L’échec du Collège de France à protéger la liberté académique : l’exemple à ne pas suivre

Par Camille Fernandes

<b> L’échec du Collège de France à protéger la liberté académique : l’exemple à ne pas suivre </b> </br> </br> Par Camille Fernandes

A la demande du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, le Collège de France a décidé d’annuler un colloque international qui devait traiter de « la Palestine et l’Europe ». Si le motif classique invocable pour interdire, a priori, un événement public était jusqu’à présent le risque de trouble à l’ordre public, le Collège de France a fait preuve d’originalité en trouvant d’autres justifications. C’est ainsi qu’outre la volonté de préserver la sécurité, qui n’est mentionnée que laconiquement à la fin du communiqué, sont surtout mis en avant la nécessité de respecter la neutralité politique de l’institution et le besoin de faire prévaloir les exigences d’intégrité scientifique. Aucun de ces deux motifs ne pouvaient pourtant justifier une telle décision attentatoire à la liberté académique.

 

At the request of the Minister of Higher Education and Research, the “Collège de France” decided to cancel an international symposium that was to address “Palestine and Europe.” While the usual reason for prohibiting a public event has been the risk of disturbing public order, the “Collège de France” was original in finding other justifications. Thus, besides the aim of preserving security—which is only mentioned laconically at the end of the official statement—the main arguments put forward were the need to respect the political neutrality of the institution and to uphold scientific integrity. Nevertheless, neither of these reasons could justify such a decision that infringes upon academic freedom.

 

Par Camille Fernandes, Maître de conférences en droit public, Université Marie et Louis Pasteur — CRJFC EA 3225

 

 

 

Les 13 et 14 novembre 2025 devait se tenir au Collège de France un colloque portant sur « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines », co-organisé avec le Centre arabe de recherche et d’études politique de Paris (CAREP)[1]. Moins d’une semaine avant l’événement, deux journalistes du Point critiquaient cet événement scientifique de plusieurs manières. Ils s’attelaient d’abord à cibler les intervenants du colloque qui auraient par le passé adopté des positions purement partisanes. Ils relataient ensuite les inquiétudes d’une « chercheuse spécialiste d’Israël », dont ni les fonctions ni le nom n’étaient mentionnés. Ils se faisaient enfin l’écho des propos d’un membre du bureau exécutif de la Licra évoquant le caractère « peu académique » du colloque, le qualifian de « propalestinien, antisioniste et décolonial » et identifiant un cas « d’entrisme »[2]. Le lendemain, l’association Actions Avocats écrivait au ministre pour l’alerter sur le contenu du colloque, lequel adressa à son tour un courrier à l’administrateur du Collège de France pour l’inciter à annuler l’événement, tout en soulignant, avec une certaine hypocrisie, que « ni les sujets qui y seront discutés ni la liste des intervenants ne peuvent justifier une intervention du ministère visant à empêcher la tenue de cette manifestation scientifique. »[3] Peu résistant à la pression, le Collège de France publia le 9 novembre 2025 un communiqué de presse annonçant l’annulation du colloque[4]. Saisi en référé liberté de cette décision, le juge administratif rejeta les requêtes au motif que le colloque avait finalement pu se tenir dans les locaux du CAREP, tout en reconnaissant que « les conditions d’accueil, dans une salle ne pouvant réunir qu’une trentaine de personnes, et les modalités d’assistance du public, qui se fera principalement en ligne, sont très sensiblement dégradées par rapport à celles prévues initialement au sein du collège de France »[5].

