Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat sur la sellette. A propos du livre de Stéphanie Hennette-Vauchez et d’Antoine Vauchez, Des juges bien trop sages. Qui protège encore nos libertés ?

Par Olivier Beaud

<b> Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat sur la sellette. A propos du livre de Stéphanie Hennette-Vauchez et d’Antoine Vauchez, Des juges bien trop sages. Qui protège encore nos libertés ? </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Ce billet vise d’abord à présenter cet ouvrage portant sur la jurisprudence constitutionnelle et administrative relative aux droits et libertés qui remet en cause le discours « officiel » faisant du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat le gardien de ces droits et libertés. Il tente aussi de procéder à une appréciation d’un ouvrage original par sa critique radicale, que d’aucuns jugeront trop radicale justement.[1]

 

This article presents a book on constitutional and administrative case law relating to human rights, which challenges the “official” discourse that portrays the French Constitutional Council and Council of State as the guardians of these rights. It also attempts to assess a publication that is original in its radical criticism, which some may consider overly radical.

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, Directeur-adjoint de l’Institut Michel Villey

 

 

 

Il nous est apparu autant utile que judicieux d’attirer l’attention des lecteurs de ce blog de droit constitutionnel sur cet ouvrage, un essai percutant sur l’état de nos libertés rédigé à quatre mains par une juriste (Stéphanie Hennette Vauchez) et par un politiste (Antoine Vauchez). La raison en est que les auteurs soutiennent une thèse qui va au rebours de la tendance actuelle consistant à stigmatiser « le gouvernement des juges ». Ils y défendent au contraire l’idée selon laquelle les juges –ici le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat[2] – ne seraient pas à la hauteur de leur tâche dans la défense des droits et libertés en étant « bien trop sages », c’est-à-dire pas assez audacieux.

 

L’originalité de ce livre ne tient pas uniquement à cette thèse, qui est en gros celle partagée par les partisans les plus avancés des droits de l’homme et des libertés, mais elle provient, selon nous en tout cas, de la façon dont est menée cette démonstration. En effet, ce livre déborde le seul cadre de l’analyse de la jurisprudence constitutionnelle et administrative (matériau premier du livre) pour constituer surtout une réflexion d’ensemble sur ce que représentent vraiment le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel dans l’édifice juridique français. Si ces juges se désinvestiraient, depuis la fin des années 1990, de la défense des libertés publiques (les auteurs parlent plutôt de « droits et libertés ») ce serait parce qu’ils auraient accompagné le changement de politiques publiques de l’Etat, plus tournées vers l’efficacité et vers l’action[3]. La thèse sociologique, qui sous-tend cet essai juridique, est de montrer que les juges, en particulier ceux du Conseil d’Etat, se perçoivent avant tout comme étant à la fois des juges et des administrateurs, dominés par leur « culture d’Etat ». Bref, ce sont des légistes plus soucieux de préserver l’Etat que de protéger les droits et libertés (non seulement des individus, mais aussi des membres de la société civile). Les auteurs usent de façon récurrente de l’expression de « gouvernants-juges » ou de « gouvernants qui jugent » pour désigner cette dualité. Il en résulte que ces mêmes institutions ne se perçoivent pas comme des « contre-pouvoirs », mais plutôt comme des institutions étatiques censés « accompagner » l’Etat dans ses diverses évolutions. Cette tendance récurrente à ne pas être uniquement des juges est également mise à jour par les auteurs quand ils décrivent comment les membres du Conseil d’Etat se sont transformés en « diplomates-juges » pour gérer l’européanisation du droit français.

