La « culture allemande du compromis ». À propos d’une référence récurrente dans le débat français

Par Claus Dieter Classen et Aurore Gaillet

<b> La « culture allemande du compromis ». À propos d’une référence récurrente dans le débat français</b> </br> </br> Par Claus Dieter Classen et Aurore Gaillet

Alors que, dans une Ve République fragilisée, la quête du « compromis » résonne comme un mantra, l’idée d’une « culture allemande du compromis » est souvent invoquée. Elle demeure cependant imparfaitement définie. Une analyse de droit constitutionnel peut aider à en préciser quelques clés (partis politiques, mode de scrutin, fonctionnement parlementaire, fédéralisme), sans en surestimer, ni les atouts, ni le potentiel de transposition en France, tant l’aptitude au compromis se situe au croisement de l’histoire, des institutions et des réalités sociales.

 

While, in a weakened Fifth Republic, the quest for “compromise” resonates like a mantra, the idea of a “German culture of compromise” is often mentioned. However, it remains imperfectly defined. A constitutional law analysis can help to clarify some of its key elements (political parties, voting system, parliamentary functioning, federalism), without overestimating either its strengths or its potential for transposition in France, given that the ability to compromise lies at the intersection of history, institutions, and social realities.

 

Par Claus Dieter Classen, Professeur de droit public, Université de Greifswald 

et Aurore Gaillet, Professeur de droit public, Université Toulouse Capitole

 

 

 

« Le compromis, c’est la noblesse du débat démocratique » : les mots du Premier ministre Sébastien Lecornu, en ouverture de la discussion budgétaire à l’Assemblée nationale, le 24 octobre 2025, résonnent comme un mantra. Comment convaincre les députés d’adopter durablement une méthode de « dialogue », pour dépasser leur « intransigeance », alors que la situation politique française est marquée, depuis 2022, et plus encore depuis 2024, par l’absence de majorité homogène ?

 

L’une des pistes, souvent mentionnée dans le débat public, pourrait résider dans l’adoption d’une « culture du compromis à l’allemande » : l’exemple allemand des discussions et accords de coalition entre partis est ainsi fréquemment invoqué par ceux qui soulignent les limites de l’interprétation présidentialiste de la Ve République et appellent à renouer avec une culture française du parlementarisme.

 

Une analyse de droit constitutionnel peut aider à préciser quelques clés de ce « modèle allemand », qui demeure imparfaitement défini.

 

D’abord, il faut y insister, le compromis n’a rien de naturel et ne relève, ni de la seule culture politique, ni d’une seule application des règles de droit. Composer n’est pas seulement une « méthode » : la disposition à concéder, à transiger est facilitée par l’existence d’espaces de concertation dans la société, associations et partenaires sociaux, par exemple. À ce niveau, c’est donc à la solidité et à la consolidation du tissu social qu’il convient de s’atteler. Si l’on se concentre ensuite sur le compromis politique, force est de constater que, lorsque les assemblées sont fragmentées et polarisées, il est toujours difficile de conclure des alliances durables, à même de garantir la capacité d’action des gouvernements. Or, tel est le cas actuellement, tant pour le Bundestag allemand que pour l’Assemblée nationale française, en raison notamment du déclin des partis traditionnels et des évolutions du parlementarisme comme du corps social[1]. Reste que la démocratie vit de discussions et de concessions et que l’on peut s’interroger sur l’existence de cadres juridiques et de mécanismes institutionnels, propres à inciter au compromis, un compromis institutionnalisé en somme.

 

Pour les Allemands, la comparaison avec la France est intéressante en ce qu’elle met en lumière, a contrario, plusieurs éléments du système de la Ve République de 1958, qui le rendent moins enclin au compromis, et qui n’ont pas de pendant outre-Rhin[2]. En premier lieu, le système parlementaire allemand, tel que prévu par la Loi fondamentale du 23 mai 1949 (ci-après LF), n’a rien de « présidentialisé » : le Président fédéral ne bénéficie ni d’une légitimité directe, ni de compétences qui en feraient un personnage orientant et personnifiant la vie politique ; et il n’y a pas, en Allemagne, de perspective permanente de futures élections présidentielles, où chacun s’imagine être l’élu, contre les autres. En deuxième lieu, si les Constitutions allemande et française présentent, toutes deux, des déclinaisons du parlementarisme rationalisé, celles-ci sont surtout de nature à les distinguer. La version allemande concerne principalement le caractère « constructif » de la motion de censure (art. 67 LF) et les conditions strictes posées à la dissolution du Bundestag (art. 63 al. 4 et art. 68 al. 1 LF). S’agissant de l’organisation du Parlement, les règles (rigoureuses) y afférentes visent davantage à garantir l’action collective de ce dernier que la capacité d’agir du gouvernement, même en cas d’absence de majorité disciplinée. Enfin, de manière générale, la tendance à la centralisation et à la verticalité de la décision, comme l’aspiration à un idéal de légitimité populaire, plus directe que celle issue de la démocratie parlementaire, s’avèrent bien plus prononcées en France.