 

La liberté académique est régulièrement au cœur de l’actualité depuis la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis fin 2024. En réaction, le ministre français de l’Enseignement supérieur avait semblé faire de la protection et de la défense de cette liberté son cheval de bataille. C’est ainsi qu’en avril 2025, devant l’une des commissions du Sénat, il affirmait que « nous ne pouvons pas transiger avec les libertés académiques », soulignant la nécessité de pouvoir « discuter de tout au sein des établissements d’ESR », y compris du conflit israélo-palestinien[6]. Il semble cependant que le ministre ait une conception bien particulière de la liberté académique, supposant une contradiction systématique entre les points de vue voire un équilibre parfait entre les différentes approches scientifiques d’un même sujet. C’est ainsi que dans son courrier du 8 novembre 2025 adressé à l’administrateur du Collège de France, son argumentation était quasi exclusivement tournée vers le manque de « pluralisme ». Il écrivait par exemple que, « au vu de ce programme, je doute que vous soyez en mesure de garantir un débat où le pluralisme des idées puisse pleinement s’exprimer. »[7] Pour autant, ce n’est pas l’argument principal finalement retenu par l’administrateur du Collège de France pour annuler le colloque. Ce dernier s’est en réalité fondé sur une série de trois arguments : outre la prévention d’atteinte à l’ordre public qui paraissait être la motivation la plus sérieuse (III), aucune des deux autres motivations n’était véritablement convaincante, qu’il s’agisse de la volonté de faire prévaloir la neutralité institutionnelle (I) ou du non-respect des règles d’intégrité scientifique (II).

 

I. La neutralité politique institutionnelle

Thomas Römer, un bibliste suisse et actuel administrateur du Collège de France, qui dispose en cette qualité des mêmes attributions que les présidents d’université, a d’abord tenu « à rappeler la stricte neutralité de l’établissement au regard des questions de nature politique ou idéologique. Lieu du savoir et de sa diffusion, il ne prône, ni n’encourage, ni ne soutient aucune forme de militantisme. Les seules positions que s’autorise à prendre publiquement le Collège de France portent sur la science, la recherche scientifique et l’enseignement supérieur, qui concernent directement son activité et sa raison d’être. »[8] Pour le dire autrement, le colloque n’aurait consisté qu’en un événement purement militant qui, en permettant sa tenue, aurait conduit le Collège de France à prendre position dans un débat public. Sans revenir pour le moment sur l’argument tenant au caractère militant de la manifestation, il convient de s’arrêter sur celui relatif à la neutralité.

 

Il n’est pas rare, ces dernières années, que les chefs d’établissements se fondent sur l’exigence de neutralité institutionnelle pour annuler des conférences ou refuser de mettre des salles à disposition pour permettre qu’elles se tiennent. Cependant, jusqu’à présent, cela concernait essentiellement des événements organisés par des étudiants. Il est plus rare et exceptionnel que cet argument soit mobilisé pour annuler des colloques organisés par des universitaires qui, par nature, ne sont pas « politiques » mais « scientifiques ». Il est vrai que les universités, comme toutes les administrations et tous les services publics, sont soumises à une obligation de neutralité. Cela résulte d’un corpus législatif et jurisprudentiel provenant aussi bien de l’avis Marteaux du Conseil d’État rendu en 2000, que de l’article L.100-2 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) et de l’article 1er de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Pour autant, ce principe est aujourd’hui extrêmement mal compris, en particulier s’agissant de ses finalités. Peu de personnes, notamment les juges, semblent s’intéresser à la question de savoir pourquoi ce principe existe en droit français. Répondre à cette question est pourtant fondamental. Cécile Laborde explique que « la neutralité de l’université en tant qu’institution n’est […] pas le fruit d’un manque de courage, ni d’une indifférence ou d’une insensibilité. Il s’agit d’un engagement positif, dérivé des principes qui sous-tendent la mission de l’université : faciliter le plus grand nombre possible de débats et de discussions à partir d’une variété de perspectives contradictoires. La neutralité institutionnelle sert donc à protéger à la fois la liberté académique et la liberté d’expression. Une université attachée à une orthodoxie politique particulière porterait atteinte au droit des professeurs à enseigner et faire de la recherche comme ils l’entendent, poursuivre de nouvelles lignes d’investigation, poser de nouvelles questions. »[9] Pour en arriver à cette conclusion, elle se fonde notamment sur le rapport Kalven rédigé à l’université de Chicago en 1967 qui soulignait que l’université devait être « le foyer et le protecteur des critiques ; elle n’est pas elle-même la critique ».