 

 

I – Contenu du livre

Pour opérer une telle démonstration, les auteurs procèdent en trois moments qui ne sont pas tout à fait des moments chronologiques. La première partie est à la fois historique et théorique. Intitulée « juge et partie ; les deux âmes du Palais-Royal », elle rappelle la spécificité historique du Conseil d’Etat qui est une institution duale qu’on aurait tort de résumer à sa fonction contentieuse (comme les juristes de droit public le font trop souvent). Elle est une institution d’une grande puissance, qui a envahi tout l’appareil d’Etat et qui est la seule institution en mesure de résister à l’Etat et de s’auto-réformer sans aucun contrôle. L’exemple du dénouement de l’arrêt Canal est savoureux en ce qu’il montre que, malgré la colère du Général de Gaulle, le Conseil d’Etat a réussi à en sortir renforcé en raison de la reconnaissance officielle par le décret de 1963 imposant la double appartenance de tout membre du Conseil d’Etat à la formation consultative et à la formation contentieuse. Si cette institution est puissante dès avant 1990, c’est bien en raison de la place centrale des conseillers d’Etat dans l’Etat lui-même. C’est donc avec une certaine logique que les auteurs évoquent une « technocratie de légistes ». A cette analyse qui a surtout une visée pédagogique – le livre publié aux éditions du Seuil est destiné au grand public – s’ajoute un chapitre historique d’excellente facture sur le « moment de l’Etat de droit ». On y retrouve comme grands moments de jurisprudence la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et l’arrêt Nicolo (1989) du Conseil d’Etat. C’est l’époque bénie (peut-être un peu embellie par les auteurs) où le Conseil constitutionnel, emmené par le duo Badinter/Genevois, fait preuve d’audace et où le Conseil d’Etat apparaît comme un véritable gardien des droits et libertés.

 

Tout change, et ainsi commence la seconde partie du livre, quand l’Etat français est contraint d’évoluer en raison de l’apparition du marché unique et de l’Union européenne, ce que les auteurs appellent le « tournant néo-libéral » (mot-valise que personne n’a jamais su définir). Le titre de cette seconde partie, très parlant : « L’enrôlement du Palais Royal dans les programmes Réformateurs » vise à montrer que le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel ont accompagné les grandes transformations socio-économiques et politiques du pays. Dans le chapitre sur la Régulation, c’est la conversion de l’Etat français aux principes économiques libéraux de l’Europe (la concurrence notamment) qui est décrite. Les auteurs montrent comment le Conseil d’Etat a accompagné ce changement de l’ADN de l’Etat français : l’acceptation de l’économie de marché signifie aussi l’abandon d’un des grands dogmes du droit public, à savoir l’idée de service public et les monopoles qu’il induit.

 

Le second changement est la mise au point du « Programme Sécurité » dont les prémices se trouvent dans la loi libertés et sécurités d’Alain Peyrefitte, ce prétendu libéral étant le premier à conceptualiser la sécurité comme le premier des droits de l’homme. Les auteurs voient bien comment ce remplacement du mot de sûreté par celui de sécurité va anticiper la mise en place d’un programme politico-juridique dans lequel l’impératif sécuritaire vient balayer le fragile édifice des droits et libertés pourtant constitutionnellement garantis. Un des grands apports de ce chapitre est la mise en évidence de la suréminence, progressivement acquise, par le Ministère de l’Intérieur. C’est ce genre d’analyse que, soit dit en passant, les administrativistes seraient bien inspirés de prendre en considération quand ils décrivent les institutions de l’Etat. Enfin, le dernier chapitre de cette partie porte sur « le Programme Souveraineté », qui traite en réalité de l’aggiornamento du Conseil d’Etat relativement à l’articulation entre droit national et droit européen. Les auteurs montrent très bien d’une part que le Conseil d’Etat est bien plus en pointe sur ce sujet que le Conseil constitutionnel (en raison de la décision IVG (1975) de ce dernier, écartant les normes de droit international des normes de référence du contrôle de constitutionnalité) et, d’autre part, comment le Conseil d’Etat a réussi à sortir de son « splendide isolement » (né de sa décision Syndicat des semoules (1968) pour faire semblant d’être à la pointe de l’européanisation du droit alors qu’il entendait aussi, par diverses jurisprudences (sur l’effet direct, par exemple), maintenir la frontière entre ce qui est international et ce qui est national. Les auteurs réussissent ici à démystifier le discours conciliateur tenu par les membres les plus éminents du Conseil d’Etat et révèlent intelligemment l’ambivalence de sa jurisprudence.