 

Pour les Français, étudier le système allemand peut inviter à réfléchir à certains facteurs institutionnels incitant au compromis politique : déterminants limitant l’individualisation de la vie politique – en favorisant la structuration politique des comportements individuels (I), fonctionnement parlementaire du régime – qui contraint ses acteurs, notamment le Bundestag, à s’auto-organiser pour fonctionner[3] (II) ; portée du fédéralisme (III). Les atouts du système allemand ne sont néanmoins pas à surestimer, ainsi que l’attestent nombre difficultés actuelles, rappelant combien les temps politiques contemporains compliquent la quête de compromis (IV).

 

 

I. Deux déterminants politiques limitant l’individualisation de la vie politique

Si la personnalisation du pouvoir caractérise particulièrement la Ve République – « le régime politique français, c’est pour une large part, le Général de Gaulle », relevait, dès 1959, Georges Vedel[4] –, il est loin de lui être propre. Cette caractéristique commune aux démocraties contemporaines est à distinguer de l’individualisation du pouvoir, non dans son sens le plus fort, associé aux dictatures[5], mais dans le sens d’une émancipation des acteurs politiques face aux organisations qui les structurent, spécialement les partis politiques.

 

Du côté français, le régime politique contribue à renforcer ces deux phénomènes de personnalisation – fondamentalement accrue par l’élection du Président au suffrage universel direct – et d’individualisation. Du côté allemand, les comportements individuels demeurent davantage encadrés par les partis politiques, espaces de structuration collective et de discussion, favorables au compromis. Cela s’explique notamment par le système des partis politiques en général (1), du mode de scrutin en particulier (2).

 

1. Le cadre structurant des partis

Dans les régimes parlementaires, la formation de majorités est nécessaire, tant pour l’adoption des lois que pour la confiance accordée au gouvernement. Dans ce cadre, d’une part, la capacité des partis politiques à coopérer et à former des alliances entre eux conditionne la stabilité du régime ; d’autre part, leur capacité à faire accepter les compromis aux acteurs individuels de la vie politique dépend de leurs propres solidité et cohésion[6].

 

Si l’on observe en conséquence la place accordée par les constitutions aux partis, il apparaît, de prime abord, que la Loi fondamentale de 1949 comme la Constitution de 1958 les mentionnent explicitement et leur confient une semblable fonction de concourir à la formation de la volonté politique du peuple (art. 21 al. 1 LF, art. 4 CF). Au-delà, cependant, la culture politique française demeure empreinte d’une méfiance historique à l’égard des groupes intermédiaires en général, des partis politiques en particulier[7]. À l’inverse, le Conseil parlementaire allemand (assemblée constituante) a délibérément choisi de tourner la page du scepticisme de Weimar[8] en conférant aux partis une position renforcée. Les traductions juridiques en sont multiples.

 

« Intermédiaires » entre les électeurs et les élus[9], « indispensables à la vie constitutionnelle »[10], les partis politiques allemands doivent conformer leur organisation interne aux « principes démocratiques » (art. 21 al. 1 phrase 3 LF, précisé par la loi sur les partis (PartG), adoptée en 1966). Les conditions générales auxquelles ils doivent satisfaire s’avèrent dès lors plus précises que celles résultant, en France, de l’application de la loi sur les associations de 1901. Créer un parti politique suppose notamment de mettre en place des structures démocratiques, à tous les niveaux : cela implique une légitimation, par leurs bases respectives, des directions partisanes, locales, régionales et nationales.

 

Or, la stabilité favorisée par une telle organisation contraste avec la volatilité des partis français, davantage orientés par des personnalités individuelles. Rien de comparable, par exemple, entre les conservateurs allemands, appartenant à une CDU/CSU, née en 1945/46, et les diverses et successives appellations et ramifications de la droite en France – sans même évoquer les sociaux-démocrates, dont le SPD est né en 1875. Plus encore, si l’affaiblissement des partis traditionnels n’a rien de particulier à la France, celle-ci ne s’en distingue pas moins par l’effacement de la bipolarisation, longtemps entretenue par le scrutin majoritaire : le « macronisme [rendu possible par] le vide laissé par la débâcle de l’ancien système des partis »[11] a en effet contribué à l’émergence d’un nouvel échiquier politique, voyant se confronter au moins trois blocs (eux-mêmes très hétérogènes), irréconciliables – phénomène que ne connaît pas l’Allemagne et qui bride la quête du compromis.

