Pas de retraite pour l’obstruction : l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi instituant un système universel de retraite 2/2 Par Benjamin Fargeaud et Brice Lacourieux
Partie 2 : Les armes contre l’obstruction
III. Des réponses limitées à l’obstruction parlementaire
L’obstruction n’étant pas un phénomène nouveau, un arsenal a été progressivement développé pour y faire face, en particulier après l’épisode précédemment évoqué de 2006, que ce soit par la modification du Règlement, de la législation organique ou encore de la Constitution. Ces nouveaux outils, s’ils permettent de juguler en partie l’obstruction, ne se sont toutefois pas révélés décisifs.
Les pansements du Règlement de l’Assemblée
Quand de précédentes réformes du Règlement insistaient sur les droits de l’opposition ou les travaux de contrôle et d’évaluation, la réforme initiée par le président Ferrand en 2019 affichait clairement pour principal objectif de « rénover la procédure législative » pour faire face à la « surcharge d’activité » et la « saturation de l’ordre du jour ». Elle s’appuyait sur des statistiques éloquentes mettant en lumière la hausse continue du nombre d’amendements déposés[1], sans toutefois évoquer les causes de ce phénomène qui pourraient être recherchées du côté de l’ordre du jour très dense imposé par le gouvernement, des projets de loi hypertrophiés ou encore de la fin du cumul des mandats qui amène les députés à s’investir davantage dans le travail législatif.
Cette réforme n’est évidemment pas la première à tenter de « fluidifier » les débats en séance, comme en témoigne par exemple la réduction continue de la durée du temps de parole sur les motions de procédure. En revanche, elle pousse la logique à un niveau sans doute inédit, à un point tel qu’elle avait été votée en l’absence de l’opposition qui avait décidé de boycotter cette réforme non-consensuelle. Le but implicite était bien, sans passer par une révision de la Constitution, de contrer l’obstruction en tirant les enseignements du contrecoup parlementaire de l’affaire dite « Benalla ».
Depuis l’entrée en vigueur de la réforme en septembre 2019, les dispositions entrainant la réduction du temps de parole en hémicycle sont entrées dans les mœurs : suppression des motions de renvoi en commission et d’ajournement, réduction de la durée de défense des motions de rejet préalable et référendaire, limitation à un seul orateur par groupe lors de la discussion d’un article, fin des explications de vote sur les articles, etc.
Elle a aussi permis d’instaurer un vrai dispositif par lequel des amendements sans lien, « même indirect », avec le texte initial sont déclarés irrecevables (les fameux « cavaliers » au sens de l’article 98 RAN). Cela conduit les amendements déposés à passer un filtre supplémentaire en plus du filtre déjà radical – d’autant plus sur la réforme des retraites – de la recevabilité financière (article 89 RAN). La recevabilité « cavaliers », visant donc à écarter les amendements considérés comme sans lien, « même indirect », avec le texte en discussion, est toutefois à ce stade encore peu acceptée du fait de son caractère récent et faute de jurisprudence bien établie[2]. Elle n’était de toute manière, tout comme la recevabilité financière, pas de nature à freiner l’obstruction des groupes GDR et FI dans la mesure où la plupart de leurs amendements étaient de pures suppressions. Par définition, leur lien avec le texte en discussion était incontestable et ils ne créaient aucune charge supplémentaire.
Au-delà des outils déjà éprouvés, l’examen du projet de loi retraites a constitué le coup d’essai pour trois mesures récentes.
Premièrement, la réforme Ferrand comportait la possibilité, sur une série d’amendements identiques émanant d’un même groupe, de ne donner la parole qu’à un député de ce groupe pour les défendre. Dans une des nombreuses réserves émises dans sa décision relative à cette réforme du Règlement, le Conseil Constitutionnel avait estimé que le président de séance « ne saurait recourir à cette limitation que pour prévenir les usages abusifs ». Après quelques contestations, Richard Ferrand a réussi à faire accepter cette limitation, très utile en l’espèce pour contrer l’obstruction. L’indice permettant, selon le président, de définir l’« abus » résidait dans le fait que les amendements étaient identiques jusque dans leur exposé sommaire[3].
Deuxièmement, le Règlement permet désormais de retirer la parole lorsqu’un rappel au Règlement aurait le même objet qu’un précédent (article 88 RAN). Cette possibilité n’a pas été utilisée (si ce n’est pour ne pas donner la parole du tout), car couper le micro dans certaines situations revient à prendre le risque d’envenimer un débat déjà difficile. Cette mesure entre en outre en concurrence avec une autre limitation : les rappels au Règlement émanant de députés d’un même groupe et qui remettent en cause l’ordre du jour peuvent être refusés (alinéa 3 de l’article 58 RAN). Dans les faits, les présidents de séance ont plutôt choisi de laisser la parole à un orateur par groupe pour faire un rappel au Règlement sur un même sujet.
Troisièmement, les suspensions de séance de droit sont désormais limitées à deux par groupe et par séance, là où elles étaient auparavant illimitées (alinéa 5 de l’article 58 RAN). Cette restriction n’a quasiment pas eu à être appliquée dans la mesure où les groupes GDR et LFI pouvaient déjà provoquer, à eux deux, quatre suspensions par séance. Elle a toutefois été utilisée une fois, le deuxième jour des débats, Richard Ferrand assurant lui-même la présidence de la séance. Les limites de cet outil ont alors été démontrées. Ayant atteint son quota de suspension, le groupe GDR avait vu sa troisième demande de suspension mise aux voix, comme le prévoit le Règlement. Le député GDR Fabien Roussel a alors immédiatement demandé un scrutin public, obligeant ainsi l’Assemblée à patienter durant les cinq minutes réglementaires d’attente avant le scrutin. Malgré son résultat négatif, le scrutin public sur une suspension a ainsi conduit de facto à une suspension de cinq minutes. Cette faille aurait pu conduire à une obstruction infinie si le président Richard Ferrand n’avait pas refusé les demandes suivantes au motif qu’elles visaient « à détourner la règle ».
