AVEC QUELLE MAJORITE M. MACRON POURRA-T-IL GOUVERNER ?
Après son élection, il faut maintenant à M. Macron une « majorité présidentielle ». Nullement impossible, l’hypothèse d’une majorité absolue et parfaitement disciplinée de députés « En Marche » élus en juin prochain n’est pourtant pas non plus la plus vraisemblable. A défaut, la Cinquième République de 2017 pourrait bien voir revenir des configurations politiques de la Troisième ou de la Quatrième Républiques : les « concentrations républicaines » centristes coincées entre deux partis aux extrêmes, et les « majorités d’idées » où le gouvernement ne trouve que des soutiens au cas par cas, selon les sujets qu’il aborde et les lois qu’il propose.
La victoire, au second tour de l’élection présidentielle, de M. Macron est un événement important, dont les conséquences se feront rapidement sentir sur les institutions. La façon dont il gouvernera est, toutefois, d’ores et déjà largement déterminée… par les résultats du premier tour. Le vote du 23 avril dernier a en effet fonctionné comme une élection législative à la représentation proportionnelle intégrale. Autrement dit, il nous a donné une photographie instantanée de l’état de l’opinion, d’une manière qui reflète un changement très profond de l’état des forces politiques, ce que les politistes américains appellent une « élection de réalignement ».
Ce réalignement a déjà produit un effet spectaculaire sur l’élection présidentielle, dont les deux « finalistes » n’appartenaient pas aux deux grands partis de gouvernement, parti socialiste (PS) et Républicains (LR) qui ont subi là un revers historique. Ils sont désormais fracturés de l’intérieur : les Républicains associent des partisans d’une droite dure et d’autres beaucoup plus modérés et proches du centre. Le PS n’a jamais surmonté le conflit interne entre socialistes de gouvernement et « frondeurs ». Certes, les grands partis sont robustes. Un scénario possible est qu’ils se remettent de cet échec historique et soient capables d’obtenir un score plus satisfaisant aux élections législatives. Ce scénario est plus probable pour LR que pour le PS, dont la crise interne est aggravée par l’échec cinglant de la stratégie des « frondeurs », sanctionnée par les 6 % recueillis par Benoît Hamon au premier tour. Un autre scénario est que l’élection législative à venir consacre l’approfondissement de la crise qui les frappe. Dans ce second cas, la mutation idéologique interne à ces deux partis produira à terme – mais certainement pas d’ici les législatives de juin – deux nouvelles forces : les modérés de la droite – disposés, comme M. Le Maire, à travailler avec le nouveau président – se sépareront de ceux qui – pour le moment du moins – refusent à la fois les idées d’Emmanuel Macron et celles du Front National. Au PS, d’autre part, le vieux conflit entre gauche de gouvernement et gauche radicale pourrait dans un tel scénario déboucher sur une scission institutionnelle : ce serait la fin du PS d’Epinay, fédéré par François Mitterrand. On ne sait pas si on doit préférer la stabilité des grands partis, qui a sa valeur, ou la clarification idéologique. Mais la confusion qui a régné depuis au moins cinq ans sur les grandes orientations politiques – tant au PS que chez les Républicains – a fait tant de dégâts que cette clarification semble désormais difficile à éviter.
La fin (temporaire) du fait majoritaire ?
Quel que soit celui de ces scénarios qui se réalisera, le nouveau Président pourrait bien de toute façon se trouver confronté à une absence de majorité stable au Parlement, a fortiori sur toute la durée de son quinquennat. Déjà mal en point, le fait majoritaire, autrefois la base du fonctionnement de la Cinquième République, aura alors dépassé le stade de la mort clinique. Cela sera d’autant plus le cas si les élections législatives accordent beaucoup de sièges aux partis extrémistes (FN et « insoumis » du Front de Gauche), ce qui sera une situation nouvelle sous la Cinquième République : imaginons par exemple un groupe « Front National » fort (autour de 20% des sièges) et un groupe « France insoumise » également à ce niveau, conforme aux résultats du 23 avril dernier. Le système majoritaire à deux tours ne contribue pas à un tel résultat, mais il n’est pas non plus à écarter.
Et même si, comme semblent le montrer quelques sondages récents, « En Marche » (EM) et « Les Républicains » sont respectivement dotés d’une majorité relative (autour de 270 sièges pour EM, sachant qu’il en faut 289 pour détenir une majorité absolue) et d’une forte minorité (autour de 200 sièges LR), cela ne signifie nullement que le fait majoritaire fonctionnera de manière robuste. En effet, d’une part on ne sait rien de ce que sera la majorité « En Marche » qui jouera le rôle de « majorité présidentielle ». Son homogénéité idéologique n’est pas acquise, s’agissant d’un mouvement qui s’est étendu de M. Robert Hue à M. Jean-Paul Delevoye en passant par François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit. Il en irait d’ailleurs de même d’une majorité « de cohabitation » composée de Républicains. Le parti bâti par Jacques Chirac et reconstruit par Nicolas Sarkozy est désormais, on l’a dit, fracturé entre deux lignes, l’une modérée, l’autre beaucoup plus dure et refusant toute coopération avec M. Macron.
Concentrations et majorités d’idées
Quoi qu’il en soit donc, on pourrait voir revenir prochainement deux formes politiques qui sont à l’opposé du fait majoritaire et que la Troisième et la Quatrième République ont bien connues : les concentrations et les majorités d’idées.
D’abord on ne peut pas exclure que la Ve soit témoin d’un passage des blocs aux concentrations. Beaucoup comptent sur une nouvelle cohabitation (par exemple entre M. Macron et les Républicains) mais il faudrait d’abord pour cela que LR emporte une majorité aux législatives, ce qui ne semble pas très vraisemblable vu l’état de santé de ce parti, et ensuite que cette majorité reste unie pendant cinq ans et sur tous les sujets. Or, pour parler le langage de la Troisième ou de la Quatrième République, la cohabitation repose sur une logique de « bloc » alors qu’il se pourrait bien que nous entrions dans une ère de « concentrations ».