 

Les quelques lignes qui précèdent l’indiquent déjà : les modes de scrutin sont un déterminant non négligeable de l’influence exercée par les partis sur la vie politique.

 

2. Le mode de scrutin

On sait combien le scrutin majoritaire français est actuellement discuté[12]. S’il n’est pas évident que l’introduction d’une « dose » de proportionnelle permette de surmonter les écueils politiques, l’observation du fonctionnement du mode de scrutin allemand s’avère à tout le moins instructif, spécialement pour son rôle dans la formation des coalitions.

 

Rappelons simplement ici que le scrutin allemand est certes à « deux voix » et fréquemment présenté comme mixte ; mais que « son caractère fondamentalement proportionnel ne saurait être remis en cause » par l’attribution de mandats de circonscription aux députés désignés par les premières voix[13] : ce sont en effet les deuxièmes voix, de liste, qui sont déterminantes pour la composition du Bundestag. Et la réforme de 2023 a encore renforcé ce caractère[14].

 

Dans ce cadre, les listes (et donc les candidats y figurant) doivent être approuvées par les instances du parti, dans le respect d’une procédure démocratique : elles doivent être décidées par des délégués, eux-mêmes légitimés par la base du parti. De plus, si le caractère « personnalisé » du mode de scrutin oriente les premières voix des électeurs, il n’emporte pas une individualisation aussi forte que ce que l’on peut connaître en France. La désignation des candidats des partis dans les circonscriptions électorales est en effet décidée par les membres du parti. Le principe susmentionné, selon lequel les partis doivent être organisés démocratiquement en interne, s’applique, ici aussi. S’ajoute le fait que les candidats des circonscriptions figurent très souvent sur les listes, ce qui est de nature à sécuriser leur élection. Partant, si les candidatures individuelles de candidats indépendants sont théoriquement possibles (tout en nécessitant un nombre conséquent de signatures de soutien), elles n’ont plus abouti depuis 1953[15].

 

Le mode de scrutin et la dynamique partisane ont de surcroît une incidence sur le fonctionnement du Bundestag, une fois élu. Outre la quasi-inexistence de candidats indépendants, précitée, la traditionnelle « clause de barrage », seuil de représentativité minimal de 5 % pour être représenté au Parlement (ou, à défaut minimum de trois mandats de circonscriptions (accordés par les premières voix)) vise à éviter une trop grande fragmentation partisane. S’ajoute le lien étroit entre les partis et la constitution des groupes politiques. À l’Assemblée nationale française, la constitution de groupes « par affinités politiques » est relativement souple (minimum de quinze membres, remise d’une déclaration politique à la Présidence, possibilité de députés « apparentés » (art. 19 et s. du règlement de l’Assemblée)). En Allemagne, les Fraktionen doivent être composées « d’au moins cinq pour cent des membres du Bundestag qui appartiennent au même parti ou ont été présentés comme candidats aux élections par le même parti, ou qui appartiennent à des partis qui, en raison d’objectifs politiques similaires, ne sont pas en concurrence les uns avec les autres dans aucun Land » (art. 10 du règlement intérieur du Bundestag (GO-BT)). Les partis constituent ce faisant une forme de filtre institutionnel. S’ajoutent les lourdes conséquences emportées par le choix de quitter un parti, conduisant potentiellement à l’exclusion de la vie politique, ce qui tend à limiter le nombre de députés sans étiquette.

 

Concrètement, seuls cinq partis sont actuellement représentés au Bundestag[16] : si le temps des grands « partis populaires » (Volksparteien) dominant la vie politique est dépassé, cette composition contraste avec les onze groupes parlementaires – et neuf députés non-inscrits – de la xviie législature française (depuis le 8 juillet 2024). On ne peut pas y voir, comme en France, un miroir de la fragmentation/pluralisation de la vie politique ; la configuration allemande demeure marquée par un encadrement plus rigoureux des acteurs individuels par des partis moins nombreux, ce qui facilite la recherche commune de compromis.

 

 

II. Un fonctionnement parlementaire incitant au compromis

1. Un gouvernement de coalition

En France, l’une des causes des difficultés politiques actuelles tient à la dissonance entre, d’un côté, un président qui peut ignorer la majorité parlementaire pour désigner « son » premier ministre, fort de son pouvoir propre (art. 8 al. 1 CF) et du caractère facultatif de la question de confiance (art. 49 al. 1 CF)[17] et, de l’autre côté, la menace d’une éventuelle motion de censure, qui peut être adoptée à la majorité des membres composant l’Assemblée (art. 49 al. 2 CF). Les alliances nouées avant les élections, notamment pour éviter la dispersion des voix et présenter un candidat commun par circonscription, ne jouent alors plus de rôle déterminant.