 

Reste à savoir si le droit français s’inscrit dans cette conception de la neutralité institutionnelle politique. Si la dimension politique du principe de neutralité a peu été étudiée, il est possible de trouver ses raisons d’être par analogie, en se fondant sur celles, mieux connues, qui justifient la neutralité religieuse. Or la neutralité religieuse a bien été pensée comme devant assurer le respect des droits et libertés des usagers du service public. En effet, si les personnes morales de droit public sont soumises à un devoir de neutralité religieuse – corolaire du principe de laïcité – c’est dans le but de protéger l’égalité et la liberté des usagers du service public : pour ne pas laisser croire que les personnes publiques pourraient traiter différemment les usagers du service public qui ne partageraient pas les mêmes croyances – et donc pour assurer leur égalité de traitement – elles doivent être neutres. Il en résulte par extension que les usagers peuvent exercer leur liberté religieuse sans craindre de traitement discriminatoire.  

 

Cette approche égalitaire et libérale de l’exigence de neutralité religieuse est en partie admise par le droit et, en particulier par la jurisprudence. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé, dans une décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, que « le principe de laïcité [et son corollaire la neutralité] impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ». Dans ses conclusions sur l’affaire de Chalon-sur-Saône rendue en 2020, le rapporteur public a rappelé cette jurisprudence constitutionnelle pour en déduire que « les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle par eux-mêmes à l’expression au sein de l’école des convictions religieuses des élèves »[10]. Suivant les conclusions du rapporteur public, le Conseil d’État a alors jugé que « les principes de laïcité et de neutralité du service public […] ne font [pas], par eux-mêmes, obstacle à ce que ces mêmes collectivités territoriales puissent proposer de tels repas [de substitution] »[11]. Ainsi, sans aller jusqu’à clairement admettre que les finalités mêmes de la neutralité religieuse sont de garantir l’égalité et la liberté des usagers, le juge reconnaît du moins qu’elle ne peut pas être mobilisée pour limiter les droits des usagers.

 

Une même logique doit s’appliquer à la neutralité politique qui n’a pas de fondement juridique autonome par rapport à la neutralité religieuse : les textes qui la consacrent, que ce soit le CRPA ou la loi de 2021 confortant le respect de la République, font référence à une obligation générale de « neutralité », sans que ne soit faite de distinction selon ses différentes composantes. Il est donc tout à fait possible de soutenir que les finalités de la neutralité politique ne sont pas fondamentalement différentes de celles de la neutralité religieuse. Elle ne peut avoir pour but que d’assurer l’égalité entre les usagers et de protéger leur liberté d’expression sur des sujets politiques.

 

Le juge administratif semble admettre que cette logique puisse s’appliquer au sein du service public de l’enseignement supérieur. En ce qui le concerne, les chefs d’établissements invoquent de plus en plus régulièrement l’exigence de neutralité pour limiter les libertés des usagers. Plus précisément, ils font valoir l’article L.141-6 du code de l’éducation qui dispose que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ». Ils voient dans cette disposition une exigence de neutralité, ce qui est en réalité éminemment contestable dans la mesure où la nécessité d’indépendance ne se confond en aucun cas avec la neutralité. Il semble que cette confusion soit encouragée par le Collège de déontologie du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche qui, pour justifier que les universités ne puissent pas prendre position sur le conflit israélo-palestinien, s’est d’abord fondé sur le principe de neutralité résultant selon lui de l’article L.121-2 du code général de la fonction publique (CGFP) – alors que cette disposition concerne la neutralité des agents publics –, puis sur l’article L. 141-6 précité[12]. Le juge administratif semble pour sa part bien faire la différence entre la neutralité et l’indépendance. C’est ainsi qu’en 2024, alors que l’université Paris Dauphine invoquait la « neutralité » résultant de l’article L.141-6 du code de l’éducation pour motiver son refus d’accueillir une conférence politique organisée par des étudiants, il a requalifié le moyen en évoquant l’exigence d’indépendance. En outre, il a jugé que « la seule circonstance que les communications des deux conférenciers [Rima Hassan et Jean-Luc Mélenchon] s’inscrivent de façon engagée dans un débat politique […] ne constitue pas un manquement à l’impératif d’indépendance énoncé à l’article L.141-6 du code de l’éducation. »[13] Ainsi, le seul fait que la conférence ait une dimension politique n’était pas incompatible avec l’indépendance. Reste que de telles manifestations purement politiques n’ont pas leur place à l’université ; cela ne résulte cependant pas de l’application du devoir de neutralité mais du respect du principe de spécialité des établissements publics.

