2016-2019 : un cycle de crise politique marquant la résilience du parlementarisme britannique

Par Aurélien Antoine

<b> 2016-2019 : un cycle de crise politique marquant la résilience du parlementarisme britannique </b> </br> </br> Par Aurélien Antoine

Les élections générales du 12 décembre 2019 au Royaume-Uni ont mis un terme à une crise politique initiée avec le référendum sur le Brexit. La Constitution britannique a été régulièrement attaquée durant ces trois années. Les critiques portaient en particulier sur son manque de clarté et l’insécurité juridique qu’elle aurait fait naître. Pourtant, à l’issue de cette séquence, les règles du parlementarisme britannique ont démontré leur capacité de résistance en permettant d’éviter une remise en cause existentielle d’une Constitution multiséculaire. Ce constat positif ne doit pas éclipser le spectre d’un autre danger de nature constitutionnelle que les résultats du scrutin de décembre ont ravivé : la désunion du Royaume-Uni.

 

The 2019 UK General Election puts an end to a political deadlock which began with the Brexit referendum. The British Constitution was widely criticized during these three years for its supposed uncertainty and lack of clarity. Nevertheless, its plasticity and historical entrenchment proved that the arrangements of the British parliamentarism were effective to avoid a deep constitutional crisis which could challenge a centuries-old Constitution. Despite the strength and the resilience of the British parliamentarism during the past three years, the future of the UK is now threatened by another constitutional danger: the disunion of the kingdom.

 

Par Aurélien Antoine, Professeur de droit public à l’Université Jean Monnet Saint-Etienne/Université de Lyon et Directeur de l’Observatoire du Brexit.

 

 

Avec les résultats des élections du 12 décembre 2019, c’est un cycle politique et constitutionnel qui vient de s’achever. Son issue témoigne d’un fonctionnement satisfaisant du parlementarisme britannique dans un contexte de crise qui fait suite à la décision des électeurs de sortir de l’Union européenne le 23 juin 2016. Cependant, nombreux furent les médias et les experts à décrier les tergiversations sans fin des membres du Parlement. Les analyses soutenant la nécessité de mettre fin à l’ordre constitutionnel britannique multiséculaire se sont d’ailleurs multipliées.

 

C’est oublier un peu vite qu’un processus aussi complexe que le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ne pouvait s’accomplir sans la survenance d’une crise politique. Comment, dès lors, considérer qu’elle a radicalement mis en cause la pertinence des règles de fonctionnement des institutions ? Dans le cadre du parlementarisme britannique contemporain, ces normes auraient failli si la démocratie avait été mise en péril et si les blocages avaient irrémédiablement affaibli l’organisation constitutionnelle au point que l’élaboration d’un nouveau pacte constitutionnel serait devenue inévitable. Or la victoire des conservateurs est incontestablement démocratique et contribue à mettre fin à la première phase du Brexit. Ce résultat survient après que l’ensemble des acteurs institutionnels ont joué pleinement le rôle qui leur est dévolu par la Constitution.

 

Pour soutenir cette thèse, nous nous appuyons sur plusieurs événements qui ont marqué le Parlement de 2017-2019. Nous pourrions le qualifier, dans la grande tradition des surnoms dont il a été affublé sous l’ère Stuart, de « Stubborn Parliament » (« Parlement opiniâtre »). Lorsque Theresa May échoue à obtenir une majorité absolue de députés conservateurs après les élections du 8 juin 2017, les divisions sont profondes au sein des Communes. Elles ne font que refléter celles qui traversent le pays. La discussion du EU (Withdrawal) Bill en 2017 est la première étape d’un bras de fer qui oppose le pouvoir exécutif au Parlement. En raison de l’importance constitutionnelle du futur accord de retrait sur laquelle la Cour suprême avait insisté dans son jugement Miller 1 les MPs sont parvenus à imposer le vote significatif (meaningful vote, en vertu duquel les parlementaires doivent exprimer leur consentement explicite au futur traité avant sa ratification) par voie d’amendement le 13 décembre 2017.