 

En Allemagne, le Chancelier fédéral est certes élu « sur proposition du Président fédéral » (art. 63 al. 1 LF) ; mais seul peut être élu « celui qui réunit sur son nom les voix de la majorité des membres du Bundestag » (art. 63 al. 2 LF)[18]. Pour ce faire, la nécessité de s’accorder sur des coalitions s’est cependant imposée : depuis 1949, et à l’exception de 1957 (Cabinet Adenauer III), le caractère proportionnel du scrutin a en effet toujours empêché tout parti d’obtenir la majorité absolue des sièges au Bundestag. Dans ce cadre, pour espérer obtenir la confiance parlementaire, le chef du parti majoritaire s’efforce de nouer une alliance après les élections, sur la base des équilibres parlementaires issus du scrutin – différence avec le système français fréquemment soulignée. Cela vaut du reste au niveau fédéral comme des Länder : loin de certaines positions intransigeantes françaises, il est depuis longtemps admis que, en Allemagne, en principe, tous les partis démocratiques sont en mesure de former une coalition entre eux. Les alliances sont formalisées sous formes d’« accords » ou de « contrats » de coalition : nonobstant leur faible valeur juridique[19], ceux-ci font partie intégrante de la démocratie parlementaire allemande. Depuis 1961, leur mise en œuvre est accompagnée par un « comité de coalition » (Koalitionsausschuss), lui aussi de nature informelle, mais qui exerce une influence décisive dans la prise de décision au sein des coalitions, veillant à la recherche et au respect de compromis.

 

Pour s’en tenir à l’exemple actuel, le Chancelier Friedrich Merz a ainsi été élu le 6 mai 2025, à la suite des élections fédérales du 25 février et après la conclusion d’un contrat de coalition entre son parti (conservateurs CDU/CSU) et les socio-démocrates (SPD). En dépit des positions opposées, défendues lors de la courte campagne électorale, cette solution de « Grande coalition » « noire-rouge » (couleurs des partis) semblait la seule envisageable au vu des nouveaux rapports politiques. Dès le 9 avril, un « contrat de coalition », texte de 146 pages, intitulé « Plus de responsabilité pour l’Allemagne » (Mehr Verantwortung für Deutschland), a posé les bases de travail pour la xxie législature (2025-2029). À la suite de chapitres embrassant un large éventail de domaines, la répartition des départements ministériels et la précision des modalités de fonctionnement du gouvernement et des groupes parlementaires entend viser une « collaboration basée sur la confiance et une gouvernance efficace ». Notons du reste à ce sujet qu’un « règlement intérieur du Gouvernement fédéral » (Gemeinsame Geschäftsordung der Bundesministerien) régit son organisation, les modalités de collaboration, interministérielles comme avec d’autres institutions[20] – de manière plus stable que les circulaires françaises relatives à l’organisation du travail gouvernemental. Le rôle du « comité de coalition » de cette xxie législature (2025-2029), composé de manière paritaire[21] est également important à cet égard. N’est-ce pas précisément ces règles de procédures informelles qui manquent aux Français en quête de « méthode » pour dépasser les clivages ?[22]

 

En définitive, si l’expression « démocratie du chancelier » (Kanzlerdemokratie)[23] est parfois utilisée, illustrant la personnalisation contemporaine de la vie politique, elle ne doit pas induire en erreur. Le chancelier fédéral peut certes orienter le travail de ses ministres par des directives (art. 65 al. 1 LF)[24], mais le fonctionnement du régime politique demeure surtout guidé par le caractère collégial d’un régime parlementaire plus classique, fonction du système des partis politiques représentés au Bundestag[25].

 

2. Le travail parlementaire, une nécessaire quête de majorité

En France comme en Allemagne, la manière dont se forme la volonté majoritaire au sein du Parlement est déterminante pour la capacité à gouverner. En principe, les lois sont adoptées à la majorité relative (art. 68 al. 1 du règlement de l’Assemblée nationale, art. 42 al. 2 LF)[26].

 

En France, dans le cadre du « fait majoritaire », longtemps dominant sous la Ve République, le soutien d’une majorité au gouvernement n’avait, en principe, guère de difficulté à être assuré. Tel n’est plus le cas depuis 2022, plus encore depuis la dissolution de 2024. La nouvelle situation de majorité relative n’emporte cependant pas pour autant une recherche accrue de compromis. Le recours à l’artillerie du parlementarisme rationalisé a bien davantage permis de rappeler combien la Constitution de 1958 a prévu les moyens de garantir une capacité d’action, même en cas de parlement fragmenté – à ce titre, on pourra relever à la fois combien l’usage de l’article 49 al. 3 a pu en être un exemple paradigmatique[27] et combien le choix d’y renoncer, annoncé par Sébastien Lecornu lors de sa déclaration de politique générale du 3 octobre 2025, apparaît comme un pari risqué face à l’absence persistance de majorité.

