Propos sur le Hamas d’une députée LFI : la liberté d’expression des parlementaires en question

Par Elina Lemaire

<b> Propos sur le Hamas d’une députée LFI : la liberté d’expression des parlementaires en question </b> </br> </br> Par Elina Lemaire

Dans une interview donnée à la radio mardi 17 octobre, Mme Danièle Obono, députée LFI, a tenu, d’après le gouvernement, un discours ambigu sur le Hamas, le qualifiant notamment de « mouvement de résistance ». Le ministre de l’intérieur, M. Gérald Darmanin, a immédiatement annoncé la saisine du procureur de la République pour « apologie du terrorisme ». Cet épisode est l’occasion d’un bref rappel du régime juridique de la liberté d’expression des parlementaires.  

 

In a radio interview on Tuesday October 17, MP Danièle Obono called Hamas a “resistance movement”. Reacting to her ambiguous statement, the Interior Minister, Mr Gérald Darmanin, announced a referral to the public prosecutor for “apology of terrorism”. This post focuses in the legal regime of freedom of expression of the members of the parliament in France.

 

Par Elina Lemaire, Professeur de droit public à l’Université de Bourgogne, CREDESPO, Institut Michel Villey

 

 

Interrogée à la radio par M. Jean-Jacques Bourdin sur le fait de savoir si le Hamas, qui a revendiqué les attaques terroristes du 7 octobre dernier contre Israël, était un « mouvement de résistance », la députée insoumise Danièle Obono a tenu les propos suivants : « C’est un groupe politique islamiste, qui a une branche armée… et qui s’inscrit dans les formations politiques palestiniennes, qui a pour objectif la libération de la Palestine… qui résiste à une occupation ». A l’interrogation insistante du journaliste (« Donc, c’est un mouvement de résistance ? »), Mme Obono finit par lâcher : « Oui…, qui se définit comme tel et qui est reconnu comme tel par les instances internationales ».

 

Ces propos ont provoqué la réaction indignée du gouvernement (notamment). Interrogée le jour même lors de la séance de questions par Mme Mathilde Panot (la chef de file des Insoumis à l’Assemblée nationale) sur les mesures envisagées par l’exécutif après l’assassinat d’un professeur de français dans un lycée d’Arras, la Première ministre a dénoncé « les attentats terroristes commis par un groupe terroriste, le Hamas », et estimé que, refusant de le qualifier comme tel, la France Insoumise s’était « exclu[e] du champ républicain ». Le ministre de l’intérieur, M. Darmanin, a quant à lui annoncé dans un tweet la saisine du procureur de la République (sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale[1]) pour « apologie du terrorisme ».

 

L’apologie du terrorisme constitue un délit, réprimé par l’article 421-2-5 du code pénal. Il consiste à « faire publiquement l’apologie » d’actes de terrorisme et est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Ce délit, déjà prévu par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse (article 24 dans sa rédaction antérieure à 2014), a été « déplacé » dans le code pénal (Livre IV, Titre II « Du terrorisme »), et requalifié en délit terroriste par la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. En la faisant sortir du régime spécifique des infractions de presse, nettement plus favorable, la loi de 2014 a ainsi permis de renforcer la répression de l’infraction, en la soumettant pour partie au droit pénal et à la procédure pénale communs (allongement du délai de prescription, soumission à la procédure de comparution immédiate…), et pour partie au régime procédural dérogatoire prévu pour les infractions terroristes.

 

L’ambition de ce billet n’est pas de procéder à la qualification juridique des propos de Mme Obono (ces propos constituent-ils une « apologie d’actes de terrorisme », au sens de l’article 421-2-5 du code pénal ?), mais d’évoquer le régime de la liberté d’expression des parlementaires afin de répondre à la question de savoir si ces propos, quoiqu’incriminables, pouvaient bénéficier de l’immunité conférée à la parole parlementaire par le droit.

 

Ce régime se caractérise par une protection renforcée (I), qui est toutefois conditionnée (II).

 

 

I – Une protection renforcée

La liberté d’expression est consacrée en droit français par des normes de valeur constitutionnelle (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et conventionnelle (par exemple, l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales). Considérée par les révolutionnaires de 1789 comme l’un « des droits les plus précieux de l’Homme », elle est aujourd’hui l’objet d’une jurisprudence très protectrice du Conseil constitutionnel, qui a par exemple considéré que la libre communication des pensées et des opinions est « une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »[2].

