« Les portes du pénitencier ». Le droit de visite des lieux de privation de liberté et le libre exercice du mandat parlementaire

Par Esteban Renaud

<b> « Les portes du pénitencier ». Le droit de visite des lieux de privation de liberté et le libre exercice du mandat parlementaire </b> </br> </br> Par Esteban Renaud

Ce billet étudie le droit de visite des lieux de privation de liberté accordé aux parlementaires, son origine juridique et son articulation avec le libre exercice du mandat. À travers l’ordonnance du tribunal administratif de Paris du 29 octobre 2025 relative à la visite de la prison de la Santé lors de l’incarcération de Nicolas Sarkozy, il analyse les restrictions possibles à ce droit, et montre qu’il constitue à la fois une liberté fondamentale des parlementaires (sans pour autant se rattacher à leur fonction de représentation politique) et une garantie pour la dignité des personnes détenues.

 

This article examines the right granted to Members of Parliament to visit places of deprivation of liberty, tracing its legal origins and its relationship with the free exercise of their mandate. Through analysis of the order issued by the Paris Administrative Court on 29 October 2025 concerning the visit to La Santé prison during Nicolas Sarkozy’s incarceration, it explores the possible restrictions on this right and demonstrates that it constitutes both a fundamental freedom of parliamentarians (without, however, being connected to their representative function) and a safeguard for the dignity of detained persons.

 

Par Esteban Renaud, doctorant en droit public de l’Université Paris-Panthéon-Assas (ED 7, CRDA)

 

 

 

L’actualité récente a remis sur le devant de la scène la question du droit de visite des parlementaires dans les lieux de privation de liberté. À la suite de l’incarcération de l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy (condamné à cinq ans de prison ferme avec exécution provisoire) et au vu des questions suscitées par ses conditions particulières d’incarcération[1], deux parlementaires du groupe La France insoumise ont souhaité exercer leur droit de visite parlementaire au sein de la prison de la Santé accompagnés de journalistes. Mais l’accès au quartier d’isolement de la prison a été interdit à ces journalistes, et les députés ne purent être autorisés à y emporter leurs téléphones portables.

 

Il faut donc chercher à comprendre la substance de cette prérogative inclassable des parlementaires, en revenant à ses origines mais aussi en analysant son régime. L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 29 octobre s’avère très instructive à cet égard. Rendue en réponse à la requête en référé-liberté introduite par les deux députés, elle réaffirme ce droit de visite comme composante du libre exercice de leur mandat par les parlementaires, tout en admettant certaines restrictions au regard de la présence d’un ancien Président de la République dans les locaux de la prison.

 

 

I. L’origine des visites parlementaires en prison

C’est en premier lieu le code de procédure pénale qui, par son article 719, accorde aux parlementaires l’autorisation de « visiter à tout moment » – soit de manière inopinée – les différents lieux de privation de liberté, qu’il énumère limitativement : locaux de garde à vue, locaux des retenues douanières, lieux de rétention administrative, zones d’attente, établissements pénitentiaires et centres éducatifs fermés. Ce droit est aussi accordé aux parlementaires européens élus en France et aux bâtonniers ou à leur délégué (mais, pour ces derniers, seulement dans leur ressort).

 

Précisons d’emblée que cet article est sous le coup d’une déclaration d’inconstitutionnalité de la part du Conseil constitutionnel. Ce dernier, statuant sur une QPC soulevée par le bâtonnier de l’ordre des avocats de Rennes, a estimé que l’absence d’inclusion des geôles et dépôts des juridictions judiciaires parmi les lieux de privation de liberté pouvant faire l’objet d’une visite au titre de l’article 719 CPP instituait une rupture d’égalité entre les personnes privées de liberté selon le lieu dans lequel elles se trouvent et méconnaissait donc le principe d’égalité devant la loi[2].

 

L’article a, pour ce motif, été censuré dans sa totalité en raison de l’incompétence négative du législateur (puisqu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel « d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée »), mais seulement à compter du 30 avril 2026.