 

La neutralité politique institutionnelle ne devrait donc pas pouvoir être mobilisée pour limiter l’exercice de leurs libertés par les étudiants. Il devrait en aller de même concernant les libertés des universitaires, d’autant que, comme on l’a souligné, les événements organisés par les universitaires sont censés être de nature scientifique et non politique. Le droit peut partiellement venir au soutien de cette thèse dès lors qu’il prévoit bien que la neutralité institutionnelle, qui induit normalement le respect par les agents publics d’une même obligation de neutralité, ne saurait produire de quelconques effets limitants sur la liberté d’expression des universitaires. Comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel en 1984 « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables. »[14] Dès lors, nulle neutralité ne saurait s’imposer à eux. Conformément à cette exigence constitutionnelle, la loi française garantit la liberté d’expression des universitaires. C’est ainsi que l’article L.952-2 du code de l’éducation dispose que « les enseignants-chercheurs […] jouissent […] d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche ». En application de l’adage selon lequel « les lois spéciales dérogent aux lois générales », il faut considérer que cette disposition spéciale issue du code de l’éducation déroge à l’article L.121-2 du CGFP qui impose une obligation de neutralité à l’ensemble des agents publics. À ce sujet, on peut, une fois encore, reprocher au Collège de déontologie d’avoir, dans son avis de 2021, indiqué que la liberté d’expression devait s’appliquer « dans le cadre légal de la fonction publique, avec une obligation de réserve, de confidentialité, de neutralité […] »[15]. Force est de constater que le Collège de déontologie ne maîtrise pas parfaitement le droit de l’enseignement supérieur, alors même qu’il se contentait de citer la Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche qui ne dispose d’aucune valeur contraignante. Quand bien même ce texte aurait été signé par la Conférence des présidents et la majorité des organismes de recherche, il n’est pas exempt d’erreurs juridiques. Le problème est que cet avis du Collège de déontologie donne du grain à moudre aux méconnaisseurs de la liberté académique, ainsi que l’illustre le courrier du ministre à l’administrateur du Collège de France qui n’a pas manqué de le citer, avis qui a ensuite été repris par ce dernier dans son communiqué de presse.

 

Ces développements démontrent que la neutralité institutionnelle, alors qu’elle est devenue un mantra mobilisé à tout va pour limiter les libertés d’expression des usagers et des universitaires, devrait être reconnue conformément à ce qui en constitue l’essence même et la raison d’être : protéger ces libertés. L’argument tenant à la neutralité institutionnelle n’est donc en rien probant pour annuler a priori un événement scientifique, pas plus que celui tenant au non-respect de l’intégrité scientifique.

 

 

