Pas élu, pas ministre ! Responsabilité politique ou marketing électoral ? [Par Bruno Daugeron]
La règle énoncée par le président de la République que les ministres battus aux élections législatives ne pourront plus rester membre du Gouvernement est non seulement sans fondement constitutionnel mais pose aussi des problèmes de logique politique. Elle est surtout, contrairement aux apparences, une nouvelle illustration de la présidentialisation de nos institutions.
Bruno Daugeron, Professeur de droit public à l’Université Paris Descartes
Le magasin des curiosités constitutionnelles n’est jamais à court de marchandise très longtemps. Certains articles, passés de mode un temps, reviennent en vitrine comme des nouveautés à la faveur d’une saison électorale, d’une « séquence » pour parler comme les médias qui donnent désormais le ton sur les questions institutionnelles. L’annonce faite par le président de la République posant que les ministres du Gouvernement d’Edouard Philippe candidats aux élections législatives des 11 et 19 juin devront démissionner s’ils sont battus semble en faire partie.
Annoncée dans le prolongement des exigences de « transparence » et de « moralisation » avancées par le nouveau président de la République, on pourrait être conduit à ne rien voir là de très curieux et même à s’en féliciter. N’est-il pas bienvenu que les six ministres concernés (Richard Ferrand, ministre de la cohésion des territoires, Marielle de Sarnez, ministre chargée des Affaires européennes, Christophe Castaner, secrétaire d’Etat en charge des relations avec le Parlement et porte-parole du gouvernement, Mounir Mahjoubi secrétaire d’Etat chargé du numérique, Annick Girardin nommé aux Outre-mer et Bruno le Maire, ministre de l’économie) devant mettre en œuvre le programme du chef de l’Etat élu au suffrage universel selon le schéma du « présidentialisme programmatique » [1] fassent aussi leurs preuves devant ce même suffrage ? N’est-il pas logique qu’ils montrent leur légitimité à agir qui, comme chacun est sommé de le savoir, viendrait en dernière analyse du seul suffrage universel ? Et n’est-il pas tout aussi important voire « éthique » qu’ils engagent leur responsabilité politique devant ce même suffrage ? L’aptitude à être ministre ne saurait être étrangère à une élection législative : recalés par les électeurs, ils ne pourraient prétendre faire partie du gouvernement, il en va de leur crédibilité et de celle de celui qui les nomme. Cette « règle » trouverait elle-même son fondement dans un précédent théorisé par le président de la République et le Premier ministre alors en fonction à leur arrivée au pouvoir en 2007 ? On se souvient qu’elle contraint Alain Juppé, alors ministre de l’écologie et du développement durable, battu dans la 2e circonscription de la Gironde, à la démission du Gouvernement le lendemain de sa défaite.
Une nouvelle fois, comme pour plusieurs autres tendances d’un droit constitutionnel devenu plus médiatique que juridique, il est possible de douter de ces prétendues évidences qui reposent sur plusieurs arguments qui, pour baroques qu’ils soient, ont pour point commun de n’avoir justement rien de constitutionnel. Les raisons de le faire sont multiples.
Une logique introuvable ?
Commençons par celles qui convoquent la logique. On comprend mal le rapport entre le suffrage universel et l’exercice de fonctions ministérielles car quid des ministres qui ne sont pas candidats ? Ils ne se sont nullement confrontés eux, au verdict des urnes, censé être l’arbitre final. Qu’en est-il alors de leur légitimité ? Certes, n’ayant pas souhaité se lancer dans la bataille on ne saurait leur reprocher de l’avoir perdue mais il n’est pas impossible que certains y aient précisément renoncé pour ne pas courir le risque d’être défaits, ce qui n’est guère courageux et pas très visionnaire au vu des résultats du premier tour. Or de deux choses l’une : soit le suffrage universel est source de légitimité et épreuve de responsabilité pour tous les ministres et tous doivent être candidat aux élections législatives ; soit il ne l’est pour personne et l’on ne saisit pas la raison qui devrait pousser certains à démissionner quand d’autres ont prudemment refusé d’être candidats alors qu’ils étaient politiquement en situation de l’être.
Et les illogismes se suivent : si les ministres battus doivent partir, ils ne devront leur défaite qu’à leur personne tandis que les députés élus sous l’étiquette La République en Marche qui ne sont pas ministres, eux, n’en seront redevables qu’au soutien du Président de la République et à l’investiture de son jeune parti estampillés qu’ils étaient de l’étiquette aussi naïve que porteuse de « candidat officiel » (sic), comme on le lit sur les affiches des panneaux électoraux. D’autant qu’en cas d’échec, les ministres candidats seront peut-être remplacés par d’autres qui n’ont pas été candidats aux fonctions de député, voire qui ne sont pas du tout parlementaires puisque rien ne l’exige juridiquement. Le principe fait quelques éclopés mais un seul vainqueur à tous les coups : le président de la République. Sans parler des conséquences liées à quelques « affaires » en cours : un ministre mis en cause dans une procédure judiciaire mais élu député pourrait, fort de son « soutien » électoral, rester membre du Gouvernement alors que celui qui ne l’est pas pourrait être contraint à la démission. Le suffrage universel est alors un alibi. Et puis combien de temps la règle fonctionne t-elle ? Chacun a en mémoire la cuisante défaite de S. Royal aux élections législatives de juin 2012 dans la circonscription de La Rochelle. N’étant pas ministre, elle n’a pas été contrainte de démissionner bien que sèchement battue au second tour, mais cela ne l’a pas empêché de devenir ministre moins de deux ans après, en avril 2014, sans que personne n’y retrouve rien à redire. C’est alors la défaite qui l’a faite ministre, non la victoire électorale.