 

Les trois chapitres de cette deuxième partie sont en réalité unis par quelque chose de négatif, à savoir le constat selon lequel l’évolution de cette jurisprudence autant constitutionnelle qu’administrative témoigne de la relégation au second plan par le « Palais Royal » de la question des droits et libertés. Pour résumer, celle-ci aurait été sacrifiée sur l’autel de la légitimation des mutations de l’Etat français, devenu Etat membre de l’Union européenne.

 

Enfin, la troisième partie du livre, la plus critique en un sens, « Le Palais Royal face à la dynamique des droits » consiste pour l’essentiel à reprocher aux deux Conseils d’avoir maintenu une jurisprudence anachronique et trop peu audacieuse en matière de droits de l’homme. Dans le premier chapitre sur la jurisprudence écologique, c’est-à-dire les droits environnementaux, les auteurs veulent montrer que les grandes avancées théoriques faites par les juges sur la nature constitutionnelle de la Charte de l’environnement n’ont guère eu de consécration pratique et que le « Palais Royal » reste en fin de compte trop sensible aux nécessités de l’intérêt général invoquées par l’Exécutif et l’administration, qui prévalent en dernière instance sur les droits environnementaux. Le second chapitre tout aussi critique porte sur la façon dont les juges ont interprété le principe d’égalité. Les auteurs leur reprochent, pour faire court, de ne pas avoir suffisamment consacré le « droit à la non-discrimination », qui serait, selon eux, la bonne manière d’interpréter le principe d’égalité. On reconnait dans leurs propos le reflet d’une partie actuelle de la gauche intellectuelle qui ne veut plus entendre parler du modèle républicain et voue aux gémonies son universalisme abstrait. Faute de ne pas s’être convertie à l’idée de l’égalité réelle (c’est-à-dire l’égalité de fait) et de ne pas avoir su dépasser la seule égalité formelle (« bourgeoise » auraient écrit des marxistes), une telle jurisprudence, aussi bien constitutionnelle qu’administrative, serait dépassée. Enfin, le dernier chapitre qui porte sur les libertés de la société civile est essentiellement consacré à démontrer que le Palais Royal n’a pas été assez audacieux pour censurer les limitations considérables apportées à la liberté associative par la loi de 2021 sur le séparatisme, c’est-à-dire la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le constat parait ici difficilement réfutable. Ce chapitre se clôt d’ailleurs par une double remarque digne d’intérêt : la preuve selon laquelle le Conseil d’Etat se désintéresserait des droits et libertés proviendrait d’un côté de l’analyse du thème retenu dans ses rapports annuels, c’est-à-dire du fait que ces questions de droits et libertés en sont globalement exclues et, d’un autre côté, du fait avéré que ses membres ne dirigent plus les institutions qui défendent les droits (Défenseur des droits, CCNDH, Contrôleur des prisons). On pourrait radicaliser la pensée des auteurs en leur faisant dire que la défense des droits et libertés ne « paie » plus assez pour faire une belle carrière au Conseil d’Etat et que les jeunes pousses issus du sérail l’ont bien compris.

 

 

II – Analyse du livre

Il va de soi qu’une telle charge contre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat déplaira aux membres de ces institutions, surtout au Conseil d’Etat qui n’a guère l’habitude de subir une telle critique aussi systématique et aussi radicale[4]. Comme on le sait, la meilleure manière de « censurer » un livre qui dérange est de ne pas en parler, et il est possible que celui-ci subisse ce sort. Ce serait pourtant dommage car ce livre mérite d’être lu et médité par tous ceux qui s’intéressent non seulement au contentieux constitutionnel et administratif, mais aussi à l’Etat et à la façon dont il fonctionne en France.