II. Le non-respect de l’intégrité scientifique

Après avoir rappelé son attachement à la liberté académique, l’administrateur du Collège de France a précisé dans son communiqué que « cette liberté ne saurait être ignorante des obligations que lui impose sa responsabilité et l’adhésion aux valeurs qui fondent la communauté scientifique : sérénité des débats, pluralité des analyses et des perspectives, justification des sources et des méthodes, rationalité des arguments, et respect de l’intégrité scientifique. »[16] Il faut donc comprendre que le colloque ne répondrait pas à certains des canons attendus en matière de recherche. Il est évident que l’exercice de la liberté académique s’accompagne d’une grande responsabilité et de l’obligation de respecter les exigences d’intégrité scientifique. Reste à se mettre d’accord sur ce que comprennent ces exigences. Les méconnaissances invoquées par l’administrateur du Collège de France ne sont pas toutes parées du même niveau de crédibilité. Il semble ainsi délicat, pour ne pas dire impossible, de soutenir, avant même que les interventions orales n’aient eu lieu, que les arguments mobilisés ne seraient pas « rationnels ». Comment s’assurer, sur la seule base d’un programme de colloque dont l’argumentaire tient sur un peu plus de deux pages[17], que l’ensemble des trente contributions, étalées sur deux jours pleins de travaux, ne respecteront pas cette exigence ? Plus sérieuses sont peut-être les critiques tenant à la justification des sources et des méthodes et au manque de pluralité des analyses et des perspectives. C’est finalement ici un seul et même reproche qui serait fait aux organisateurs, à savoir le manque de « diversité intellectuelle » dans la mesure où les intervenants seraient tous « propalestiniens ».

 

Il s’agit d’abord de leur reprocher un certain militantisme qui les aveuglerait dans leur démarche scientifique. À ce sujet, il semble que les arguments des journalistes du Point aient fait mouche, ceux-là mêmes qui ont listé à la Prévert les noms des intervenants qui seraient justement « militants ». Quand bien même les individus visés le seraient effectivement, l’impact que ce prétendu militantisme aurait pu avoir sur l’intégralité du colloque est minimal. Les journalistes du Point, outre qu’ils visaient parfois des personnalités qui, de leur propre aveu, n’avaient pas vocation à participer au colloque, ne mettaient en cause, pour l’essentiel, que la participation de personnalités politiques dont le rôle était seulement d’animer le débat de clôture ou la participation d’individus qui n’avaient qu’une fonction de « modérateurs ». Or il est bien connu dans le milieu académique que le rôle de ces « modérateurs » n’est pas tant en réalité « d’animer les débats » que de présenter les intervenants, de faire respecter le temps de parole accordé à chacun d’eux et de prendre les questions des membres du public souhaitant intervenir. Ces « modérateurs » n’ont finalement qu’un rôle scientifique résiduel dans le déroulement du colloque. En réalité, un simple calcul permet de constater que les journalistes ne reprochent un manque d’impartialité qu’à deux intervenants – c’est-à-dire des personnes devant présenter oralement un travail de réflexion scientifique préparé en amont – sur un total de 27 (si l’on met de côté les trois personnalités politiques). Cela suffisait-il à qualifier le colloque de « peu académique » ?

 

Il s’agit ensuite pour le Collège de France de reprocher aux organisateurs un manque de pluralisme : les intervenants partageraient tous une même thèse scientifique ; le panel ne permettrait donc pas de rendre compte de la diversité des points de vue scientifiques sur le sujet. L’argument est ici plus délicat à appréhender. Il est légitime de se demander si la liberté académique suppose de respecter une telle contrainte de « pluralisme ». Le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche édité par All European Academics, l’un des textes les plus aboutis et exigeants en la matière, ne fait pas mention d’une telle attente. Tout au plus fait-il référence, dans sa version augmentée de 2023, de la nécessité pour les auteurs, « lors de la communication ou de la diffusion des résultats de recherche ou à l’occasion d’une intervention publique, […] d’indique[r] de façon transparente les hypothèses et les valeurs prises en compte dans leur recherche ainsi que la robustesse des preuves scientifiques, y compris les incertitudes restantes et les lacunes subsistantes dans les connaissances. » Ainsi doivent-ils reconnaître les éventuelles incertitudes et lacunes entourant leurs conclusions. Toujours est-il que dans la plupart des disciplines, il existe une pratique intègre consistant, en ce qui concerne les contributions écrites, à faire mention, quand l’auteur en a connaissance, des publications divergentes en usant par exemple de la formule « voir, en sens contraire :… ». Cela étant, les colloques ne répondent pas nécessairement aux mêmes attendus. Ils supposent inévitablement l’adoption d’un certain angle, d’une certaine façon d’aborder le sujet, qui constitue un parti pris scientifique nécessairement orienté. On ne saurait alors donner du crédit à l’argument du ministre qui, dans sa lettre à Thomas Römer, regrettait, à la lecture du programme, « un parti pris sur un sujet délicat »[18]. N’est-ce pas le propre d’un colloque que de poser une thèse – d’adopter un parti pris scientifique – et de chercher à la démontrer grâce aux différentes interventions ? Dans ce contexte, il ne saurait être exigé des organisateurs scientifiques qu’ils invitent autant d’intervenants de la thèse proposée que d’intervenants ne la partageant pas, si tant est qu’ils existent. Ne pas accorder de place aux argumentaires divergents ne revient ni à les ignorer ni à tenter d’en empêcher les échos dès lors que les points de vue opposés peuvent parfaitement émerger au cours du colloque, notamment au moment des échanges avec le public – confrontations et débats qui surviennent fréquemment notamment lorsque sont présents des collègues qui ne partagent pas les mêmes conclusions que les intervenants. En outre, ces éventuels arguments contraires peuvent tout à fait disposer d’un retentissement tout aussi audible via d’autres sources, notamment écrites.   