 

Son abrogation immédiate aurait supprimé purement et simplement le droit de visite des lieux de privation de liberté. Cela aurait été contradictoire avec le fond de la décision, qui semble faire de cette possibilité de visites une garantie pour les personnes détenues. En effet, bien que le Conseil se place sur le fondement du principe d’égalité devant la loi, il censure l’incompétence négative justement car les détenus placés dans les geôles d’un tribunal judiciaire ne bénéficient pas d’une garantie similaire à celle des autres personnes privées de leur liberté.

 

Ce droit de visite participe en effet des modalités de contrôle des lieux de privation de liberté. Comme l’explique la note de service du ministère de la justice du 20 janvier 2017 relative aux visites des établissements pénitentiaires, de telles visites doivent permettre aux parlementaires « de vérifier les conditions de détention, au regard notamment de l’exigence du respect de la dignité de la personne ».

 

En second lieu, ce droit de visite est codifié à l’article L. 132-1 du code pénitentiaire. Ce droit de regard, de même que celui accordé aux autorités judiciaires, figure parmi les « modalités de contrôle et d’évaluation des établissements et services pénitentiaires » (titre III du code). Ce contrôle s’ajoute à celui assuré par certaines autorités administratives indépendantes, telles que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté.

 

Il peut de prime abord sembler étonnant que des parlementaires bénéficient de ce droit, alors qu’ils n’ont, au regard de la Constitution, aucune fonction particulière relativement aux prisons et que c’est plutôt l’autorité judiciaire qui est, au titre de l’article 66, la « gardienne de la liberté individuelle ».

 

Pour tenter de le caractériser, on pourrait rattacher ce droit de visite aux missions de contrôle et d’évaluation que les parlementaires tiennent explicitement, depuis 2008, de l’article 24 de la Constitution. Mais les dispositions du code de procédure pénale permettant l’entrée en prison des parlementaires sont antérieures.

 

Initialement issues d’un amendement adopté à l’occasion d’un projet de loi de 1998 qui n’a pas abouti, les dispositions relatives au droit de visite des parlementaires furent réintroduites par voie d’amendement par l’Assemblée nationale lors de l’examen de la loi n°2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes. Il ressort des travaux législatifs sur ces deux textes que les parlementaires, déjà habitués pour certains à visiter des prisons sur autorisation des chefs d’établissements, ont souhaité s’accorder à eux-mêmes ce droit afin d’opérer un contrôle sur les lieux de privation de liberté à un moment de remise en cause des conditions de détention dans les prisons françaises[3].

 

C’est enfin la loi du 17 avril 2015 portant diverses dispositions tendant à la modernisation du secteur de la presse qui a complété ce droit, en y ajoutant la possibilité pour les parlementaires visitant les prisons d’être accompagnés de journalistes titulaires d’une carte de presse. L’appui de journalistes avait alors semblé, dans certains cas, nécessaire aux députés pour mieux attirer l’attention du public sur les conditions de détention.

 

 

II. L’encadrement du droit de visite des parlementaires en prison

Les visites pénitentiaires accompagnées sont encadrées : les journalistes accompagnateurs sont soumis à un cadre posé par le décret du 26 mai 2016, aujourd’hui codifié aux articles R. 132-1 et R. 132-2 du code pénitentiaire.

 

Si le chef d’établissement ne peut s’opposer à leur entrée ou leur refuser l’accès à certaines zones de la prison « que pour des motifs impératifs liés à la sécurité, au bon ordre, à l’intérêt public ou à la protection des victimes, des personnes détenues et du personnel au sein de l’établissement »[4], le droit limite le nombre de journalistes pouvant entrer dans l’établissement à chaque visite. Par ailleurs, en aucun cas les captations ou images réalisées sur place ne peuvent permettre l’identification d’un détenu ou d’un membre du personnel de l’établissement[5]. Si les visites parlementaires constituent une garantie pour les détenus, elles ne sauraient se retourner contre eux en portant atteinte à leur droit à l’image ou à leur droit à la vie privée.