 

Si cette liberté est précieuse pour les individus en général, elle l’est autant – si ce n’est davantage, dans une perspective strictement institutionnelle – pour les parlementaires. Ces derniers sont en effet des représentants de la Nation, qui exercent à ce titre la souveraineté nationale (article 3 de la Constitution) en participant à l’expression de la volonté générale. C’est pourquoi leurs opinions, qu’elles se manifestent par le vote, l’écrit ou la parole, doivent être libres : c’est là une condition de la libre expression de la volonté générale et une exigence de l’indépendance dans l’exercice de la souveraineté.

 

A cet effet, le droit constitutionnel prévoit une protection spécifique de la liberté d’expression des parlementaires, qu’elle soustrait au droit pénal commun : c’est là l’une des dimensions de ce que l’on appelle les immunités parlementaires.

 

Ces immunités, qui existent en France depuis la Révolution française, définissent, au profit des députés et des sénateurs et en application du principe de séparation des pouvoirs, un régime juridique dérogatoire au droit commun dans leurs rapports avec la justice, afin de préserver leur indépendance à l’égard du juge et du pouvoir exécutif. Une telle protection s’explique par la volonté de protéger les parlementaires contre l’exécutif que l’on a longtemps soupçonné d’agir sur la justice par l’intermédiaire d’un Parquet aux ordres, et compétent pour déclencher l’action publique.

 

La notion « d’immunités parlementaires » recouvre deux réalités : d’une part, l’irresponsabilité à raison des actes accomplis dans l’exercice des fonctions ; d’autre part, l’inviolabilité en matière criminelle et correctionnelle. C’est le premier aspect (irresponsabilité) qui nous occupera ici.  

 

Aux termes de l’alinéa 1er de l’article 26 de la Constitution : « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Cette protection constitutionnelle renforcée de la liberté d’expression des députés et des sénateurs confère une immunité à leurs votes et propos écrits – rapports, propositions de lois, amendements… – ou oraux. L’irresponsabilité, qui est absolue – sous réserve des sanctions disciplinaires qui peuvent être prononcées par les chambres – et perpétuelle – elle couvre les actes concernés même après la fin du mandat – protège le mandat parlementaire afin qu’il puisse s’exercer librement[3].

 

Au regard de ces éléments, faut-il considérer que la saisine du procureur de la République par le ministre de l’intérieur ne pourra prospérer, les propos litigieux de Mme Obono étant couverts par l’irresponsabilité tirée de son immunité parlementaire ?

 

 

II – Une protection conditionnée

La réponse à cette question est négative, et ce, pour deux motifs liés.

 

D’abord parce que, aux termes du premier alinéa de l’article 26 de la Constitution, seuls bénéficient de l’immunité les « votes » et « opinions » émis par le parlementaire « dans l’exercice de ses fonctions ». Il ne fait évidemment guère de doute que Mme Obono était invitée pour s’exprimer sur la situation au Proche-Orient en sa qualité de députée, et que ses hésitations et précautions de langage sur la qualification du Hamas reflètent non pas une opinion personnelle mais plus largement le positionnement parfois ambigu de son groupe politique (LFI) à l’Assemblée nationale. Il n’en demeure pas moins que le juge français interprète traditionnellement de façon très restrictive le lien entre les propos protégés et les fonctions parlementaires, c’est-à-dire le caractère rattachable du propos à l’exercice du mandat parlementaire. Dans son arrêt Forni du 7 mars 1988, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait ainsi jugé que « seules [peuvent] caractériser l’exercice des fonctions parlementaires » « les activités prévues aux titres IV et V de la Constitution », c’est-à-dire les activités de législation, de contrôle de l’activité gouvernementale et d’évaluation des politiques publiques. Dans ces circonstances, le bénéfice de l’irresponsabilité a pu être refusé (dans une espèce similaire à celle qui nous occupe) à un député poursuivi pour complicité de diffamation qui avait accusé à la télévision un spécialiste de la radioactivité d’avoir livré des informations erronées, voire mensongères, sur les conséquences de l’accident nucléaire de Tchernobyl[4].