 

Sur ce point, le ministre semble avoir fait une lecture erronée de l’avis du Collège de déontologie de 2021[19]. Celui-ci a en effet indiqué que « dans tous les établissements d’enseignement supérieur et de la recherche, les différents arguments et positions doivent-ils pouvoir s’exprimer au travers d’échanges menés sans exclusive ni intimidation. » Cependant, ce faisant, le Collège de déontologie n’a pas nécessairement voulu entendre que chaque événement scientifique devait permettre à chaque partie prenante de pouvoir s’exprimer, mais plutôt que les établissements ne devraient pas favoriser ou, à l’inverse, défavoriser, certains partis pris scientifiques, ce qui reviendrait pour eux à faire preuve de partialité et à méconnaître le principe de neutralité institutionnelle tel qu’il a été défini précédemment.

 

Soutenir que l’intégrité scientifique suppose systématiquement le pluralisme des opinions paraît dangereux et n’est pas sans rappeler la loi adoptée par l’État de l’Indiana en mars 2024. Le Senate Enrolled Act 202 pose un principe de « diversité intellectuelle » incitant les universitaires à évoquer des « perspectives savantes multiples, divergentes et variées sur un large éventail de questions de politique publique ». Plus précisément, la loi impose à chaque conseil d’administration des établissements d’enseignement d’établir une politique prévoyant qu’un universitaire ne puisse pas être titularisé (be granted tenure) ou promu s’il n’expose pas les « étudiants à des travaux scientifiques provenant de champs politiques ou idéologiques variés pouvant exister dans la spécialité de l’enseignant ». Cette loi implique une certaine idée d’équilibre entre les différentes théories scientifiques existant sur un même sujet. Or la liberté académique ne suppose nullement de faire systématiquement preuve d’une telle prudence dans l’expression d’un parti pris scientifique, comme si l’universitaire devait tout à la fois présenter sa position intellectuelle puis se contredire lui-même ; au contraire, les étudiants doivent être capables de recevoir un savoir brut qui contient en lui-même une prise de position scientifique, charge à eux de procéder à leurs propres recherches ou de mener leurs propres réflexions pour éventuellement être en mesure d’argumenter en sens contraire.

 

En tout état de cause, quand bien même il serait soutenu qu’une telle exigence de « diversité intellectuelle » ou de « pluralisme » s’imposerait aux universitaires au regard des exigences d’intégrité scientifique, sa méconnaissance relève de la discipline des pairs et non du pouvoir de police du chef d’établissement. C’est aux autorités compétentes qu’il revient, une fois que la manifestation scientifique a eu lieu, de saisir la section disciplinaire dont les organisateurs relèvent en faisant valoir le non-respect de leurs obligations professionnelles. Le pouvoir de police ne saurait être mobilisé a priori au motif de prétendus manquements aux impératifs d’intégrité scientifique. Il ne peut l’être que dans le but d’assurer l’ordre public au sein de l’établissement et le bon fonctionnement du service.

