L’Attorney General : un organe clef du gouvernement britannique que le Brexit a mis en lumière

Par Aurélien Antoine

<b> L’Attorney General : un organe clef du gouvernement britannique que le Brexit a mis en lumière </b> </br> </br> Par Aurélien Antoine

Le Brexit a ceci d’intéressant qu’il place sous le feu des projecteurs des institutions peu ou mal connues. Tel est le cas de l’Attorney General qui a récemment rendu un avis juridique sur le compromis de Strasbourg conclu entre la Première ministre, Mme May, et le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. La position qu’il a adoptée le jour même d’un vote crucial des membres du Parlement britannique sur l’accord négocié au mois de novembre 2018 a eu une influence déterminante sur l’issue du scrutin. Ce billet a pour objet de rappeler le rôle de l’Attorney General en l’illustrant par l’épisode des débats des 13 et 14 mars 2019 à Westminster.

 

The Attorney General for England and Wales, who is little known in France, played a fundamental constitutional role during the Brexit crisis last week. After the Strasbourg compromise secured by Theresa May and Jean-Claude Juncker, Geoffrey Cox wrote a legal Opinion on Joint Instrument and Unilateral Declaration concerning the Withdrawal Agreement. Though he considers that the legally binding provisions of the Joint instrument and the Unilateral Declaration reduce the risk that the UK could be indefinitely detained within the Protocol’s provisions, he also states that the risk of a permanent backstop remains. This paper aims at explaining the role of the Attorney General in light of his legal opinion on the Strasbourg compromise.

 

Par Aurélien Antoine, Professeur de droit public à l’Université Jean Monnet Saint-Etienne/Université de Lyon et Directeur de l’Observatoire du Brexit.

 

 

L’Attorney General : une institution originale et critiquée

L’Attorney General de l’Angleterre et du Pays de Galles (AG)[1] fait partie de nombreuses institutions britanniques dont les origines sont multiséculaires. Son office remontrait à plus de 700 ans. La première nomination par le monarque d’un juriste qui lui est spécialement attaché (le « King’s Attorney ») a été enregistrée pour la première fois en 1315, sous Édouard II. Ce poste a sans doute existé de manière informelle auparavant avec le développement de la justice royale. L’expression « Attorney General » est plus récente. Elle remplace celle du King’s Attorney à partir de 1461.

 

L’AG est l’un des trois officiers juridiques de la Couronne avec le Solicitor General, qui lui est subordonné[2], et l’Advocate General pour l’Écosse. Les compétences attribuées à l’AG sont multiples. En tant que conseil juridique en chef de l’Exécutif, il dirige le département juridique, le service des poursuites pénales, l’agence des fraudes majeures, et les organes d’inspection des autorités chargées des poursuites pénales. Il est investi de la mise en œuvre la politique pénale du Gouvernement.

 

L’AG dispose de nombreuses autres fonctions de représentation de la Couronne lors des procès auxquels elle est partie. Dans la très grande majorité des audiences, il donne mandat au Solicitor General pour le remplacer, mais il peut décider de plaider en personne. Ce fut le cas à l’occasion de la célèbre affaire Belmarsh qui avait conduit le Gouvernement à modifier la loi de prévention du terrorisme de 2005 en raison de son incompatibilité avec le Human Rights Act de 1998 (HRA)[3].

 

Toutefois, c’est son rôle en tant que conseiller du Gouvernement sur les questions constitutionnelles qui a été révélé lors des débats des 13 et 14 mars au Parlement britannique sur le Brexit. En effet, outre ces missions liées à la politique pénale et à la représentation de la Couronne devant les juridictions, l’AG produit régulièrement des avis juridiques sur le droit de l’Union européenne, le droit international, les droits de l’Homme et la dévolution. À ce titre, il traite des problématiques soulevées par les projets de loi soumis au Parlement (notamment pour apprécier leur conformité au HRA). Selon le Code ministériel de 2018, l’AG doit être consulté en temps voulu par le Gouvernement dès lors qu’une décision suscite des difficultés juridiques. Dans ce cas, son avis écrit doit être accessible aux administrations intéressées et éventuellement publié en raison de l’intérêt public qu’il recèle. Le Gouvernement dispose librement de cette opinion qu’il peut ne pas diffuser, rendant l’évaluation de l’influence réelle de l’AG parfois ardue. Le Parlement peut exiger la divulgation de l’analyse par l’adoption d’une motion, comme il l’a fait le 4 décembre 2018 à propos de l’avis relatif à l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. Un refus réitéré du Gouvernement peut constituer un contempt of Parliament.