 

Un an plus tard, après avoir renvoyé sine die le meaningful vote et surmonté une défiance au sein de son parti, la Première ministre subit une défaite historique le 15 janvier 2019 qui scelle le sort de l’accord. Le leader de l’Opposition, Jérémy Corbyn, met en jeu la responsabilité du Gouvernement dans les conditions fixées par le Fixed-Term Parliaments Act (FTPA), c’est-à-dire en proposant une motion de défiance qui, si elle aboutit, ouvre la voie à la composition d’un nouveau Cabinet. Theresa May parvient à se maintenir au pouvoir.

 

C’est alors que les parlementaires commencent à dicter à la Première ministre un agenda qui ne doit, en aucun cas, conduire à l’absence d’accord au 29 mars 2019. Grâce à l’activisme de John Bercow, néanmoins respectueux de l’esprit de la Constitution, les MPs imposent à l’Exécutif de renégocier avec l’Union européenne dans un délai court. Theresa May n’arrache pas de réelles concessions à son partenaire à propos du filet de sécurité nord-irlandais (backstop)[1]. L’Attorney General, Geoffrey Cox confirme que le compromis de Strasbourg n’écarte pas le risque d’un maintien indéfini du Royaume-Uni dans une union douanière avec l’UE[2]. Le Parlement adhère à l’avis du juriste et rejette encore les plans de Theresa May.

 

Les Communes se mobilisent ensuite pour éviter le no deal. Après le soutien apporté à une motion en ce sens et le refus de John Bercow d’engager un troisième vote significatif en application d’une convention de la Constitution datant de 1604, un premier report devient inéluctable. Les MPs discutent dans la foulée des multiples options qui pourraient se substituer à l’accord de Theresa May. Malheureusement, aucun des votes indicatifs n’obtient de majorité. La stérilité des débats ouvre la voie à un nouveau meaningful vote que la Première ministre provoque en procédant à une altération substantielle du texte soumis aux députés (l’examen de la déclaration politique sur les relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE est écarté). C’est une déconvenue. Un deuxième renvoi du Brexit au 31 octobre est alors décidé par l’adoption le 8 avril d’une loi modifiant le EU (Withdrawal) Act de 2018. Ce coup de force a été une fois de plus permis par l’intervention du Speaker et la mobilisation d’une coalition de circonstance entre l’opposition et des conservateurs modérés.

 

Theresa May, acculée et incapable de s’entendre avec les travaillistes pour parvenir à un compromis, n’a plus d’autres choix que de démissionner. Boris Johnson lui succède le 23 juillet, quelques semaines après que le Brexit Party a triomphé aux élections européennes.

 

À ce stade, la situation semble bloquée. Pourtant, les débats qui se sont déroulés à Westminster et les affrontements entre les chambres et le Gouvernement imposent un autre constat. Cet épisode du Brexit donne à voir un « Parlement qui parlemente », ce qui est plutôt rare dans les démocraties rationalisées et dominées par des exécutifs puissants. Le jeu des « checks and balances » n’est pas une illusion en cette année 2019. Il est heureux qu’il ait pu se déployer à l’occasion d’une crise qui ne saurait se résoudre par le passage en force d’un Cabinet sans majorité. La Première ministre aura dû surmonter avec plus d’insuccès que de réussite les mises en cause de son propre parti, de l’Opposition, du Speaker et de l’Attorney General.

 