 

En Allemagne, en toute hypothèse, il n’existe pas de dispositions comparables. Les exceptions à la condition d’obtention d’une majorité au Bundestag sont extrêmement rares et encadrées (art. 81 LF – « état de nécessité législative », jamais mis en œuvre). Dans le cadre de la procédure législative ordinaire, le gouvernement n’exerce pas d’influence décisive sur la procédure législative. Une loi ne peut dès lors être adoptée que si la majorité le décide – ce qui impose des compromis, sous peine de blocage. Et ce risque semble bien être intégré dans la pratique parlementaire : la stratégie classique de l’opposition française, tendant à déposer des milliers d’amendements n’a pas de pendant au Bundestag. Les points centraux y sont d’abord discutés au sein des groupes parlementaires ; ceux-ci regroupent ensuite les différentes opinions et présentent quelques amendements, à la faveur des délibérations en commission ; une fois la décision majoritaire prise, les amendements correspondants ne sont pas repris en séance plénière. En outre, on l’a dit plus haut, la discipline de groupe est plus stricte outre-Rhin. Peut être également mentionnée la récente modification du règlement intérieur du Bundestag, adoptée le 17 octobre 2025[28], dans le but de renforcer, tant « le parlement comme lieu de débat » que sa « résilience », en freinant l’obstruction et le détournement des droits parlementaires[29].

 

L’accent mis sur le Parlement ne signifie néanmoins pas que le Gouvernement n’a pas de moyens de pression sur les groupes parlementaires. L’atteste, par exemple, une crise de la coalition dirigée par Gerhard Schröder (coalition SPD/Verts) à l’automne 2001 : après les attentats du 11 septembre, l’Allemagne, membre de l’OTAN, fut en effet appelée à participer à l’intervention Enduring Freedom, initiée par les États-Unis. Face à l’opposition des Verts, fidèles à leur tradition pacifiste, le Chancelier lia le vote sur l’intervention allemande à un vote de confiance (art. 68 LF). Le pari était risqué, les tensions internes fortes, mais la coalition survécut – de justesse. S’il est généralement considéré que cet épisode a renforcé la discipline de coalition, illustrant la maturité de la négociation allemande, il convient également de rappeler le rôle joué par Joschka Fischer (Verts), forte personnalité, qui a su convaincre la majorité de son parti et de ses députés. Compromis et personnalités individuelles gagnent donc à se conjuguer.

 

 

III. Le fédéralisme « coopératif »

Le caractère de compromis du système allemand se décline également au niveau de la séparation verticale des pouvoirs. Le fédéralisme allemand et son caractère « coopératif »[30] joue ici un rôle considérable.

 

Au niveau fédéral, il faut rappeler que le Bundesrat, chambre des Länder, est composé « de membres des gouvernements des Länder, qui les nomment et les révoquent (art. 51 LF) : s’ensuit que sa composition varie au gré des élections régionales, lesquelles conduisent à des coalitions variées, amenant aux affaires publiques tous les grands partis de l’échiquier politique – sauf l’AfD, tenu à l’écart par ledit « cordon sanitaire » (Brandmauer, littéralement « mur pare-feu) (cf. infra). Ainsi, depuis décembre 2024, et jusqu’aux prochaines élections régionales (prévues dans cinq Länder en 2026), sept partis sont représentés, reflétant les différentes configurations des coalitions gouvernant les exécutifs régionaux – dont les représentants votent avec mandat impératif et de manière uniforme (art. 50 LF). Or la collaboration partisane est d’autant plus importante que, si le Bundesrat a des compétences de contrôle plus limitées, ses attributions normatives dépassent amplement celles du Sénat français : compétences législatives (art. 76 et s. LF), mais aussi pouvoir d’approbation de nombreux règlements (art. 80 al. 2 LF) et droit de participation à la politique européenne de l’Allemagne (art. 23 al. 4 s. LF).

 

Le partage des compétences entre la Fédération et les Länder est en outre de nature à encourager la coopération. Cela s’explique tant en raison du complexe partage de compétences législatives[31] qu’en raison du caractère « administratif » du fédéralisme allemand, qui suppose que la plupart des lois fédérales soient exécutées par les administrations des Länder, à titre de compétence propre (art. 83 LF).

