Suspension d’un député de la Knesset : la liberté d’expression des parlementaires israéliens en question

Par Timothée Wallut

<b> Suspension d’un député de la Knesset : la liberté d’expression des parlementaires israéliens en question </b> </br></br> Par Timothée Wallut

Le 11 novembre 2024, le député de l’opposition israélienne, Ofer Cassif, a été suspendu de ses activités parlementaires par une décision du Comité d’Éthique de la Knesset pour une série de prises de position et de discours, parfois injurieux, contre le gouvernement de Benyamin Netanyahou et sa conduite de la guerre à Gaza et au Liban. M. Cassif a dénoncé un jugement politique et a réclamé la protection de la liberté d’expression politique accordée aux membres de la Knesset. Cet épisode est l’occasion d’un bref aperçu du régime juridique de la liberté d’expression des parlementaires israéliens en comparaison avec celui des parlementaires français*

 

On 11 November 2024, the Israeli opposition MK, Ofer Cassif, was suspended from his parliamentary activities by a decision of the Knesset Ethics Committee for a series of statements and speeches, some of them insulting, against the government of Benyamin Netanyahu and its conduct of the war in Gaza and Lebanon. Mr Cassif denounced a political judgement and claimed to be protected by the freedom of political expression granted to members of the Knesset. This episode provides an opportunity to take a brief look at the legal regime governing the freedom of expression of Israeli parliamentarians in comparison with that of French parliamentarians.

 

Par Timothée Wallut, doctorant contractuel à l’Institut Michel Villey, Université Paris-Panthéon-Assas

 

 

 

Le 11 novembre 2024, le Comité d’Éthique de la Knesset, le Parlement israélien, a rendu une décision n° 28/25 par laquelle il sanctionnait le député de l’opposition, Ofer Cassif, membre du  v, d’une exclusion des séances plénières de la Knesset et des réunions des commissions parlementaires pour une période de six mois ainsi que d’un retrait de l’indemnité parlementaire pendant deux semaines au cours de cette période d’exclusion. Le Comité précise que M. Cassif peut assister aux sessions de la Knesset et aux réunions des commissions uniquement pour voter[1].

 

La décision intervient à la suite de l’examen de vingt-cinq plaintes déposées devant le Comité relatives à divers propos publics (que ce soit en interview ou sur les réseaux sociaux) ou prises de position, notamment la signature d’une pétition appelant à poursuivre l’État d’Israël devant la Cour internationale de Justice pour crime de génocide et autres crimes de guerre, et également d’une altercation entre M. Cassif et des membres de la police aux frontières (Magav) lors d’une manifestation dans la région du Mont Hébron.

 

M. Cassif a refusé de se présenter devant le Comité d’Éthique mais lui a envoyé une lettre dans laquelle il affirme que ses propos et prises de position sont protégés par la « large liberté d’expression dont bénéficient les membres de la Knesset »[2]. Sur les vingt-cinq plaintes examinées, le Comité d’Éthique lui-même a estimé, à huit reprises, que plusieurs propos du député relevaient de la « large liberté d’expression » dont doivent bénéficier les parlementaires.

 

Cet épisode est l’occasion d’examiner, avec une perspective comparatiste, le régime juridique de la liberté d’expression des parlementaires israéliens. Il ne s’agira de se prononcer ni sur la possible criminalisation des propos de M. Cassif par le juge israélien, ni sur les justifications que celui-ci a apporté à ses prises de positions. L’ambition est simplement de montrer que les parlementaires israéliens bénéficient d’une protection renforcée par rapport au droit français contre l’intervention du juge (I), protection qui demeure conditionnée (II).

 

 

I. Une immunité parlementaire renforcée par rapport au droit français

Contrairement au droit français, le droit constitutionnel israélien ne consacre pas formellement la liberté d’expression. La proclamation de l’État d’Israël du 14 mai 1948 assure que l’État d’Israël « sera fondé sur la liberté et la justice et la paix telles qu’envisagées par les prophètes d’Israël […] et garantira la liberté de culte, de conscience, de langage, d’éducation et de culture » sans expliciter le caractère démocratique de l’État. Les Lois fondamentales, qui forment la constitution israélienne, ne contiennent aucune référence formelle à la liberté d’expression. Pourtant, il ne fait aucun doute que celle-ci est inhérente au droit israélien.