 

Au regard de l’étendue et de la portée de ses attributions, l’AG, en plus d’être un professionnel du droit en principe réputé, est une personnalité politique affiliée à un parti qui participe aux réunions du Cabinet sans en faire partie stricto sensu. Geoffrey Cox, désigné AG en juin 2018, a été barrister à Londres à partir de 1982 avant d’être nommé Queen’s Counsel en 2003. Ce titre est octroyé aux avocats dont la qualité de l’expertise est reconnue. Depuis 2005, Geoffrey Cox est député conservateur de la circonscription de Torridge et du West Devon.

 

La confusion entre les fonctions politiques et juridiques de l’AG est critiquée. Hormis le fait que le poste a pu être occupé par des juristes à la carrière encore peu accomplie par rapport à leur engagement partisan[4], le subjectivisme des choix politiques heurterait l’objectivité nécessaire à une analyse juridique. À la fois MP, membre du Gouvernement intervenant à de nombreuses séances du Cabinet, et à l’origine de poursuites pénales, l’AG ne paraît guère en phase avec le principe de séparation des pouvoirs. De surcroît, les potentiels conflits d’intérêts inhérents à ce cumul mettent en cause le principe d’impartialité objective, en particulier pour le déclenchement des poursuites. Plusieurs scandales ont ainsi émaillé l’histoire de l’AG. En 1916, Roger Casement, un diplomate irlandais accusé de haute trahison, n’avait pu faire appel de sa condamnation à la peine de mort devant la Chambre des Lords en raison du refus de l’AG[5]. En 1924, l’abandon des poursuites par l’officier juridique de la Couronne à l’encontre d’un militant communiste aurait été motivé par des considérations politiques. Les députés travaillistes avaient, en effet, fait pression sur le Premier ministre R. Mac Donald pour que J. R. Campbell ne soit plus inquiété par les autorités judiciaires. Le Gouvernement minoritaire fit l’objet d’une motion de censure et les travaillistes perdirent les élections d’octobre 1924. Dans les années 2000, les scandales liés à l’attribution de titres de pair du Royaume en échange d’un soutien financier au parti travailliste sous Tony Blair et aux notes de frais des parlementaires avaient imposé aux AG successifs de systématiquement justifier leur impartialité, malgré leur position institutionnelle équivoque[6].

 

Au rang des critiques figure aussi le fait que l’AG ait échappé au vent de réforme qui avait pourtant emporté l’office du Lord Chancellor qui réunissait sur une même tête les fonctions de ministre de la Justice, de leader de la Chambre des Lords et de chef de la plus haute juridiction du Royaume-Uni. La loi de réforme constitutionnelle de 2005 avait mis fin à ce que de nombreux observateurs qualifiaient à l’époque d’anomalie au regard des standards dégagés par la Cour européenne des droits de l’Homme. Il y a douze ans, l’AG aurait dû connaître un sort similaire à celui du Lord Chancellor à la suite d’une initiative du Premier ministre Gordon Brown et d’un rapport de la commission des Affaires constitutionnelles de la Chambre des Communes[7]. Toutefois, le Gouvernement a révisé à la baisse ses ambitions de modernisation au point que le projet a avorté.