Il n’en demeure pas moins que le Parlement ne propose pas d’alternatives aux choix de Theresa May. L’arrivée de Boris Johnson à la tête du gouvernement, personnage aux convictions bien plus affirmées que le précédent locataire du 10 Downing Street, mais aussi plus brutal, cristallise les antagonismes. L’ancien maire de Londres, en fin stratège politique, provoque le Parlement pour le placer devant ses contradictions. Il procède en plusieurs étapes qui respectent la logique du parlementarisme, mais parfois à la limite de la légalité. Tout en sillonnant les terres du royaume au mois d’août dans la perspective d’élections qu’il souhaite organiser au plus vite, Boris Johnson prépare un « coup » constitutionnel. Il demande à la reine de proroger le Parlement pour deux semaines (qui s’ajoutent à la suspension traditionnelle de trois semaines dévolues aux conventions des partis politiques à l’automne). Le but de la manœuvre est évidemment de mettre fin aux discussions parlementaires stériles sur le Brexit. Le Premier ministre pense être respectueux de la Constitution, mais la Cour suprême, dans un jugement éminemment politique, barre la route à ce qu’elle considère comme une atteinte à la souveraineté du Parlement et à sa capacité de contrôler le gouvernement[3]. L’intervention de la Cour divise, mais elle est saluée par une majorité de juristes continentaux qui y voient un progrès du constitutionnalisme juridique. Elle donne le sentiment que Boris Johnson va de défaite en défaite. En effet, il n’a rien pu faire contre l’adoption d’un texte prévoyant un report du Brexit au 31 janvier 2020 si aucun accord n’est conclu avant le 19 octobre (la loi Benn ou le EU (Withdrawal) (n° 2) Act 2019).

 

Le chef du gouvernement réagit vivement. Il estime que le vote de ce texte traduit une défiance à son égard[4]. Il sollicite alors l’autodissolution de la chambre en vertu du FTPA. Le raisonnement de Boris Johnson est en parfaite cohérence avec les principes cardinaux du régime parlementaire. Toutefois, le FTPA l’empêche de disposer librement du droit de dissolution qui ne peut être mis en œuvre que si les MPs n’ont pas réussi à s’entendre pour soutenir un nouveau Cabinet ou si les deux tiers d’entre eux se prononcent explicitement en faveur de l’autodissolution. En retenant une telle alternative, la loi de 2011 dévoie le parlementarisme, car elle n’autorise la dissolution qu’en présence d’un consensus qui ne peut être trouvé à l’occasion d’une crise de majorité. Le FTPA annihile un pouvoir essentiel des rouages institutionnels britanniques qui sont fondés, en temps normal, sur la presque « complète fusion » entre le Parlement et le Gouvernement. Boris Johnson doit se résoudre à l’échec annoncé de ses demandes d’autodissolution.

 

L’horizon finit néanmoins par s’éclaircir. Au pied du mur, le Premier ministre obtient des concessions notables de l’Union européenne qui revient sur le filet de sécurité. Le nouvel accord est immédiatement présenté aux Communes. Il se dit que le deal pourrait l’emporter à une majorité d’une voix. C’est sans compter sur les actions dilatoires des MPs qui soutiennent in extremis une motion d’Oliver Letwin. Elle dispose que les instruments de transposition du futur accord soient connus et promulgués avant le vote significatif. Promettant de déposer le projet de loi idoine, Boris Johnson tente de soumettre à nouveau son accord aux MPs. John Bercow lui oppose la même fin de non-recevoir qu’en mars 2019 contre Theresa May : le Gouvernement ne saurait représenter aux parlementaires deux fois dans une session un texte identique sans changement substantiel ou de circonstances. Le Premier ministre doit se résigner. Il se conforme à la loi Benn en sollicitant de l’UE un report du Brexit au 31 janvier 2020.

 

La paralysie institutionnelle est de plus en plus inéluctable. Boris Johnson réussit pourtant là où Theresa May a échoué, c’est-à-dire écarter la version initiale de l’arrangement relatif à la frontière nord-irlandaise. Soutenu cette fois par Geoffrey Cox, le Premier ministre atteint un premier succès à la chambre basse par le vote en deuxième lecture du EU (Withdrawal Agreement) Bill 2019. Conscients de leurs apories, les MPs (travaillistes en particulier) finissent par accepter que des élections anticipées (snap elections) se tiennent. Après un nouvel échec de l’application du FTPA, une loi la contournant temporairement est adoptée à une très large majorité afin d’autoriser un scrutin le 12 décembre (Early Parliamentary General Election Act 2019).

