LEGITIMITE, LEGITIMITES…

Par Pierre Avril

<b> LEGITIMITE, LEGITIMITES… </b> </br> </br> Par Pierre Avril

Mais le Président est légitime, il a été élu par le peuple… se récriait-on à la télévision devant les « Macron démission ! » des gilets jaunes. Légitime ? Le terme est entré dans le vocabulaire politique courant sous la Ve République et ce n’est pas un hasard si la légitimité, invoquée par la France libre face à la légalité de Vichy, a accompagné le retour du général de Gaulle. Elle n’est pas nécessairement opposée au droit, mais se situe sur un autre plan ; elle désigne une qualité justifiant l’obéissance et surplombe – ou sous-tend – en quelque sorte l’habilitation juridique. Ainsi, c’est à une légitimité spéciale que l’on a eu recours pour caractériser ce qu’avait de singulier et d’évident l’autorité du Général : elle était charismatique. Emprunté à Max Weber (Le savant et le politique fut publié en  janvier 1959), le qualificatif s’offrit bientôt aux commentateurs embarrassés devant un mode de gouvernement qui transcendait l’ordre constitutionnel et semblait en oblitérer les dispositions formelles, sans pour autant les abolir – Max Weber, on le sait, a défini trois types de légitimités, c’est-à-dire trois  fondements de la domination, parmi lesquels celui qu’il nomme charismatique repose sur les qualités exceptionnelles d’une personnalité (son charisme) qui suscitent l’obéissance. Mais les types purs coexistent, en proportion variable, dans la réalité et on les retrouve dans l’évolution de la Ve République dont, ensemble, ils éclairent sociologiquement la nature.

 

L’autorité que le général de Gaulle tirait de l’histoire entraînait une adhésion populaire   initialement exprimée par le référendum constituant d’octobre 1958 ; il la vérifia chaque fois qu’il se heurtait à une opposition qui contrariait frontalement ses desseins : sur sa politique algérienne, d’abord, par les référendums de 1961 et d’avril 1962, puis, la paix revenue, par le référendum d’octobre 1962 qui, à ses yeux, normalisait cette « question de confiance » et devait  en pérenniser la logique par la vertu de l’élection au suffrage universel direct du président de la République. Elle la pérennisait pour des successeurs dépourvus de son charisme (son « équation personnelle ») et, en l’objectivant, faisait ainsi passer leur légitimité au deuxième type wébérien : la légitimité rationnelle-légale, qui se fonde sur le statut juridique de son bénéficiaire. C’est une nouvelle phase de la Ve République, qui s’ouvrit à son départ en 1969. Tout rentrait donc dans l’ordre constitutionnel ordinaire ? Apparemment oui, sauf que l’enjeu de l’élection de Georges Pompidou, ne concernait pas seulement l’attribution de la présidence, il visait la pratique constitutionnelle exceptionnelle qui s’était établie depuis 1959 et qui oblitérait les dispositions formelles des articles 20 et 21 sur le Gouvernement et le Premier ministre au bénéfice de l’arbitrageinterprété souverain de l’article 5 – tandis que son adversaire Alain Poher prônait une lecture littérale de ces dispositions. Ainsi cette pratique se perpétuait en se superposant définitivement (cohabitations mises à part) à l’attribution légale de la présidence et lui conférait une autorité politique que la Constitution ne lui assurait pas. On dirait que c’est la coutume qui l’emportait sur le droit écrit, si la coutume pouvait réviser la Constitution, mais elle ne saurait le faire et la preuve en a été administrée, s’il le fallait, par le message adressé au Parlement en 1986 par François Mitterrand quand s’ouvrit la première cohabitation : « A la question de savoir comment fonctionneront les pouvoirs publics (…) je ne connais qu’une réponse (…) : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution».

 

En d’autres termes, hors cette exception, la légitimité revendiquée par les successeurs du Général ne se limite pas à celle, rationnelle-légale, propre à la fonction définie par la Constitution, elle s’approprie l’héritage attaché à cette fonction telle qu’ils l’ont reçue du fondateur de la Ve République : pour ce motif, elle ressortit au troisième type de la classification wébérienne, la légitimité traditionnelle. Max Weber la définit comme « l’autorité des coutumes sanctionnées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme qui les respecte »[1] ; il la tenait pour archaïque, mais elle n’en présente pas moins une signification toujours actuelle, l’immémorial se contractant sous la pression immédiate de l’actualité. De fait, cette légitimité coutumière se retrouve à la base de processus politiques contemporains majeurs tels que les conventions de la Constitution britanniques et, en France, celle qui s’attache à la présidence depuis soixante ans.

 

La question à la fois juridique et démocratique que soulève aujourd’hui ce mélange de légitimités résulte de son origine plébiscitaire. L’autorité hégémonique du Président n’est désormais plus tenue pour légitime sous la seule condition de la confiance actuelle du peuple (lorsque cette confiance lui a fait défaut, le général de Gaulle a quitté le pouvoir) ; elle n’est plus soumise au verdict périodique des élections législatives dont le désaveu provoquait, comme on l’a vu, le retour à la stricte lettre constitutionnelle : le quinquennat y a mis un terme en fermant la voie à toute remise en cause de l’hégémonie présidentielle durant son mandat. Sa légitimité rationnelle-légale demeure évidemment en toutes circonstances. En revanche la légitimité héritée et coutumière qui est le fondement de cette hégémonie ne devient-elle pas problématique lorsque la confiance populaire se dérobe et que la domination perd une justification que le charisme  personnel peine à rétablir ?

 

Pierre AVRIL

 

 

[1] M. Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959, p.114.