 

Si le rôle du Lord Chancellor a été profondément transformé sous l’influence du droit continental, l’exemple de l’AG démontre que des îlots de confusion des trois pouvoirs peuvent perdurer au Royaume-Uni. Force est d’ailleurs d’admettre que les crises récurrentes, mais peu nombreuses, qui ont été rapidement évoquées prouvent que les contraintes d’impartialité ont été le plus souvent observées et que, lorsqu’elles ne l’ont pas été, une sanction politique a rappelé le Gouvernement à ses responsabilités. C’est ainsi que l’AG doit, par convention constitutionnelle, exprimer son point de vue juridique en toute indépendance et sans considération de son affiliation politique. Cet arrangement constitutionnel classique au Royaume-Uni (qui consiste en l’attribution des fonctions législatives, exécutives et juridictionnelles à un seul organe) est accepté dans la mesure où le droit politique en limite les risques. Tout AG qui émettrait un avis entaché d’une partialité flagrante ferait l’objet de vives critiques au Parlement et serait sans doute conduit à la démission. Le raisonnement que Geoffrey Cox a produit sur le compromis de Strasbourg est également de nature à révéler de façon concrète cette éthique constitutionnelle.

 

 

L’avis sur le Brexit : quand l’expertise juridique détermine directement un choix politique

Avant que Geoffrey Cox soit devenu la vedette d’un jour, un autre député conservateur ayant exercé les fonctions d’AG a considérablement influencé les débats relatifs au Brexit : Dominic Grieve. L’amendement qu’il a proposé à la loi de retrait de l’Union européenne est à l’origine du rôle essentiel que joue le Parlement dans le processus de validation du deal conclu par Mme May en novembre 2018. En vertu de la section 13 de la loi modifiée, le Gouvernement est contraint d’obtenir le consentement des parlementaires sur le traité de sortie du Royaume-Uni de l’UE et la déclaration politique sur les relations futures entre les deux parties, et ce, avant toute ratification et transposition en droit interne dudit traité. C’est ce fameux vote significatif (meaningful vote) que le Gouvernement ne parvient pas à gagner pour que le Brexit se poursuive. L’un des motifs du blocage est désormais bien connu. Une minorité conséquente du parti conservateur et le DUP (Democratic Unionist Party) s’opposent au « filet de sécurité » (backstop)[8] prévu par le projet d’accord. Il consiste à préserver – au terme de la période de transition fixée au plus tard au 31 décembre 2020 – une union douanière et réglementaire entre l’Irlande du Nord et l’UE tant que des solutions alternatives ne sont pas trouvées afin d’éviter le rétablissement d’une frontière physique sur l’île d’Irlande. Les opposants à cet arrangement avancent deux arguments : d’une part, le backstop serait susceptible de maintenir indéfiniment le Royaume-Uni dans une union douanière avec l’UE qui limiterait de jure sa souveraineté en matière de politique commerciale ; d’autre part, l’unité réglementaire entre l’Irlande du Nord et le sud de l’île favoriserait un rapprochement entre les deux Irlande au détriment de l’indivisibilité du Royaume-Uni.

 

Mme May, à l’occasion du compromis de Strasbourg, a tenté de minimiser ces risques en obtenant, selon elle, de nouvelles garanties juridiquement contraignantes quant à la possibilité de l’État britannique de s’extirper avec certitude du filet de sécurité. Le texte de la Commission daté du 11 mars explicite le contenu de l’article 5 de l’accord de retrait et l’article 2(1) du Protocole sur l’Irlande du Nord pour faire en sorte que les deux parties s’engagent de bonne foi à trouver un mécanisme de substitution au backstop avant juillet 2020. Des éléments ont été ajoutés afin d’en préciser les modalités. Le Gouvernement britannique aura enfin la possibilité de produire une déclaration unilatérale pour constater un éventuel échec des discussions sur la future relation et en tirer toutes les conséquences pour remplacer le filet de sécurité. Une telle décision ne pourra être mise en œuvre que si l’UE fait preuve de mauvaise foi dans les négociations.