 

Aussi, la Cour suprême israélienne, dans sa décision fondatrice Kol Ha’am Co., Ltd. c. Ministre de l’Intérieur, examine en profondeur « les valeurs qui sont l’objet du droit à la liberté d’expression » « afin de souligner l’importance décisive de ce droit supérieur qui, avec le droit similaire à la liberté de conscience, constitue la condition préalable à la réalisation de la quasi-totalité des autres libertés »[3]. Or, « la liberté d’expression politique est d’une importance spéciale pour un membre de la Knesset, parce que c’est par ce moyen que le membre de la Knesset exprime les positions du public qui l’a élu »[4]. De la même manière qu’en droit français, la liberté d’expression est particulièrement précieuse pour un parlementaire car il participe à l’expression de la volonté générale. Leurs opinions doivent donc être libres c’est-à-dire protégées de l’intervention du juge.

 

À cet effet, le droit israélien prévoit, tout comme en droit français, une protection spécifique de la liberté d’expression des parlementaires, qu’elle soustrait au droit pénal commun : les immunités parlementaires.

 

La section 17 de la Loi fondamentale relative à la Knesset dispose que « les membres de la Knesset jouissent d’une immunité dont les modalités seront fixées par la loi. » C’est la loi n° 5711 de 1951, Loi relative à l’immunité, aux droits et aux devoirs des membres de la Knesset, qui vient préciser le régime des immunités parlementaires. La section 1 du texte est limpide : « Un membre de la Knesset ne sera pas responsable pénalement ni civilement et sera protégé contre toute action juridique, en raison de son vote, ou de l’expression de son opinion, qu’elle soit orale ou écrite, ou en raison de tout acte qu’il ait accompli – dans l’enceinte ou en dehors de la Knesset – si le vote, l’expression de l’opinion ou l’acte ont été réalisés dans l’exercice de ses fonctions ou pour remplir ses fonctions en tant que membre de la Knesset. »

 

Le député israélien bénéficie donc de deux types d’immunité : une immunité procédurale et une immunité substantielle[5]. L’immunité procédurale protège les députés contre un procès pendant leur mandat et concerne tout délit pour lequel ils ont été inculpés. C’est l’équivalent en droit français de l’inviolabilité parlementaire. Elle n’a pas vocation à s’exercer sur les actes qui sont au cœur même de la fonction parlementaire[6]. Cette immunité n’est plus automatique depuis un amendement 2005-2 qui est venu modifier la section 4 de la Loi de 1951. Désormais, en application de la section 4.a.3, les membres de la Knesset doivent demander au Parlement israélien de leur accorder l’immunité contre les poursuites pénales.

 

L’immunité substantielle est celle qui nous intéresse ici. Celle-ci s’applique à toutes les actions entrepris par le député dans le cadre de ses fonctions. L’objectif, comme l’irresponsabilité parlementaire en droit français, est de permettre aux élus de répondre aux impératifs de leur mandat : la conduite du débat politique. La jurisprudence de la Cour suprême israélienne rappelle le caractère essentiel de l’immunité substantielle pour la réalisation de la démocratie. Dans la section consacrée aux délibérations de la décision Bishara c. Procureur Général, le juge Hayut souligne qu’en adoptant la section 17 de la Loi fondamentale relative à la Knesset, « le système juridique israélien a adopté un principe important, qui est l’essence même du système démocratique, selon lequel un membre du Parlement bénéficie d’une immunité contre les procédures juridictionnelles »[7]. L’ancien président Agranat soutenait que, sans concrétisation de la liberté d’expression des parlementaires « le processus démocratique ne pourrait exister effectivement et deviendrait sans valeur »[8]. De même, l’ancien président Shamgar affirmait que « la liberté du débat politique exige qu’aucune restriction ne soit imposée à la capacité et au droit à la libre expression des représentants élus »[9]. Le droit israélien embrasse, à ce titre, une conception bien plus extensive de la liberté d’expression des élus que le droit français.

 