 

Dans ce cadre, lesdites « conférences de ministres » (Ministerkonferenzen) jouent un rôle particulier : les ministres-présidents et ministres spécialisés des seize Länder allemands s’y retrouvent aux fins de coordination, dans leurs compétences respectives. Les ministres fédéraux concernés y participent parfois, à titre consultatif. Certaines conférences sont anciennes, précédant même la naissance de la République fédérale : tel est le cas de la Kultusministerkonferenz, conférence permanente des ministres de l’Éducation et des Affaires culturelles (compétences traditionnelles des Länder), fondée en 1948. D’autres instances sont plus récentes, traduisant l’évolution des préoccupations contemporaines : ainsi de la Digitalministerkonferenz, chargée, depuis 2024, de la coordination des politiques en matière numérique ; ou encore, de la Jumiko Mitteldeutschland, déclinaison de la conférence des ministres de la justice (Justizministerkonferenz – Jumiko, elle-même très dynamique), créée en 2025 aux fins de renforcer la coopération des ministres de Saxe, Saxe-Anhalt et Thuringe, trois Länder de l’ex-RDA.

 

De manière générale, si les décisions de ces instances n’ont pas d’effet juridique direct, elles sont le plus souvent prises à l’unanimité et témoignent de la volonté de discussion et de position politique communes.

 

 

IV. Remarques conclusives – perspectives et limites du droit comparé

Capacité à discuter, à se coordonner, à gouverner en somme : les mérites du système allemand sont ainsi souvent loués en France. Dans ce cadre, plutôt que de se limiter à pointer certaines impasses institutionnelles de la Ve République, exacerbées depuis 2022, le droit comparé permet de rappeler qu’une éventuelle « culture du compromis » sera d’autant plus en mesure d’être développée, et intégrée par les acteurs politiques, que le système institutionnel y incite lui-même.

 

D’une part, cependant, les solutions des uns ne sont pas toujours transposables aux autres, tant les terreaux et traditions peuvent différer – les limites des « greffes juridiques » (Legal Transplants) sont connues.

 

D’autre part, surtout, quels que soient les mérites du système allemand, ils peuvent ne pas suffire à surmonter les blocages. Cela vaut spécialement dans la période actuelle de tensions, politiques et économiques, nationales comme internationales, qui conduisent l’Allemagne à reconsidérer certains de ces choix traditionnels (économiques, énergétiques, de défense)[32]. Des alliances de partis idéologiquement éloignés peuvent conduire à l’éclatement prématuré des coalitions, comme ce fut le cas, fin 2024, de la coalition « tricolore », menée par le Chancelier Scholz. La nouvelle « grande coalition », dirigée par Friedrich Merz depuis mai 2025, expérimente à son tour la difficulté à s’accorder et à respecter les compromis négociés entre socio-démocrates et conservateurs. Dès le départ, la nécessité d’organiser un deuxième tour pour l’élection du Chancelier (art. 63 al. 1 à 3 LF), par les députés du Bundestag, première dans l’histoire de l’Après-guerre de la République fédérale d’Allemagne, a été perçue comme un premier signe de fragilité. Ensuite, l’éclatement du consensus, initialement obtenu, autour de la désignation de Frauke Brosius-Gersorf en tant que future juge à la Cour constitutionnelle fédérale, a donné un exemple de discordes potentielles entre la coalition gouvernementale et la base des partis. S’est ajouté le rôle des réseaux sociaux, commentant l’épisode comme un feuilleton d’été et radicalisant les positions – conduisant finalement au retrait de sa candidature[33]. Peuvent encore être mentionnées, dans un contexte de polarisation de la société, les critiques classiques opposées aux « grandes coalitions » : l’association des grands partis peut en effet alimenter la montée des extrêmes, en atténuant le débat politique entre partis de gouvernement. Quant au fédéralisme allemand, il fait lui-même face à des difficultés, notamment budgétaires, qui mettent au défi certains mécanismes classiques de péréquation et de coordination entre Fédération et Länder.

 

De manière générale, l’une des préoccupations actuelles des Allemands, qui s’interrogent eux-mêmes sur la robustesse de leurs institutions politiques, tient à la place à accorder à l’extrême-droite de l’AfD. Jusqu’à présent, en effet, le système a principalement bénéficié de la confiance que s’accordent respectivement les partis, confiance leur permettant précisément de travailler ensemble. Le « cordon sanitaire » précité, constitue une première réponse, tendant à maintenir l’AfD à l’écart, de la formation des gouvernements ou de la répartition des principaux postes parlementaires[34]. Jusqu’où une telle réponse est-elle toutefois tenable face au premier parti d’opposition au Bundestag, par ailleurs solidement implanté, spécialement à l’Est, où les partis politiques sont eux-mêmes plus faibles, ce qui favorise des attitudes plus indépendantes, notamment au niveau communal[35] ? Comment maintenir la culture du compromis lorsque les lignes rouges viennent à être repoussées ?