 

 

III. La préservation de l’ordre public et du bon fonctionnement du service

L’administrateur du Collège de France a enfin fait valoir les « risques qui se manifestent autour de ce colloque », relevant l’impossibilité de le tenir à huis clos, ainsi que la responsabilité qui lui incombait « de garantir la sécurité du personnel du Collège de France, ainsi que de ses auditeurs, et d’éviter tout risque quant à l’ordre public. » Il a encore souligné la nécessité de garantir « la sérénité des événements tenus dans l’enceinte du Collège de France »[20].

 

Classiquement, le chef d’établissement, qui est responsable de l’ordre et de la sécurité au sein de son institution, y compris dans les grands établissements à l’instar du Collège de France, peut interdire un événement, même scientifique, s’il est susceptible de porter atteinte à l’ordre public – en particulier à la sécurité publique. Il peut prendre une mesure similaire pour éviter que ne soit compromis le bon fonctionnement du service – notamment le déroulement des enseignements au sein des « chaires » pour ce qui concerne précisément le Collège de France.

 

La question de l’adoption de telles mesures se pose particulièrement lorsque les universitaires traitent de sujets pouvant être perçus comme « sensibles ». C’est ainsi qu’en 2019, l’université de Bordeaux Montaigne a décidé d’annuler une conférence qui devait porter sur « l’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique » et traiter de questions éthiques et juridiques relatives à la procréation médicalement assistée et à la gestation pour autrui. On peut encore lire sur le site Internet de l’établissement que l’annulation s’expliquait par la pression de « groupes » et par l’impossibilité pour l’université d’« assurer pleinement la sécurité des biens et des personnes ni les conditions d’un débat vif mais respectueux face à des menaces violentes »[21].

 

Deux séries de limites doivent cependant être soulignées. D’une part, il faut qu’existe une réelle menace pour la sécurité ou le bon fonctionnement du service qui repose sur des éléments tangibles au moment de la décision d’annulation. Le juge se montre attentif à la réalité de la menace en milieu universitaire. C’est ainsi que s’il a jugé que l’IEP de Paris avait pu, en 2024, empêcher une conférence politique organisée par des étudiants en raison du contexte de tension particulier qui régnait à ce moment au sein de l’établissement[22], il a à l’inverse considéré que « les éléments invoqués par l’université [Paris Dauphine PSL] ne f[aisait] pas apparaître […] de risques avérés de perturbations du fonctionnement de l’établissement ou de troubles à l’ordre public de nature à justifier, dans son principe, l’interdiction contestée. »[23] D’autre part, l’annulation doit être la mesure de dernier recours, lorsqu’aucune autre ne pourrait permettre d’assurer la tenue de l’événement dans des conditions acceptables. C’est ainsi qu’en 2023 l’intervention d’une anthropologue française controversée, qui faisait craindre des risques sécuritaires, a pu se tenir au sein des différents établissements dans lesquels elle était invitée, à la faveur de l’adoption de mesures particulières. Tout d’abord, l’université de la Sorbonne, qui avait d’abord suspendu l’intervention de la chercheuse, a finalement décidé de l’organiser mais avec un dispositif de sécurité décrit comme très élevé par un journaliste qui a pu y assister[24]. Ensuite, un laboratoire de recherche de l’université Versailles Saint-Quentin a fait le choix, pour des raisons liées selon elle à la sécurité, de ne pas communiquer sur la tenue de l’événement en dehors de l’établissement et, en contrepartie, a décidé de diffuser la vidéo de la conférence, a posteriori, sur Internet.