 

Le juge administratif a déjà eu l’occasion de se prononcer, en référé, sur de telles restrictions. En 2020, le Conseil d’État a pour la première fois posé le principe selon lequel le libre exercice du mandat parlementaire constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, dont découle justement le droit de visite de l’article 719 CPP, « qui a pour objet de permettre aux élus de la Nation de vérifier que les conditions de détention répondent à l’exigence du respect de la dignité de la personne »[6]. Si le droit de visite est une garantie pour les détenus, il est donc aussi un droit inhérent à l’exercice du mandat parlementaire.

 

Cette prémisse jurisprudentielle a été reprise par le tribunal administratif de Paris le 29 octobre 2025. En l’espèce, le directeur interrégional des services pénitentiaires avait interdit à deux députés, pour l’accès au quartier d’isolement du centre pénitentiaire de la Santé (où se trouvait alors détenu l’ancien chef de l’État Nicolas Sarkozy) d’être munis d’appareils électroniques (y compris leurs téléphones portables) et il leur avait interdit d’être accompagnés de journalistes. Dans leur recours, les parlementaires dénonçaient à travers la restriction ainsi apportée à leur droit de visite de ce quartier de la prison, une atteinte grave et manifestement illégale à leur liberté d’expression et au libre exercice de leur mandat parlementaire.

 

Le juge n’a pourtant pas retenu l’existence, en l’espèce, d’une telle atteinte à cette liberté fondamentale. Il retient en effet qu’une partie des restrictions litigieuses a pour base légale les articles R. 132-1 et R. 132-2 et qu’elles sont donc a priori légales, dès lors qu’elles « ont été motivées par la situation inédite de détention d’un ancien Président de la République, qui pose des difficultés spécifiques en matière de bon ordre et de sécurité au sein du centre pénitentiaire Paris La Santé »[7]. Le juge balaie de plus la circonstance selon laquelle les deux députés n’ont pas pu voir les deux officiers de protection de l’ancien Président ni être informés du lieu où ils se trouvaient dès lors qu’ils ont tout de même pu visiter le quartier d’isolement de la prison et l’une de ses cellules vides à titre d’information, sans demander à rencontrer un détenu en particulier. Il refuse enfin de consacrer une présomption d’urgence en cas d’atteinte au droit de visite parlementaire, mais reconnaît au passage son « importance démocratique » et son « caractère permanent ».

 

Il reste néanmoins difficile de comprendre, à travers la motivation du juge des référés, la corrélation entre la présence de journalistes ou d’appareils de captation et un risque accru pour la sécurité de Nicolas Sarkozy. Les arguments présentés à l’audience faisaient principalement état du risque que des photos ou des enregistrements de l’ancien chef de l’État fuitent dans la presse, mais on peine à voir en quoi cela constitue un enjeu particulier de « bon ordre et de sécurité » pour la prison de la Santé dès lors que toute image permettant l’identification d’un détenu est par principe interdite.

 

La sécurité de l’ancien Président semblait par ailleurs être protégée par la présence, révélée par la presse[8], des deux officiers de protection dont il bénéficiait au titre de ses anciennes fonctions. Cette présence de deux officiers armés au sein de la prison, qui occupaient par ailleurs une cellule entière, avait été autorisée par le ministère de l’intérieur. S’il semble acquis que les anciens Présidents bénéficient d’une protection rapprochée, le fait qu’elle se prolonge en détention, sans fondement juridique clair, a de quoi étonner. Le régime d’isolement auquel était soumis Nicolas Sarkozy était pourtant censé, en soi, assurer sa sécurité.

 

 

 

Cet épisode aura permis de revenir sur ce droit d’une nature particulière, accordé aux parlementaires dans l’exercice de leur mandat, mais sans relever directement des attributions du Parlement en matière de contrôle et d’évaluation. Il s’agit d’un droit de regard s’ajoutant au statut personnel de ces élus, qui leur permet d’endosser ponctuellement un rôle de lanceurs d’alerte en révélant au public la réalité des lieux d’enfermement.