 

Cet ouvrage mérite d’être lu d’abord parce que c’est une vigoureuse synthèse qui résulte de recherches approfondies[5] dans deux domaines qui ne s’interpénètrent presque jamais : le contentieux public (surtout le contentieux des droits et libertés) et la sociologie politique. Or, le grand apport de ce livre est de sortir de la conception habituelle des juristes universitaires qui étudient le contentieux en soi et pour soi, sans toujours prendre suffisamment de distance par rapport à cet objet. Cette sorte de sociologie du contentieux que les deux auteurs nous proposent a pour principal intérêt de livrer une clé explicative au contenu des décisions juridictionnelles étudiées sur du long terme. En montrant que le Conseil constitutionnel et surtout le Conseil d’Etat sont des institutions dominées par des hauts fonctionnaires qui ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des magistrats, les auteurs expliquent de façon convaincante que cette représentation du métier par les acteurs importe plus que tout. En réalité, bien qu’ils ne le citent pas, un autre auteur avait déjà fait ce constat de type sociologique : Prosper Weil qui, dans son article essentiel « Le Conseil d’Etat statuant eu contentieux : politique jurisprudentiellc ou jurisprudence politique ? »[6], expliquait la jurisprudence administrative par le fait que celle-ci, finalement, reflétait l’esprit public de la nation. Or, ajoutait-il, cet esprit public est incarné dans le groupe social suivant : « Un examen même superficiel, de la société française fait apparaitre l’existence d’un petit groupe de techniciens, hauts fonctionnaires, hommes politiques, journalistes, universitaires, qui sans remplir toujours des fonctions officielles, gouvernent le pays en réalité et constituent une espèce de pépinière où sont prélevés les titulaires des postes les plus importants. De ce groupe social – des “princes qui nous gouvernent“, groupe plus large que celui des gouvernants, proprement dit, mais plus étroit que l’opinion publique, le Conseil d’Etat constitue vraisemblablement une émanation »[7]. La seule différence avec ce constat de Prosper Weil tient probablement à ce que le pouvoir du Conseil d’Etat a encore augmenté depuis la fin de la IVe république, ce que montre parfaitement le livre de nos deux auteurs, qui notent avec finesse comment cette institution a su résister, elle, à la suppression de l’ENA et à la création de l’INSP.

 

On doit aussi ajouter qu’un tel ouvrage doit être lu et compris comme une sorte de contre-récit au récit « officiel », qui est celui des deux Conseils qui continuent à se présenter comme les gardiens des droits et libertés. C’est ce discours officiel qui est largement démystifié par les auteurs avec une certaine virtuosité. Ils citent souvent des extraits de discours de membres éminents du Conseil d’Etat (Jean-Marc Sauvé et Bernard Stirn) pour montrer à quel point cette doctrine « organique » produit un récit orienté, tout à la gloire du Conseil d’Etat et pas toujours fidèle à ce que ce dernier fait en réalité. Ils montrent aussi de façon très pertinente comment les changements jurisprudentiels sont préparés en amont par les rapports annuels du Conseil d’Etat. Cela donne un éclairage novateur, et convaincant selon nous, de l’évolution de la jurisprudence.

 

Enfin, il nous semble que la thèse générale du livre, à savoir le désinvestissement par le Palais Royal de la question centrale des droits et libertés est globalement convaincante. Sans trop y insister, mais en y faisant constamment référence, les auteurs rappellent à quel point les deux états d’urgence (sécuritaire et sanitaire) qui ont été mis en œuvre de 2015 à 2022 ont pu se dérouler sans que le Palais Royal ne s’y oppose vraiment. Ils inventent un concept efficient, les « opérateurs d’indifférenciation », pour critiquer le recours trop fréquent du Conseil d’Etat à des standards (comme l’ordre public) qui fonctionnent comme un « atout » coupant les revendications à des droits de l’homme et des libertés. Tout aussi intéressante est leur critique de la manière dont l’intérêt général est mobilisé par le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel pour faire échouer les requêtes fondées sur la violation des droits et libertés. Les deux auteurs font observer que ces droits, qui ne sont pas nécessairement individuels, mais souvent sociaux et liés à la démocratie, relèvent tout autant de « l’intérêt général », et sont dignes d’être pris en égale considération. Bien qu’ils ne citent pas cet ouvrage qu’ils doivent connaitre, les deux auteurs prolongent l’analyse faite jadis par Ezra Suleiman dans son livre Les hauts fonctionnaires et la politique (trad fr 1976) dans lequel l’auteur avait su remarquablement discerner et analyser l’idéologie de la haute fonction publique.