Les « blocs » sont des regroupements de partis ayant la même position sur l’échiquier politique (droite ou gauche). Le plus souvent ce sont des coalitions formées pour gagner des élections. Sous la IIIe République, ce fut le cas par exemple du bloc des gauches qui gouverne de 1899 à 1905, du bloc national qui réunit les partis de droite entre 1919 et 1924, du cartel des gauches qui gagne les élections de 1924, de l’union nationale de Poincaré qui mène les partis de droite à la victoire en 1928, et bien sur du front populaire en 1936. Ce sont des regroupements qui ont une cohérence idéologique. Mais cette cohérence cède rapidement quand il s’agit d’exercer le pouvoir. Les partis sont trop fractionnés, et ce qui les unit n’est pas assez solide. La tentation est forte de casser les coalitions quand des désaccords interviennent. Alors, ce sont des arrangements au centre qui dominent, on parle de « concentrations ». Un grand parti ne gouverne pas avec les autres de son « camp » mais avec des modérés du centre, souvent du centre-droit pour un grand parti de gauche modérée et inversement, qui le soutiennent. Ces concentrations ont prospéré sous la Quatrième République, spécialement après 1947. Elles n’ont pas laissé un excellent souvenir…
L’autre phénomène qui pourrait bien réapparaître dans cette période de fluidité idéologique et d’incertitude sur les programmes de gouvernement qui est la nôtre, c’est celui des majorités ponctuelles, sur des sujets donnés. Edgar Faure les avait appelées des « majorités d’idées ». La Quatrième République a bien connu ce phénomène, surtout après 1951. Cette période fut, un peu comme celle que nous vivons, une période de décomposition : la formation du général de Gaulle, le RPF, a vu son influence décroître et son chef dut accepter en 1953 que ses élus participent librement aux arrangements parlementaires; le MRP était en déclin; la plupart des majorités furent alors des majorités de circonstances : « scolaire », « européenne », « sociale ».
Rien ne permet d’exclure que de tels votes ponctuels, sur des sujets à chaque fois différents, ne se reproduisent désormais, spécialement si « En marche » a besoin de voix venues de la droite modérée. M. Juppé a ainsi dit qu’il n’excluait pas de soutenir de manière ponctuelle au parlement les mesures venues du programme présidentiel qui lui paraissent bonnes. On voit aussi comment les socialistes ou les verts de EELV pourraient soutenir certaines réformes (écologiques, sociétales, européennes) et en rejeter violemment d’autres (réforme du code du travail). D’autre part, l’élection présidentielle a imposé la question de l’Europe et de la mondialisation comme la question clé de la politique française. Or les ex-partis de gouvernement que sont LR et PS sont divisés sur la question. Certains soutiendront des mesures pro-européennes, d’autres s’y opposeront et iront dans le sens préconisé par le programme du Front National (sortie de l’Euro et de l’Union Européenne). Au total, rien ne garantit que M. Macron jouisse, dans le meilleur des cas, d’autre chose que d’une majorité hétérogène qui ne sera pas disposée à soutenir aveuglément tous ses projets législatifs. Le vote de chaque loi sera un combat, à côté duquel le vote de la « loi Macron » de 2015 ressemblera à un chemin pavé de roses…Il ne faut en effet pas oublier que les majorités dites « d’idées » de la Quatrième République furent souvent des majorités négatives, sur le modèle de celle qui rejeta la Communauté Européenne de Défense en 1954.
Enfin, il ne faut pas ignorer que cette confrontation entre une concentration centriste et des extrêmes de droite et de gauche, même si elle ne se réalise pas à l’Assemblée, existe déjà dans l’opinion. Le pays obéit déjà, dans ses grandes lignes de force idéologiques, à cette logique quadripartite dont le premier tour de l’élection présidentielle a dessiné les contours. Dans l’état actuel – c’est-à-dire mal en point – de notre système représentatif, gagner une majorité parlementaire n’est pas tout : il faut compter avec les mouvements d’opinion du « pays réel » : manifestations, contestations de toute sorte et de plus en plus violentes, perte de crédibilité flagrante des gouvernants. Nous sommes peut-être déjà sans le savoir dans une logique politique qui rappelle plus la « troisième force » de 1947-1951 ou le Front Républicain d’après 1956 (partis modérés contestés à leur droite et à leur gauche et gouvernant ensemble cahin-caha) que le fait majoritaire gaulliste.
On touche là aux limites dangereuses de la politique-fiction. Mais il est possible que ces configurations typiques de nos précédentes républiques parlementaires ne reviennent pas sur le devant de la scène dans quelques mois ou années. Il n’y aurait pas besoin pour cela d’un changement de constitution. Notre régime politique est en permanente mutation, et a connu avec cette élection présidentielle un bouleversement majeur. Les nouvelles configurations politiques qu’il connaîtra pourraient bien ne ressembler ni au fait majoritaire ni à la cohabitation. Les analogies esquissées ici avec les républiques passées n’ont d’ailleurs valeur que d’illustration, du seul fait que la constitution n’est pas la même qu’en 1875 ou en 1946. Le Président de la République jouit de pouvoirs importants. Le Gouvernement détient tout l’arsenal du parlementarisme rationalisé. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, l’imprévisibilité semble devoir être la règle…Le droit constitutionnel ne va pas manquer d’intérêt dans les mois et les années qui viennent.
Denis Baranger (Professeur de droit public, Université Panthéon-Assas, Paris II)
Twitter : @DenisBaranger