 

La question juridique qui était posée à l’AG était de savoir si l’arrangement écartait absolument le risque d’un maintien indéfini du Royaume-Uni dans une union douanière avec l’UE. Dans son avis de trois pages du 12 mars, Geoffrey Cox admet que l’instrument de droit international qu’il a analysé contient des dispositions renforçant incontestablement la compréhension du protocole quant aux moyens de sortir du filet de sécurité. Il reconnaît que les parties sont liées par de nouvelles obligations. L’intention de mettre rapidement un terme au backstop, l’adjonction de modalités contraignantes pour y parvenir et la possibilité pour le Royaume-Uni d’adopter une décision unilatérale mettant fin aux négociations en cas de mauvaise foi de l’UE « réduisent le risque que le Royaume-Uni soit perpétuellement lié contre sa volonté par les stipulations du Protocole. » Geoffrey Cox ajoute que le souhait affirmé avec force par les deux parties d’écarter au plus vite le backstop doit aussi être pris en compte, même s’il ne s’agit là que de considérations politiques.

 

La conclusion de son expertise est néanmoins nuancée. Il explique que « le risque juridique » d’un maintien indéfini « demeure inchangé » puisqu’il sera difficile de démonter devant la commission d’arbitrage indépendante instituée par l’accord de retrait (art. 167 à 181) la mauvaise foi de l’autre partie dans sa façon de mener les négociations. Or, en dehors de ces circonstances, le Protocole ne donne aucune autre échappatoire au Royaume-Uni pour le dénoncer unilatéralement. Concrètement, cela veut dire que si les Britanniques et les Européens ne parviennent pas à surmonter l’impasse de la frontière irlandaise, la mauvaise foi ne pourra pas être invoquée et le filet de sécurité ne pourra que perdurer.

 

L’avis de Geoffrey Cox, personnalité favorable au Brexit et peu appréciée à Bruxelles, nous paraît néanmoins objectif et pleinement justifié en droit. Même si l’AG a tenté d’atténuer sa conclusion par la suite en indiquant que l’article 62 de la Convention de Vienne serait invocable pour sortir du filet de sécurité si ce dernier provoquait un changement fondamental de circonstances en provoquant une « déstabilisation sociale de l’Irlande du Nord », les adversaires de Theresa May s’en sont tenus à la version initiale, plus plausible. Lors du deuxième vote significatif, l’accord a donc été logiquement rejeté puisque les assurances exigées par une partie des conservateurs et du DUP n’avaient pas été obtenues.

 

Pour ceux qui s’étonnaient du manque de loyauté de Geoffrey Cox à l’égard de la Première ministre, il a rétorqué que sa réputation de Queen’s Counsel était plus importante que les pressions politiques. L’AG a sans doute fait preuve d’un certain courage en faisant prévaloir une vérité juridique qui a eu des implications politiques capitales. L’épisode de l’avis sur le compromis de Strasbourg permet de vérifier que, outre-Manche, l’opinion juridique d’un juriste de renom peut orienter le vote des parlementaires. L’AG, cette institution qualifiée parfois d’« irrationnelle » et d’« illogique » « fonctionne étonnamment bien, du fait principalement de l’intégrité de ceux qui en assument l’office »[9].

 

 

 

[1] L’Écosse dispose d’un Advocate General. Pour l’Irlande du Nord, si l’AG de l’Angleterre et du Pays de Galles occupe la fonction d’Advocate General for Northern Ireland, les services qui y sont attachés sont distincts de ceux de l’Angleterre et du Pays de Galles.

[2] Depuis le Law Officers Act de 1997.

[3] A and others v Secretary of State for the Home Department [2004] UKHL 56.

[4] Il est arrivé que soient nommés AG des avocats n’ayant pas encore obtenu la reconnaissance de Queen’s Counsel. (il manque une partie ici ?) du remaniement de juin 2014, Jeremy Wright  été désignés pour occuper les postes d’AG et de Solicitor General.

[5] Cette compétence de l’AG n’existe plus.

[6] Pour une liste détaillée des cas litigieux mettant en cause l’AG, voy. A. Samuels, Abolish the office of Attorney-General, Public Law, 2014, p. 609.

[7] The Governance of Britain A Consultation on the Role of the Attorney General, Cm 7192 ; Constitutional Affairs Committee, Inquiry into the Constitutional Role of the Attorney General, July 2007, HC 306.

[8] Article 6 du Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord.

[9] A. Samuels, p. 609.

Crédit photo: Portrait officiel de Geoffrey Cox par Chris Andrews, Creative Commons 3.0 Unported aucune modification