 

Une recension, même courte, se doit de faire la part à des critiques, réserves ou objections. La première objection est formulée par les auteurs eux-mêmes qui indiquent que leur procès peut sembler trop unilatéral dans la mesure où ils laissent volontairement de côté tout ce qui est positif dans les jurisprudences en question. Ils y répondent, selon nous de manière un peu trop expéditive, en se bornant à citer (p. 23) Danièle Lochak (la figure tutélaire de cet ouvrage)[8] selon qui il ne serait pas nécessaire de s’appesantir sur ce que l’on connaît bien. Il n’empêche qu’en adoptant une telle position « ultra-critique », les auteurs prêtent le flanc à l’objection selon laquelle leur propos ne serait pas suffisamment objectif. Ils grossissent le trait et méconnaissent que la jurisprudence est nécessairement pragmatique, de sorte qu’il est difficile de vouloir la saisir sous une seule perspective. Cette peinture en noir et blanc de la jurisprudence du « Palais-Royal », manichéenne en un mot, ne rend pas compte des nuances et les connaisseurs de celle-ci pourraient assez facilement trouver des contre-exemples aux thèses critiques ici exclusivement retenues.

 

Une autre critique tient au caractère finalement assez artificiel du rapprochement du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat sous l’étiquette commode de « Palais Royal ». Cette métaphore architecturale opère en réalité comme un trompe-l’œil. En réalité, ce livre est surtout consacré à la jurisprudence administrative et au Conseil d’Etat, la jurisprudence constitutionnelle et le Conseil constitutionnel venant ici seulement en renfort si l’on peut dire de l’argumentation principale. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que dans l’entretien qu’elle a donné à la presse, Stéphanie Hennette-Vauchez centre son propos sur la jurisprudence administrative. Ce qui est d’ailleurs assez logique car, comme on le sait, c’est le droit administratif, encore aujourd’hui, qui touche le plus directement les individus (les administrés et aussi les citoyens). Cela est d’autant plus vrai que le Conseil constitutionnel a transformé son contrôle de constitutionnalité par la voie QPC en un contrôle in abstracto, déléguant la tâche d’exercer le contrôle in concreto au Conseil d’Etat.

 

Toutefois, les deux auteurs connaissent trop bien leur sujet pour ne pas savoir que le Conseil constitutionnel peut être perçu comme une sorte d’appendice du Conseil d’Etat, partageant les mêmes valeurs, la même façon de raisonner en droit, et le même éthos de la culture d’Etat. Surtout, il dépend de lui, comme le prouve l’exemple souvent cité du secrétaire général du Conseil constitutionnel qui est presque statutairement (coutumièrement), issu du Conseil d’Etat. Mais ceci dit, il n’en reste pas moins que cet ouvrage examine surtout le Conseil d’Etat. Il l’est d’ailleurs à juste titre car il est l’institution dominante, et de plus en plus dominante, dans l’édifice juridique de l’Etat. De ce point de vue, les développements qui montrent comment cette noble institution a su se réserver le monopole de la sélection des juges internationaux, écartant sans ménagement les universitaires qui eurent l’outrecuidance de se présenter pour être membres de la CJUE ou de la CEDH est une véritable leçon de choses.

 

Enfin, on peut, ce qui est notre cas, ne pas être convaincu par certains développements sur les droits de l’homme et la philosophie qui la sous-tend. Comme on le sait, cette catégorie des droits de l’homme n’est pas univoque et ce n’est pas par hasard si les auteurs étudient exclusivement les droits sociaux et environnementaux, tranchant par prétérition la question de savoir comment l’on doit comprendre une telle catégorie, et faisant ainsi bon marché des droits-libertés, les droits les plus classiques. D’une manière générale, on est un peu gêné de voir qu’une grille de lecture, celle du progressisme post-Lumières, soit d’une certaine manière imposée par nos deux auteurs comme la grille de lecture de référence pour rendre compte, de façon alors évidemment critique, de la jurisprudence constitutionnelle et administrative. Ainsi, les auteurs regrettent que les juges ne perçoivent pas le principe d’égalité à leur manière, c’est-à-dire comme une égalité de fait. Mais les « juges » ont bien le droit d’avoir une conception différente de la leur sur des points aussi importants que le modèle républicain classique qui, en France, perdure globalement et qui repose sur une égalité formelle, et non réelle. Et pour ajouter une note un peu plus polémique, on peut se demander si, après la seconde victoire électorale de Trump aux Etats-Unis, il est vraiment pertinent pour une partie de la gauche intellectuelle française de défendre cette ligne politique, la ligne « différentialiste », qui a guidé les démocrates américains là où ils en sont aujourd’hui….

