait, assura, la victoire électorale des forces de droite. En effet, avec ce système, les Cortès franquistes ont instauré non pas un mais, en réalité, deux modes de scrutin. Dans les très nombreuses Provinces rurales peu peuplées où peu de sièges étaient en jeu (moins de 5), le mode de scrutin était clairement de type majoritaire, alors que dans les grandes circonscriptions urbaines très habitées, parce qu’il y avait beaucoup de sièges à répartir entre les listes candidates, le mode de scrutin était, à l’inverse, de type proportionnel. Cela n’a évidemment pas été fait au hasard. Les Cortès franquistes savaient pertinemment que la droite était majoritaire dans les circonscriptions rurales alors que la gauche faisait l’essentiel de ses voix dans les grandes villes. Il s’agissait donc, afin d’optimiser les voix de la droite, de faire bénéficier aux conservateurs des avantages du mode de scrutin majoritaire dans les circonscriptions où ils étaient forts, afin qu’ils s’emparent du plus de sièges possibles, tout en faisant bénéficier à ces derniers des avantages du mode de scrutin proportionnel dans les circonscriptions où la gauche était plus forte. Et le stratagème ne s’arrêtait pas là. Pour s’assurer de la victoire totale des conservateurs, il fallait également faire en sorte que les circonscriptions rurales – précisément celles où les sièges en jeu étaient quasiment entièrement acquis à la droite du fait du mode de scrutin de facto majoritaire – soient surreprésentées en termes de sièges au Congrès. C’est tout le sens de la règle fixant un minimum de deux sièges par circonscription indépendamment de tout critère démographique. Cette règle a provoqué, et continue de provoquer, une véritable distorsion de représentation : une voix dans une circonscription rurale peut ainsi valoir, encore aujourd’hui, jusqu’à six fois plus que celle d’une circonscription urbaine.

 

Sans surprise, la stratégie des Cortès fonctionna à merveille. Avec environ 42% des suffrages exprimés, les partis de droite, de centre droit et d’extrême droite se situèrent loin, très loin, derrière les partis de gauche en termes de voix, mais, du fait du mode de scrutin, loin, très loin devant ces mêmes partis en termes de sièges à l’assemblée qui s’avéra constituante : 182 sièges contre 143 pour la gauche.

 

La constitutionnalisation d’un mode de scrutin responsable de l’instabilité politique actuelle

 

I. Le plus surprenant n’est pas tant que les Cortès franquistes aient instauré ce mode de scrutin mais que les Cours constituantes une fois élues l’aient, par la suite, non seulement conservé, mais également constitutionnalisé. Elles disposaient d’un pouvoir sans limite et, par conséquent, de l’entière liberté d’adopter un autre mode de scrutin plus conforme au principe d’égalité des citoyens devant le suffrage. Elles ont pourtant décidé de reprendre un système électoral manifestement inégalitaire, instauré aux seules fins de satisfaire un organe issu d’un régime autoritaire. L’article 68 de la Constitution espagnole reprend en effet sur ce point presque mot pour mot les termes de la Loi pour la Réforme politique. Encore plus surprenant est le silence du PSOE sur cette question au cours des débats constituants : l’article instaurant ce mode de scrutin fut, en effet, adopté de manière expéditive en séance plénière après moins d’une heure de débat et sans contestation des socialistes. Seul le communiste Jordi Solé Tura émit une timide objection. Probablement le PSOE avait-il déjà conscience que ce mode de scrutin, même s’il avantageait la droite, lui permettrait tout de même de s’imposer comme la principale force d’opposition voire, un jour peut-être, s’il améliorait son implantation dans les zones rurales, de gouverner. C’est effectivement ce qui se produisit : dès 1985, l’alternance arriva et le bipartisme, favorisé par ce mode de scrutin, s’implanta, assurant la stabilité politique du pays.

 

II. En 1977, en raison de l’état de la société espagnole qui venait de sortir de trente ans de dictature, la conjonction des caractéristiques précitées du système électoral espagnol avait permis la victoire de la droite. De 1985 à 2015, l’évolution de cette société et la normalisation du vote en faveur du PSOE a favorisé le bipartisme en donnant toujours un léger avantage au PP. Dans une situation comme dans l’autre la stabilité politique était assurée, certes au détriment de la représentativité. En 2015, du fait de l’émergence récente de deux nouvelles forces politiques importantes, Cuidadanos et Podemos – très proches, surtout pour la seconde, des deux grands partis en termes de voix, ces mêmes caractéristiques ont produit un tout nouvel effet, germe de l’instabilité politique : la fragmentation du Congrès. D’un côté, en raison de sa composante proportionnelle, ce mode de scrutin s’est montré incapable, comme aurait pu le faire un mode de scrutin purement majoritaire, de préserver le bipartisme. En effet, pour percer en termes de sièges, Cuidadanos et Podemos ont largement profité du caractère proportionnel du mode de scrutin dans les grandes et moyennes circonscriptions. D’un autre côté, la composante majoritaire et inégalitaire de ce mode de scrutin a également empêché une franche refondation, sur des bases de stabilité nouvelle, du système politique espagnol car, dans les petites circonscriptions, le PSOE et surtout le PP se sont maintenus.

 

Ainsi, le mode de scrutin instauré en 1977 cumule aujourd’hui deux défauts : il n’est pas représentatif et n’est même plus en mesure d’assurer la stabilité politique du pays. Une modification de ce mode de scrutin semble pourtant difficile car elle suppose une révision constitutionnelle. Or, l’Espagne souffre d’un autre mal : son incapacité à faire un usage normal, non seulement depuis 1978 mais, plus largement, dans son histoire constitutionnelle, du pouvoir de révision constitutionnelle. Mais c’est là un autre problème, sans doute encore plus profond.

 

 

Anthony Sfez, Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Membre chercheur à l’École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques (Casa de Velasquez)

Je remercie le Professeur Manon Altwegg-Boussac ainsi que Mathilde Montaubin pour leurs relectures et leurs remarques précieuses.