 

En ce qui concerne le colloque devant se dérouler au Collège de France, si le juge des référés a pu souligner que « des tensions étaient apparues dans les jours précédents dans des publications en ligne à propos de cette manifestation et qu’une déclaration a été faite au commissariat du 5ème arrondissement de Paris à raison d’inscriptions devant l’établissement dénonçant en termes violents la tenue de cet évènement », il n’est pas certain que ces éléments auraient suffi à le convaincre de ne pas suspendre la décision si l’événement n’avait finalement pas pu se tenir ailleurs. Il semble d’ailleurs a posteriori que les deux jours de colloque se soient déroulés sans incident particulier au sein du CAREP. Pour autant, il n’en demeure pas moins que les menaces à l’ordre public doivent être prises au sérieux avant la tenue de la manifestation et qu’il reste aisé de conclure à l’absence de tout risque de troubles une fois l’événement passé. En définitive, l’argument tenant au risque de trouble à l’ordre public apparaissait comme étant le plus sérieux et le plus à même de justifier l’annulation. A l’inverse, la neutralité institutionnelle, tout comme l’intégrité scientifique, ne peuvent servir de prétexte pour annuler a priori un colloque animé par des enjeux scientifiques. Le dévoiement de ces principes est particulièrement inquiétant et il faut espérer que le juge, dans une situation où la manifestation scientifique n’aurait finalement pas pu se tenir, en rappelle les raisons d’être précises pour éviter qu’ils ne puissent être mobilisés à tort pour entraver la liberté académique.

 

 

 

[1] Le CAREP a le statut d’association et n’est rattaché à aucune université ou organisme de recherche.

[2] Erwan Seznec et Ismaël El Bou-Cottereau, « Au Collège de France, un colloque propalestinien à haut risque », Le Point, 7 novembre 2025.

[3] Courrier du ministre Philippe Baptiste à Thomas Römer, 8 novembre 2025.

[4] Thomas Römer, « Annulation du colloque “La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines” des 13 et 14 novembre 2025 », Collège de France, 9 novembre 2025

[5] TA de Paris, 12 novembre 2025, La ligue des droits de l’homme, Mouvement pour la justice et Association Pluriversité et autres, n° 2532753/9, n° 2532762/9, n° 2532764/9, n° 2532775/9, n° 2532780/9, n° 2532783/9, n° 2532787/9.

[6] News Tank Education & Recherche, 10 avril 2025

[7] Courrier du ministre Philippe Baptiste à Thomas Römer, préc.

[8] Communiqué de presse du 9 novembre 2025, préc.

[9] Cécile Laborde, « Sur le positionnement politique des universités », AOC, 23 octobre 2024.

[10] Laurent Cytermann, concl. sous CE, 11 décembre 2020, Chalon-sur-Saône, n° 426483.

[11] CE, 11 décembre 2020, Chalon-sur-Saône, n° 426483.

[12] Avis du collège de déontologie du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche du 22 juillet 2024 relatif au cadre de la coopération scientifique et technologique internationale des universités et au rôle et à la place de l’université dans l’organisation des débats publics.

[13] CE, 6 mai 2024, ord., Université Paris Dauphine PSL, n° 494003.

[14] Cons. const., n° 83-165 DC, 20 janvier 1984, Loi relative à l’enseignement supérieur.

[15] Avis du collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche du 21 mai 2021 relatif aux libertés académiques.

[16] Communiqué de presse du 9 novembre 2025, préc.

[17] Voir le programme disponible en ligne

[18] Courrier du ministre Philippe Baptiste à Thomas Römer, préc.

[19] Avis du collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche du 21 mai 2021, préc.

[20] Communiqué de presse du 9 novembre 2025, préc.

[21] En ligne

[22] CE, ord., 29 novembre 2024, IEP de Paris, n° 499162.

[23] CE, 6 mai 2024, ord., Université Paris Dauphine – PSL, préc.

[24] Eloi Passot, « La conférence sur les Frères musulmans, initialement reportée, s’est finalement tenue à la Sorbonne sous haute sécurité », Le Figaro, 3 juin 2023.

 

 

Crédit photo: Guilhem Vellut / CC BY 2.0