 

En outre, à lire ces deux auteurs, on a parfois l’impression que la question des droits et libertés se réduirait à ce qu’en disent les juges (le juge judiciaire a été exclu d’emblée, ce qui d’ailleurs aurait mérité une explication plus longue). Mais un peu obnubilés par leur idée de faire des juges les gardiens des droits et libertés, et d’en faire des « contre-pouvoirs », les auteurs oublient ce faisant que la tradition française ne va pas dans leur sens. La prééminence en France doit rester à la loi, et ce n’est pas au juge de faire ladite loi.

 

On pourrait alors selon nous comprendre différemment la « retenue » pratiquée par le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel à l’égard des positions prises par le législateur. Ce n’est pas seulement « la culture d’Etat » qui l’expliquerait, mais aussi la tradition issue de la Révolution française, qui n’a pas complètement disparu de nos jours. Si la France a résolu le problème de l’avortement et de la peine de mort par sa dépénalisation et son abolition, elle le doit au législateur et non au juge. C’est une différence marquante avec d’autres pays, notamment avec les Etats-Unis.

 

Ces remarques critiques, trop brièvement formulées, ne doivent pas cacher l’intérêt que suscite un tel ouvrage qu’il faudrait prendre au sérieux et discuter de la façon la plus académique qui soit. Il éclaire différemment le droit positif et c’est justement cette différence de perspective qui est fort enrichissante pour tous, du moins pour ceux qui défendent le pluralisme des idées.

 

 

 

[1] Paris, Le Seuil, 240 pages.

[2] Les deux institutions sont désignées en commun par l’expression de « Palais Royal » car elles se situent à deux endroits différents du même Palais. Un tel vocabulaire rompt avec le langage couramment utilisé par les spécialistes. Pour les distinguer, ceux-ci désignent souvent le Conseil constitutionnel par l’expression du « Palais Montpensier », métonymie utilisée pour mieux le distinguer du « Palais Royal », autre métonymie visant cette fois à nommer uniquement le Conseil d’Etat.

[3] Pour une présentation du livre, voir l’entretien avec S. Hennette-Vauchez sous le titre « Le juge administratif ne protège plus nos droits et libertés », La Croix, lundi 27 octobre 2025.

[4] On n’a pas évoqué toutes ces critiques, mais on doit au moins signaler celle portant sur le phénomène d’interpénétration entre le « public » et le « privé », et plus particulièrement la pratique grandissante du pantouflage des conseillers d’Etat (ou de conseillers d’Etat à la retraite) et même des conseillers constitutionnels dans des cabinets d’avocats, phénomène que la doctrine passe le plus souvent sous silence.

[5] Les deux auteurs ont la chance, devenue très rare, d’avoir du temps pour faire de la recherche car Stéphanie Hennette-Vauchez est membre de l’Institut Universitaire de France et Antoine Vauchez est directeur de recherche au CNRS. Il en résulte que la bibliographie de cet ouvrage est conséquente et contient des références variées et parfois peu connues, même des spécialistes. C’est une des valeurs ajoutées de cet ouvrage savant, quoique rédigé comme un essai critique et à portée vulgarisatrice.

[6] Annales de la faculté de droit d’Aix, 1959, p. 281.

[7] Ibid. p. 186

[8] A un point parfois excessif, quand le modèle républicain, universaliste, est balayé d’un revers de main sur le seul fondement d’une note de bas de page renvoyant à un article de Danièle Lochak critiquant ledit modèle. On n’est pas loin ici de l’argument d’autorité. Mais quid si l’on ne partage pas ce jugement de valeur ?

 

 

 

Crédit photo: Kamel El Hilali / CC BY-NC-SA 4.0