 

Cet énième acte du Brexit permet de comprendre qu’une norme écrite (le FTPA en l’espèce) n’est pas la garantie d’un meilleur fonctionnement des institutions. Si les usages politiques anciens avaient prévalu, la menace d’une dissolution maîtrisée par le Premier ministre aurait peut-être conduit les parlementaires à être plus constructifs ; et en cas de blocage persistant, la dissolution serait intervenue beaucoup plus tôt, économisant ainsi un temps précieux. Les réflexes constitutionnels n’en ont pas moins repris le dessus. En convoquant de nouvelles élections, le Parlement a redonné la parole aux électeurs pour vider un conflit prévisible, mais qui aura duré près d’un an[5].

 

Après une campagne sans grand intérêt et à la lecture des manifestes électoraux des principaux partis, les éclaircissements souhaités sur les modalités du Brexit se révèlent. Le fait que Boris Johnson dispose d’un accord tangible oblige les autres partis à être plus explicites. Seuls les travaillistes soutiennent une solution complexe qui renvoie un hypothétique Brexit aux calendes grecques. Au soir du 12 décembre, la clarté teintée de simplisme des conservateurs a provoqué un raz-de-marée en leur faveur. En obtenant 365 sièges, ils réalisent leur meilleur score depuis 1987. Les travaillistes connaissent leur pire déconvenue depuis la Seconde Guerre mondiale (203 sièges). Les libéraux démocrates, trop radicaux dans leur choix de révoquer unilatéralement le Brexit, ne font pas mieux qu’en 2017 en perdant un député (11 sièges).

 

La plasticité des arrangements institutionnels britanniques a en conséquence contribué à sortir de l’ornière dans le plus grand respect de la logique parlementaire. Quelle que soit l’appréciation que l’on porte à l’égard de Boris Johnson, le coup d’État est bien loin. S’il a bien fallu des rappels à la loi et aux principes constitutionnels (par le Speaker et la Cour suprême), le Premier ministre s’y est conformé. De telles tensions juridiques n’ont, en outre, rien d’étonnant dans un contexte de crise politique aiguë. L’histoire britannique ne manque pas d’exemples similaires qui ont permis de faire évoluer les règles sans renier les fondements de l’ordre constitutionnel.

 

Disposant d’une large majorité, le Premier ministre reconduit dans ses fonctions doit pourtant se méfier. Les précédents britanniques comme français nous apprennent que les parlements introuvables ne sont parfois pas aussi dociles que prévu – que nous songions seulement au parlement de 1685 initialement favorable aux Stuart ou à la chambre introuvable de 1815 sous Louis XVIII. Boris Johnson devra, en outre, prendre garde aux attaques de l’autre vainqueur des élections, le Scottish National Party qui a remporté 48 des 59 sièges de l’Écosse. Il devra surtout trouver une issue aux dysfonctionnements institutionnels majeurs en Irlande du Nord. Si des logiques multiséculaires se sont imposées au profit du Premier ministre, ce dernier serait bien avisé de tenir compte des réalités constitutionnelles contemporaines afin d’éviter l’éclatement du Royaume-Uni.

 

 

[1] http://blog.juspoliticum.com/2018/11/22/may-and-dismay/

[2] http://blog.juspoliticum.com/2019/03/25/lattorney-general-un-organe-clef-du-gouvernement-britannique-que-le-brexit-a-mis-en-lumiere-par-aurelien-antoine/

[3] Cf. http://blog.juspoliticum.com/2019/10/01/illegalite-de-la-prorogation-du-parlement-britannique-seule-la-reine-ne-peut-mal-faire-par-celine-roynier/

[4] Cf. http://blog.juspoliticum.com/2019/09/09/une-bataille-mais-pas-la-guerre-les-victoires-du-parlement-de-westminster-contre-boris-johnson-par-denis-baranger/

[5] La victoire des tories devraient finalement avoir raison du FTPA dont ils ont promis l’abrogation dans leur programme électoral.

 

Crédit photo: UK Parliament / Jess Taylor, Flickr, CC 2.0, aucune modification