La première différence avec le régime juridique français des immunités est que l’immunité substantielle israélienne ne connaît pas de limite d’espace. Conformément à la tradition française qui met l’accent sur l’étroitesse du lien unissant l’irresponsabilité au pouvoir disciplinaire de la Chambre[10], le droit positif français limite l’application de l’irresponsabilité parlementaire aux votes et opinions émis par les parlementaires dans l’exercice de leurs fonctions[11]. Or, dans un arrêt de principe Forni, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a bien précisé que « seules [peuvent] caractériser l’exercice des fonctions parlementaires » « les activités prévues aux titres IV et V de la Constitution », c’est-à-dire les activités de législation, de contrôle de l’activité gouvernementale et d’évaluation des politiques publiques[12]. « En conséquence », explicite Elina Lemaire, « seuls sont couverts par l’immunité les votes et opinions des parlementaires tenus à l’intérieur des enceintes parlementaires, à l’exclusion de toute activité externe (participation à une réunion publique, interview à la télévision ou à la radio, propos tenus sur les réseaux sociaux, etc.) »[13]. En revanche, la Cour suprême israélienne, en application stricte de la section 1 de la Loi relative à l’immunité, aux droits et aux devoirs des membres de la Knesset, rappelle bien que « l’immunité substantielle des membres de la Knesset s’étend également aux actes et pas seulement aux votes et opinions, et qu’elle inclut l’activité du membre de la Knesset, que celle-ci soit exercée à l’intérieur ou à l’extérieur de la Knesset »[14].

 

De plus, comme en droit français, l’exemption des mesures qui découle de l’immunité substantielle est perpétuelle puisqu’elle survit à la fin du mandat en application de la section 1.1.6 de la Loi relative à l’immunité des membres de la Knesset. Toutefois, comme dans notre propre ordre juridique, cette immunité n’est pas absolue et demeure conditionnée à la définition de « l’exercice des fonctions » de député.

 

 

II. Une immunité substantielle dépendant de la définition du rôle du parlementaire

Cette conception israélienne extensive de l’activité parlementaire reste conditionnée. La Cour suprême a précisé que si les activités internes ou externes à l’enceinte de la Knesset étaient bien couvertes par l’immunité, c’était sous réserve « d’une connexion objective-fonctionnelle entre l’activité en question et la position du député en tant que membre de la Knesset »[15]. L’immunité substantielle ne saurait ainsi être regardée comme absolue. Malgré son caractère essentiel à la démocratie, le principe même d’une immunité accordée aux parlementaires sous prétexte de leur qualité de « représentants élus » heurte « le principe de la rule of law selon lequel aucune personne ou corporation ou autorité dans une démocratie n’est au-dessus du droit »[16]. Aussi, la Cour suprême a développé un test, celui de la « marge de risque naturel »[17].

 

Le président Barak, dans la décision Pinhasi c. Knesset, a explicité sous quelles conditions l’immunité substantielle peut s’appliquer. « L’objectif de l’immunité est d’éviter qu’un membre de la Knesset ne soit empêché d’accomplir des actes autorisés, parce qu’il craint de dépasser légèrement la limite de ce qui est interdit. L’immunité ‘‘couvre’’ cette marge »[18]. L’immunité substantielle est accordée au parlementaire pour tout acte illégal qui pourrait être considéré comme une manière inappropriée d’accomplir un acte qui entre bien dans le cadre du rôle de membre de la Knesset. La Cour suprême exige que l’acte illégal soit ainsi suffisamment proche, d’un point de vue matériel, du rôle de membre de la Knesset pour affirmer que cet acte fait partie du « risque naturel » auquel tout membre de la Knesset est exposé. Cette approche développée par la Cour suprême permet un équilibre entre la garantie d’une immunité contre l’intervention du juge devant les risques inhérents à la tâche de parlementaire et une immunité qui ne serait plus qu’une « carte blanche ».

 

À ce titre, la Loi sur l’immunité, les droits et les devoirs des membres de la Knesset comprend toute une série de dispositions qui excluent de la qualification « d’expression d’opinion ou d’acte accompli dans l’exercice des fonctions de membre de la Knesset » certaines prises de position. Il en va ainsi de la négation de l’existence de l’État d’Israël en tant qu’État du peuple juif (section 1.1.1), de celle du caractère démocratique de l’État d’Israël (section 1.1.2), de l’incitation à la haine raciale en raison de la couleur de peau, ou de l’appartenance à une race ou à une origine nationale-ethnique (section 1.1.3) ou encore du soutien à la lutte armée d’un État ennemi ou à des actes terroristes contre l’État d’Israël ou contre des Juifs ou des Arabes en raison de leur appartenance ethnique, que ce soit en Israël ou à l’étranger (section 1.1.4).