Dernier sujet d’étonnement logique : un des éléments du discours qui a accompagné la réforme de 2014 sur la fin du cumul du mandat parlementaire avec des fonctions exécutives locales était d’éviter une candidature à une fonction qui ne serait pas exercée, abandonnée aussitôt qu’elle serait pour un autre mandat. Ici, bien que dans un domaine différent, la « règle » érigée ne respecte guère l’exigence et pousse même le cynisme à son comble en institutionnalisant le fait qu’un ministre est élu député précisément pour ne pas le rester et seulement demeurer ministre, ce dernier n’étant appelé à exercer son mandat parlementaire qu’en cas de départ ultérieur du gouvernement pendant la durée de la XVe législature depuis la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique du 13 janvier 2009 permettant aux députés ayant été nommés ministres de retrouver leur siège un mois après la cessation de leurs fonctions ministérielles.
Aucun fondement juridique à une telle injonction
Du point de vue juridique ensuite, l’injonction étonne. Il est à peine besoin de préciser qu’elle n’a aucun fondement constitutionnel et qu’elle relève de la seule pratique politique. Elle entretient en outre une contestable ambiguïté. On doit en effet récuser fermement l’idée qui voudrait que les ministres tirent leur légitimité du suffrage universel. C’est en effet de la seule nomination par le président de la République (sur proposition du Premier ministre) en application de l’article 8 de la Constitution qu’elle provient. Le suffrage universel est étranger à la chose d’autant plus nettement que l’une des innovations majeures de la Constitution de 1958 a précisément été de créer, par son article 23, une incompatibilité entre les fonctions de parlementaire et celles de ministre afin non seulement de responsabiliser les parlementaires dans le soutien au gouvernement pour que, moins sûrs de leurs arrières, ils ne soient pas tentés de renverser trop légèrement le gouvernement, mais aussi de décorréler l’exercice de fonctions ministérielles de la légitimité parlementaire. Le gouvernement a certes collectivement besoin de la confiance du Parlement puisqu’il est responsable devant l’Assemblée nationale, mais les ministres, eux, ont d’abord seulement besoin individuellement de celle du chef de l’Etat et du Premier ministre. Cette règle de l’incompatibilité fût-elle tempérée par la facilité dans le retour automatique au mandat parlementaire des députés ou sénateurs devenus ministres depuis 2009, n’a pas été remise en cause par les différentes pratiques de la – très diverse – Ve République. Il n’existe donc pas juridiquement de rapport entre le suffrage universel et la fonction ministérielle, sauf à la fonder sur la notion encore plus douteuse de « légitimité démocratique indirecte » que les ministres tiendraient du président de la République lui-même élu au suffrage universel, mais dans ce cas, n’importe quoi peut l’être puisque n’importe quel type de lien peut être trouvé entre presque tous les organes et le président de la République.
Le précepte paraît même franchement baroque au regard des Républiques précédentes, et d’une certaine manière aussi, de la « première » Ve. Sous les IIIe et IVe Républiques en effet, c’est le fait d’être député ou sénateur qui permettait d’être ministre, fût-ce par usage constitutionnel, et non l’inverse. Sous la Ve, le ministre n’a plus besoin d’être parlementaire. Or, l’exigence d’une démission ministérielle en cas de défaite législative qui semble fondée sur une pratique parlementaire du pouvoir puisqu’elle fait mine de lier les fonctions de ministre et celle de député, qui le sont effectivement dans l’histoire du parlementarisme, contourne en réalité les deux logiques, parlementaire comme présidentielle. La logique parlementaire puisque, par définition, elle ne remet pas la légitimité du ministre entre les mains du Parlement obligeant le président de la République à nommer des ministres membres du Parlement ou ayant sa confiance ; la logique présidentielle de la Constitution de 1958 aussi qui veut que les ministres ne soient désignés qu’au regard de la seule volonté présidentielle et primo-ministérielle. Coupée de ses deux fondements théoriques elle n’est plus qu’un gadget d’une sorte de « sous-droit » constitutionnel à vocation médiatique fait pour donner l’illusion de la souveraineté du suffrage universel dans ce que l’on nomme pour l’occasion « démocratie parlementaire » et de l’importance de la fonction de député que la pratique présidentialiste malmène tant par ailleurs.