 

Ce droit est donc biface : liberté fondamentale des parlementaires d’une part, garantie de la dignité des personnes détenues d’autre part. Il ne confère aucune mission de représentation politique, comme l’a noté le Conseil d’État en 2005 (CE, ord., 27 mai 2005, Section française de l’Observatoire international des prisons et autres, n° 280866). Sa logique est ailleurs : le législateur l’a confié aux parlementaires parce qu’ils sont des figures publiques dont la légitimité peut rompre, par leur seule présence, l’opacité des lieux de privation de liberté.

 

Le droit de visite apparaît ainsi moins comme un privilège parlementaire que comme une attribution administrative atypique des députés, sénateurs et députés européens élus en France. Cette attribution se rapproche plutôt des fonctions de représentation du Parlement[9] exercées par les parlementaires au sein d’autorités publiques ou administratives indépendantes. C’est par exemple le cas des quatre parlementaires siégeant au sein du collège de la CNIL. De telles fonctions se détachent du rôle de représentation du peuple assumé par les députés et sénateurs et visent plutôt à assurer la représentation du pouvoir législatif dans le contrôle de certaines administrations ou dans l’exercice d’un pouvoir de régulation par certaines autorités indépendantes. Le droit de visite parlementaire des prisons participe ainsi de la pleine information des assemblées quant aux lieux de privation de liberté, et redouble le contrôle déjà exercé sur ces lieux par l’autorité judiciaire (visites des magistrats) et par le pouvoir exécutif (Inspection générale de la justice, direction de l’administration pénitentiaire) et les autorités indépendantes (CGLPL).

 

Reste que ce droit de regard se distingue de la participation des parlementaires à des organismes extra-parlementaires par sa nature spontanée et strictement personnelle : il n’est exercé ni au nom du Parlement, ni en vue de participer à une décision. Il n’existe qu’au nom de la priorité que constitue, dans une démocratie, le contrôle des lieux d’enfermement par des personnes suffisamment indépendantes pour ne pas craindre d’en révéler certains dysfonctionnements.

 

 

 

[1] Grégoire Biseau, « “Quartier VIP” ou isolement : ce que l’on sait des conditions de détention de Nicolas Sarkozy, à partir du 21 octobre », Le Monde, 13 octobre 2025.

[2] Cons. const., 29 avril 2025, n° 2025-1134 QPC Bâtonnier de l’ordre des avocats de Rennes et autre [Exercice du droit de visite des lieux de privation de liberté].

[3] Deux rapports, respectivement issus de commissions d’enquêtes de l’Assemblée nationale et du Sénat, ont été déposés en 2000. Le livre de Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Éditions du Cherche Midi, 2000, a également suscité une vive émotion.

[4] Article R. 132-1 du code pénitentiaire.

[5] Article R. 132-2 du code pénitentiaire.

[6] Conseil d’État, ord., 2 juin 2020, n° 4408787, inédit au Lebon. Si le Conseil d’État protégeait depuis 2004 le « libre exercice de leur mandat par les élus locaux » (Conseil d’État, ord., 9 avril 2004, Vast, n° 263759, publié au Lebon), il a étendu cette protection aux mandats parlementaires à la suite de la décision n° 2018-767 DC du 5 juillet 2018 du Conseil constitutionnel qui protège la « la liberté des membres du Parlement dans l’exercice de leur mandat ».

[7] Tribunal administratif de Paris, ord., 29 octobre 2025, n° 2531224/9, C.

[8] « Nicolas Sarkozy est en prison, accompagné de deux officiers de sécurité, “eu égard à son statut et aux menaces”, selon le ministre de l’intérieur, Laurent Nuñez », Le Monde, 22 octobre 2025.

[9] Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, Droit parlementaire, 7e éd., Paris, LGDJ, 2023, p. 502.