 

En définitive, en France comme en Allemagne, à l’heure où le paysage politique est en pleine mutation et où, au-delà, les partis eux-mêmes ne suffisent plus à former des interfaces entre la société et les institutions politiques, la question du compromis ne concerne pas les seuls acteurs politiques, mais l’ensemble de la communauté sociale[36].

 

 

 

[1] V., pour l’Allemagne : P. Maurice, « Les évolutions du comportement des électeurs allemands », Allemagne d’aujourd’hui, 2025/2, p. 44-62.

[2] C. D. Classen, « Die Grundlagen parlamentarischer Willensbildung – ein deutsch-französischer Rechtsvergleich », à paraître, JöR, 2027.

[3] Sur les rapports entre le droit des partis, le mode de scrutin et le droit parlementaire : C. Waldhoff, « Parteien-, Wahl- und Parlamentrecht », in M. Herdegen, J. Masing, R. Poscher, K. F. Gärditz, Handbuch des Verfassungsrechts, Munich, Beck, 2021 (§ 10).

[4] G. Vedel, « Vérité de la Ve République », Revue de l’action populaire, sept.-oct. 1959, p. 900, cité par A. Mabileau, « La personnalisation du pouvoir dans les Gouvernements démocratiques », Revue française de science politique, 1960, p. 39-65.

[5] G. Burdeau, « Le retour au pouvoir individualisé », Traité de science politique, Paris, L.G.D.J., t. 1, 1949, p. 258.

[6] Pour une perspective historique et comparée de l’évolution de « l’ancrage constitutionnel des partis politiques en Allemagne et en France » : A. Le Divellec, « Entstehung und Entwicklung der verfassungsrechtlichen Verankerung der Parteien in Deutschland und Frankreich », in U. v. Alemann, M. Morlok, S. Roßner (dir.), Politische Parteien in Frankreich und Deutschland, Baden-Baden, Nomos, 2015, p. 13-41.

[7] Y. Poirmeur, D. Rosenberg, Droits des partis politiques, Paris, Ellipses, 2008, n° 20 et s.

[8] V. le point de vue (critique) de G. Radbruch, « Die politischen Parteien im System des deutschen Verfassungsrechts », in G. Anschütz, R. Thoma (dir.), Handbuch des Deutschen Staatsrechts, t. 1, 1930, § 25, p. 285 et s.

[9] Dès : BVerfGE 20, 56 [101] – 1966, Parteifinanzierung I ; J. Masing et al. (dir.), Die politischen Parteien als Mittler der Demokratie/Les partis politiques médiateurs de la démocratie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2024.

[10] Dès : BVerfGE 10, 4 [14] – 1959, Redezeitbegrenzung

[11] D. Baranger, O. Beaud, La Dissolution de la Ve République, Paris, Les Petits Matins, 2025.

[12] V. par ex. Fondation Jean Jaurès, « Ce que la proportionnelle peut apporter (ou non) à la démocratie », 2024. V. aussi, contra : J. Jeanneney, Contre la proportionnelle, Paris, Gallimard, 2024.

[13] BVerfGE 95, 335 [379] – Überhangmandate I.

[14] A. Gaillet, « Élections au Bundestag : c’est quoi la « proportionnelle à l’allemande” », Le Club des Juristes, 22 janvier 2025.

[15] C. Nestler, « Einzelbewerber bei den Bundestagswahlen von 1949 bis 2014 », Zeitschrift für Parlamentsfragen, 2014, p. 796-81.

[16] CDU/CSU : 208 ; AfD : 151 ; SPD : 120 ; Bündnis 90/Die Grünen : 85 ; Die Linke : 64 – auxquels il faut ajouter deux députés indépendants.

[17] D. Baranger, O. Beaud, « Emmanuel Macron ne peut plus et ne doit plus se comporter comme l’homme fort du régime », Le Monde, 10 octobre 2025.

[18] Ce n’est que si la proposition du Président fédéral n’obtient pas cette majorité et qu’aucun autre scrutin n’aboutit à une majorité absolue dans un délai de deux semaines qu’une majorité relative suffit. Dans ce cas, le Président n’est pas tenu de nommer le candidat élu (art. 63 al. 3 et 4 LF).