 

Les plaintes visant le député Ofer Cassif portaient, pour la plupart, l’accusation de soutien à des organisations définies comme terroristes par le droit israélien[19]. Si une procédure pénale venait à être ouverte contre M. Cassif, et si ses propos venaient à être reconnus comme « soutien à une organisation terroriste », alors ils ne seraient pas couverts par l’immunité substantielle. Il est particulièrement significatif, et inextricable de l’histoire violente de l’État d’Israël, que la Loi sur l’immunité des membres de la Knesset intègre cette exception matérielle à l’immunité substantielle[20]. C’est d’ailleurs toujours dans le corps du texte de 1951, qui porte également sur les droits et devoirs des membres de la Knesset, que se trouvent les dispositions relatives au Comité d’Éthique de la Knesset à qui il échoit la faculté de sanctionner certains propos des députés israéliens. Les sanctions imposées à Ofer Cassif témoignent ainsi d’une situation bien connue en droit des immunités parlementaires. Même en matière d’irresponsabilité ou d’immunité substantielle, le parlementaire ne bénéficie pas véritablement d’une exemption de responsabilité propre à lui garantir une totale liberté de parole ou d’expression : il jouit pour l’essentiel du droit de n’être soumis qu’à la juridiction de la Chambre à laquelle il appartient.

 

 

 

* Ce billet est largement inspiré, dans sa structure, par celui d’Elina Lemaire, publié le 19 octobre 2023, « Propos sur le Hamas d’une députée LFI : la liberté d’expression des parlementaires en question », Blog Jus Politicum (consulté le 12 nov. 2024).

[1] Comité d’Éthique de la Knesset, 11 nov. 2024, déc. n° 28/25 (en ligne : https://main.knesset.gov.il/activity/ committees/ethics/news/pages/press111124.aspx ; consulté le 15 nov. 2024). Il n’existe pas encore de traduction de la décision.

[2] Comité d’Éthique de la Knesset, déc. n° 28/25, op. cit., paragraphe 7 (notre traduction. En principe, toutes les traductions en français sont les nôtres. Le cas contraire, cela sera précisé).

[3] HCJ, 73/53, « Kol Ha’am » Company Limited c. Ministre de l’Intérieur [1953], p. 10.

[4] HCJ, 6706/14, Zoabi c. Comité d’Éthique de la Knesset [2014], p. 15.

[5] Fuchs (A.), Shapira (A.), « Parliamentary Immunity : Explainer », The Israel Democracy Institute, 22 mai 2022 (en ligne : https://en.idi.org.il/articles/38932 ; consulté le 13 novembre 2024).

[6] GuÉrin-Bargues (C.), « Immunités parlementaires », in Connil (D.), Jensel-Monge (P.) et Montis (de) (A.) (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Parlement, Bruxelles, Bruylant, 2023, p. 556.

[7] HCJ, 11225/03, Bishara c. Procureur Général [2006], p. 52.

[8] CrimA, 255/68, État d’Israël c. Ben-Moshe [1968], p. 439.

[9] HCJ, 620/85, Miari c. Président de la Knesset [1985], p. 207.

[10] Sur cette question, cf. GuÉrin-Bargues (C.), Immunités parlementaires et régime représentatif : l’apport du droit constitutionnel comparé, Paris, LGDJ, 2011, p. 204-209. 

[11] Pour le rappel de la distinction en droit français entre « irresponsabilité » et « inviolabilité », qui correspond peu ou prou à la distinction israélienne entre « immunité substantielle » et « immunité procédurale », v. GuÉrin-Bargues (C.), « Immunités parlementaires », op. cit., p. 556.

[12] Cass. crim., 7 mars 1988, n° 87-80.931, Forni, cité par Lemaire (E.), « Propos sur le Hamas d’une députée LFI… », op. cit.

[13] Ibid., emphase dans l’original.

[14] HCJ, Bishara c. Procureur Général, op. cit., p. 54, nous soulignons.

[15] Ibid., p. 54.

[16] Ibid., p. 55.

[17] Margin of natural risk test.

[18] HCJ, 1843/93, Pinhasi c. Knesset [1995], p. 686.

[19] V. section 4 de l’ordonnance n° 33 du 23 septembre 1948 relative à la prévention contre le terrorisme pour la définition de « soutien à une organisation terroriste ». V. section 1 de la même ordonnance pour la définition d’une « organisation terroriste » en droit israélien.

[20] Pour une description plus substantielle du droit anti-terroriste en Israël, v. Krebs (S.), « Israel », in Roach (K.) (éd.), Comparative Counter-Terrorism Law, New York, Cambridge University Press, 2015, pp. 511-542 et Barak-Erez (D.), « Israel’s anti-terrorism law: past, present and future », in Ramraj (V.V.), Hor (M.), Roach (K.) et Williams (G.) (éd.), Global Anti-Terrorism Law and Policy, 2e éd., New York, Cambridge University Press, 2012, pp. 597-620.

 

 

 

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