 

Ensuite (et en conséquence), parce que seuls sont couverts par l’immunité les votes et opinions des parlementaires tenus à l’intérieur des enceintes parlementaires, à l’exclusion de toute activité externe (participation à une réunion publique, interview à la télévision ou à la radio, propos tenus sur les réseaux sociaux, etc.). De façon (à nos yeux) discutable, le juge a ainsi considéré que la circonstance qu’un député « ait été invité à prendre la parole en sa qualité de président de la commission d’enquête sur les sectes » au journal télévisé de France 2 « ne suffisait pas à conférer à son intervention le caractère d’acte de la fonction parlementaire ; en effet, les propos du prévenu – tenus en dehors de l’enceinte parlementaire – ne peuvent s’analyser comme un prolongement du rapport établi par la commission, dont son président aurait effectué un compte rendu officiel ou qu’il aurait présenté dans le cadre d’une conférence de presse »[5]. L’irresponsabilité parlementaire revêt ainsi une dimension spatiale : en dehors des assemblées, les propos des députés et des sénateurs restent soumis au droit commun de la liberté d’expression. Leur liberté peut alors faire l’objet de limitations, afin de prévenir (notamment) l’apologie de crimes terroristes.

 

On notera – indépendamment des faits qui sont à l’origine de ce billet – que l’extension du champ d’application de l’irresponsabilité par l’abandon de cette dimension spatiale est régulièrement défendue, de façon d’autant plus persuasive que la protection de la liberté d’expression des parlementaires par le droit français est en retrait par rapport à la protection européenne, comme le relève un récent rapport (Rapport d’information n° 2685 sur l’immunité parlementaire, Assemblée Nationale, 12 février 2020).

 

Mais nous n’en sommes pas là : la conception très « réductrice »[6] des fonctions parlementaires (et donc du champ d’application de l’irresponsabilité) à laquelle adhère le juge pénal français a été récemment confirmée, et même renforcée par un jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 29 mars 2021. Dans cette affaire et au terme d’un raisonnement contestable qui révèle une flagrante méconnaissance de l’essence de l’activité parlementaire (et du droit constitutionnel…), le juge a considéré que « le rapporteur d’une mission d’information[7] qui doit se limiter à recueillir et fournir au législateur une information complète et objective afin de permettre au Parlement d’exercer son pouvoir de contrôle, ne saurait prétendre au bénéfice de l’immunité parlementaire »[8]. Au mépris des principes élémentaires du régime représentatif et des dispositions du premier alinéa de l’article 26 de la Constitution qui, parmi les votes et opinions émis dans « l’exercice [des] fonctions [parlementaires] », ne fait – contrairement au Tribunal correctionnel – aucune distinction, le juge pénal a procédé, grâce à cette décision, à « une extension du contrôle judiciaire sur l’exercice du mandat parlementaire »[9].

 

Cette interprétation « minimaliste » des dispositions instituant l’irresponsabilité (selon le propos de Jean-Éric Schoettl lors de son audition par une mission d’information du Sénat) révèle – comme la pénalisation de la responsabilité des membres du gouvernement – une judiciarisation préoccupante de la vie politique.

  

        

 

[1] Ses dispositions contraignent « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit » « d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».

[2] Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse (cons. 37).

[3] V. Cécile Guérin-Bargues, Immunités parlementaires et régime représentatif. L’apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis), Paris, LGDJ, 2011, 452 p.

[4] Cass. crim., 22 octobre 2002, n° 01-86.908, M. Noël Mamère. Observons toutefois et au passage que, saisie par ce député dans le cadre du même litige, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné la France pour violation du droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la CEDH qui, aux termes de la Cour, exigeait en l’espèce « à double titre un niveau élevé de protection », d’une part parce que « les propos tenus par le requérant relevaient de sujets d’intérêt général », d’autre part parce que « le requérant s’exprimait sans aucun doute en sa qualité d’élu et dans le cadre de son engagement écologiste », CEDH, 7 novembre 2006, Mamère contre France.

[5] Pierre Avril, Jean Gicquel, « Chronique constitutionnelle française », Pouvoirs n° 94, 2000, p. 197.

[6] Cécile Guérin-Bargues, « Immunités parlementaires », in Damien Connil, Priscilla Jensel-Monge et Audrey de Montis, Dictionnaire encyclopédique du Parlement, Bruylant (à paraître).

[7] Les missions d’information sont des organes temporaires de contrôle, créés au sein d’une ou de plusieurs commissions parlementaires ou par la Conférence des présidents.

[8] V. le commentaire de ce jugement par Pierre Avril, Jean-Pierre Camby et Jean-Éric Schoettl, « Le juge pénal peut-il écarter l’immunité parlementaire ? », LPA, n° 5, octobre 2021.

[9] Ibid.

 

 

Crédit photo : Die Linke / Martin Heinlein / CC BY 2.0