[19] A. Schüle, Koalitionsvereinbarungen im Lichte des Verfassungsrechts, Tübingen, Tübinger Rechtswissenschaftliche Abhandlungen, 1964 ; W. Kewenig, « Zur Problematik von Koalitionsvereinbarungen », AöR, 1965, p. 182-204 ; H. Schulze-Fielitz, « Koalitionsvereinbarungen als verfassungsrechtliches Problem », JA, 1992, p. 332-336 ; K. v. Schlieffen, « Koalitionsvereinbarungen und Koalitionsgremien », in J. Isensee, P. Kirchhof (dir.), Handbuch des Staatsrechts, t. 3, 3e éd., 2005, M. Schröder, in P. M. Huber, A. Voßkuhle (dir.), Grundgesetz, 8e éd., 2024, Art. 63, pts. 15 et s.

[20] https://www.bmi.bund.de/DE/themen/moderne-verwaltung/verwaltungsmodernisierung/geschaeftsordnung-bundesministerien/geschaeftsordnung-bundesministerien-node.html.

[21] Il est actuellement composé, pour la CDU : F. Merz (président du parti et Chancelier fédéral), Jens Spahn (président du groupe), Carsten Linnemann (secrétaire général) ; pour la CSU : M. Söder (président du parti), A. Dobrindt (ministre de l’Intérieur), A. Hoffmann (président du groupe) ; pour la SPD : L. Klingbeil (co-président du parti et vice-Chancelier) ; B. Bäs (co-présidente et ministre du Travail), M. Miersch (président de groupe).

[22] V. dans ce sens O. Rozenberg, « Vote de confiance. La quasi-abdication de François Bayrou laisse perplexe », Le Monde, 27 août 2025.

[23] K. Niclauß, Kanzlerdemokratie. Regierungsführung von Konrad Adenauer bis Gerhard Schröder, Stuttgart, UTB, 2004 (3e éd., Springer, 2015).

[24] https://blog.juspoliticum.com/2022/11/02/la-directive-du-chancelier-scholz-une-rupture-avec-la-collegialite-de-la-decision-par-aurore-gaillet/

[25] A. Le Divellec, Le Gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, Paris, L.G.D.J., 2004.

[26] En raison de la composition très spécifique du Bundesrat (cf. infra) on considère généralement que « le » Parlement fédéral allemand est constitué par le seul Bundestag.

[27] https://blog.juspoliticum.com/2022/11/16/le-nouveau-visage-de-larticle-49-3-par-denis-baranger/

[28] https://www.recht.bund.de/bgbl/1/2025/250/VO.html

[29] V., pour les objectifs visés : https://dserver.bundestag.de/btd/21/015/2101538.pdf, et leur analyse par P. Hilbert, « Reden und reden lassen: Die Regelungen der parlamentarischen Rede durch die (neue) Geschäftsordnung des Deutschen Bundestages », VerfBlog, 2025/11/11 (https://verfassungsblog.de/bundestag-geschaftsordnung-obstruktion/).

[30] C. Grewe, Le fédéralisme coopératif en RFA, Paris, Economica, 1981 ; F. Meinel, « Der unitarisch-kooperative Föderalismus seit der Wiedervereinigung », in M. Ludwigs, S. Schmahl, Recht und Politik, Sonderheft 30 Jahre Deutsche Einheit, 2021, p. 92-102.

[31] Pour un exemple récent : le 23 septembre 2025, la Cour constitutionnelle fédérale (1 BvR 2284/23, 1 BvR 2285/23) a censuré des dispositions, introduites en 2022, relatif audit « triage » ou sélection que les médecins peuvent être amenés à effectuer lorsque les capacités du système de santé ne suffisent pas pour la prise en charge de tous les patients, par exemple en cas de pandémie. Les médecins requérants s’estimaient lésés dans leur liberté professionnelle ; sans se prononcer sur le fond, la Cour a considéré la disposition inconstitutionnelle, le Bundestag ayant outrepassé ses compétences législatives. Il revient dès lors aux Länder d’adopter des lois non discriminatoires en matière de triage : or, ainsi que l’ont immédiatement souligné les commentateurs de l’arrêt, seule une concertation entre eux peut éviter de nouvelles ruptures d’égalité, régionales cette fois.

[32] E. Dubslaff, P. Maurice, H. Stark, J. Vaillant (dir.), « Les évolutions du paysage politique en Allemagne », Dossier in Allemagne d’aujourd’hui, 2024/4, n° 250.

[33] A. Gaillet, « Juges constitutionnels en Allemagne : un processus de nomination sous tension », Le Club des Juristes, 3 octobre 2025.

[34] V. par ex. l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 18 septembre 2024 (2 BvE 1/20, 2 BvE 10/21).

[35] « L’Est s’est construit sa propre culture politique » (S. Mau, Ungleich vereint, Suhrkamp, 2021, cité in Le Monde, « Dans l’est de l’Allemagne, le cordon sanitaire entre la droite et l’extrême droite se fissure au niveau local », 13 novembre 2025).

[36] P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2016.