Cette « pseudo-« règle » illustre en réalité la double dérive de « déparlementarisation » de nos institutions et de leur corrélative déresponsabilisation. Déparlementarisation car elle fait perdre de vue ce qui caractérise un régime parlementaire (qui n’est pas seulement un régime dans lequel existe un Parlement comme s’en moquait Joseph-Barthélémy dans ses manuels des années trente et comme on aurait tendance à le croire aujourd’hui en écoutant le personnel politique) en même temps qu’elle surévalue la portée d’une élection pour trancher des questions de responsabilité. Dans un régime parlementaire la responsabilité politique du gouvernement est collégiale et non individuelle. Elle s’exerce devant le Parlement à travers le possible usage des dispositions de l’article 49 de la Constitution : le Gouvernement, c’est-à-dire l’ensemble des ministres, doit partir quand il ne dispose plus de la confiance de l’Assemblée nationale. Elle présente ainsi des garanties qui font d’elles une véritable procédure d’engagement de responsabilité que ne présente pas la simple élection d’un député : le déclenchement du processus ne dépend de la seule volonté de l’autorité en cause, ici le ministre qui se fait candidat ; les choix ne sont pas clairement motivés et ne manifestent pas expressément une volonté de sanction à l’encontre de la personne mise en cause à la supposer identifiée ; la sanction n’est enfin pas révocatoire, c’est-à-dire qu’elle ne conduit à l’interruption prématurée de l’exercice de la fonction [2]. Certes, le ministre battu n’entrera pas en fonction mais pour quelle raison exactement ? Celles tenant à sa personnalité ou à la politique qu’il est réputé incarner avec le soutien du chef de l’Etat ?
Un éclairant précédent : 1967
Ce n’est certes pas la première fois que l’on ferait passer pour des règles institutionnelles des expédients électoraux à géométrie variable. Fait sans doute oublié par nos gouvernants actuels, mais cette injonction avait déjà été faite aux débuts de la Ve République, à l’occasion des élections législatives de 1967 [3]. Très perplexe sur la possibilité que se reproduise ce que l’on considère encore comme une « divine surprise » de l’existence une majorité parlementaire homogène, soudée et disciplinée au service du président de la République apparue à la faveur des élections législatives de 1962, le général de Gaulle imposa aux ministres – sauf André Malraux – du 3e Gouvernement Pompidou (8 janvier 1966 – 1er avril 1967) d’être candidat aux élections législatives, y compris ceux qui, considérés comme des « techniciens », n’avaient jamais été parlementaire : Pierre Messmer à Lorient, Louis Joxe à Quimper, François Missoffe à Brest, Edgard Pisani à Saint-Pol-de-Léon et M. Couve de Murville dans le 7e arrondissement de Paris face à Edouard Frédéric-Dupont. Ils sont alors des « candidats officiels » et sont censés inciter les électeurs à voter pour l’Union des démocrates pour la Ve République afin que surgisse à nouveau une « Majorité » : comment ne pas élire député des ministres en vue du Gouvernement ? Mais il leur imposa aussi de démissionner s’ils étaient battus. Tous furent élus sauf Couve de Murville et Messmer. La chose étant embarrassante au vu de la personnalité du ministre des Affaires étrangères et de celui des Armées dont la présence auraient cruellement manqué au Gouvernement. Que faire ? Il ne pouvait être question de ne pas les reconduire. La « règle » fut donc changée rétroactivement : on prétendit qu’elle ne s’appliquerait pas aux ministres battus qui n’étaient pas déjà député avant les élections. Tous deux conservèrent donc leur maroquin dans le 4e Gouvernement Pompidou (6 avril 1967 – 31 mai 1968) contrairement à Jean Charbonnel et Alexandre Sanguinetti qui, élus depuis 1962, ne furent pas réélus députés.
***
Qu’en conclure ? D’abord que l’injonction de l’actuel président de la République n’est pas nouvelle puisqu’elle fut déjà appliquée du temps du général de Gaulle. Brevet de gaullisme et d’orthodoxie de Ve République ? Preuve surtout que ce type de pratique politique tendant à légitimer les gouvernants alors qu’elle n’est qu’un expédient à géométrie variable est ancienne. Preuve enfin que l’érection rétrospective de ce genre d’injonction en règle institutionnelle solennelle alors qu’elle traduit une méconnaissance des mécanismes constitutionnels est douteuse. Car, il en va de cette pseudo « règle » comme des « conventions de la Constitution » et autres pratiques politiques : elles ne fonctionnent que si l’on désire les faire fonctionner et ne valent que jusqu’au moment où l’on a plus intérêt à les appliquer et à les faire passer pour un principe constitutionnel ce qui, d’une certaine manière, est le contraire même du droit. Si donc le droit constitutionnel est un droit politique il faut aussi reconnaître que la politique voisine souvent mal avec le droit constitutionnel.
[1] (http://blog.juspoliticum.com/2017/04/07/election-presidentielle-les-illusions-du-presidentialisme-programmatique/)
[2] Trois critères dégagés par P. Ségur, La responsabilité politique, PUF, coll. “Que-sais-je ?”, 1998, p. 78-81.
[3] L’auteur remercie vivement le Pr. Jean-Marie Denquin de lui avoir fait part de ses souvenirs personnels sur ce point oublié de l’histoire politique française.