Il apparait que certaines armes de la dernière réforme du Règlement ont été utilisées avec parcimonie car leur application n’aurait fait qu’accentuer la tension dans des débats déjà électriques. La moindre étincelle pouvait être génératrice d’incidents concourant à ralentir encore les débats. Par ailleurs, leur emploi aurait inévitablement prêté le flanc aux accusations de bâillonnements, lesquelles pèsent lourd dans la bataille de communication engagée entre l’opposition et la majorité. En réalité, les mesures qui corsètent l’obstruction procédurale ne sont que théoriques : le président de séance est seul maître à bord. Malgré leur différence, tous ceux qui se sont succédés – y compris Richard Ferrand – ont volontairement laissé filer les débats au-delà de ce que leur permettait le Règlement. Comme pour les rappels au Règlement, ils ont eu tendance à laisser intervenir un orateur par groupe pour répondre au rapporteur et au Gouvernement. Ce qui, avec huit groupes parlementaires, entraine potentiellement 16 minutes de débat par amendement ou bloc d’amendements identiques, en plus des deux minutes de défense par l’auteur de l’amendement et des avis du Gouvernement et du rapporteur. Il est aisé de constater que ce rythme n’est pas de nature à décourager l’obstruction.
C’est sans doute également pour renforcer l’acceptabilité du débat – y compris au regard des principes constitutionnels de clarté et de sincérité – que la Conférence des présidents avait fixé une liste d’une quinzaine d’articles sur lesquels les prises de parole pouvaient être de deux par groupe au lieu d’une. Ici encore, il s’agissait surtout d’éviter de tendre les échanges.
Toute initiative visant à accélérer les débats peut conduire à des contestations rapidement contreproductives pour l’examen du texte. C’est ce qu’a illustré l’échec de la tentative du président de Richard Ferrand de faire « tomber » environ 1000 amendements sémantiques portant sur des intitulés de chapitre et considérés comme ayant un « objet identique » avec d’autres amendements déjà rejetés. Devant la bronca suscitée par l’application d’une pratique présentée par la présidence de séance comme « constante » mais visiblement peu connue et peu appliquée, le président de l’Assemblée a finalement choisi de renoncer.
Ainsi, à l’exception notable de la prise de parole unique pour défendre les amendements identiques, la dernière réforme du Règlement ne semble pas avoir changé la donne et illustre l’impuissance du Règlement face à une volonté forte de l’opposition de bloquer les débats. Le Gouvernement a alors dû se tourner vers les outils du parlementarisme rationalisé.
Les armes du parlementarisme rationalisé
Le parlementarisme rationalisé réserve au Gouvernement un certain nombre d’armes en matière de procédure législative. Ces dernières ont toutefois été pensées davantage pour permettre au Gouvernement de faire prévaloir ses vues dans le débat parlementaire que pour faire face à des situations d’obstruction.
L’alinéa 2 de l’article 44 de la Constitution permet ainsi au Gouvernement de s’opposer, après l’ouverture du débat, à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission. Son emploi aurait permis au Gouvernement de faire obstacle à la multiplication des sous-amendements au fur et à mesure de l’avancement du débat. Son efficacité aurait toutefois été limitée, puisqu’il aurait été sans effet sur la grande majorité des amendements en débat.
Quant au vote bloqué prévu par l’alinéa 3 de l’article 44 de la Constitution, il aurait certes permis au Gouvernement de faire l’économie d’un certain nombre de votes. Il n’aurait néanmoins pas permis de faire l’économie de la discussion des amendements. Ici encore, le gain de temps était donc limité.
Enfin, les alinéas 4 et 5 de l’article 95 du Règlement permettent notamment au Gouvernement d’organiser les débats en appelant par priorité la discussion de certains amendements ou articles du projet de loi. La durée du débat n’en aurait toutefois pas été substantiellement affectée tandis que l’opposition aurait pu reprocher au Gouvernement de faire un « tri » dans les amendements amenés en discussion.
Il ne restait donc guère que l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. L’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un texte ayant pour conséquence de suspendre les débats à effet immédiat, cette procédure qui n’avait pas été pensée pour cela est rapidement apparue comme la plus à même de mettre fin de manière radicale à toute obstruction parlementaire. Victoire à la Pyrrhus, cette procédure ne peut toutefois que difficilement être considérée comme un remède à l’obstruction dans la mesure où elle met fin au débat. Son usage est d’ailleurs devenu l’enjeu d’un combat médiatique, l’opposition ayant beau jeu de dénoncer le « passage en force » du Gouvernement. Ce dernier a ainsi temporisé durant deux semaines avant de finalement se décider à user d’une arme aussi efficace qu’embarrassante.
Le recours au temps législatif programmé
La solution la plus raisonnable est connue de longue date et consiste en « l’organisation des débats » dans le but de rationaliser la discussion parlementaire. La fixation de la durée maximale de l’examen d’un texte et la répartition en amont du temps de parole par groupe a en effet pour conséquence d’éliminer, au moins en théorie, l’obstruction. La parole est alors refusée aux membres d’un groupe ayant épuisé son temps de parole, tandis que les amendements déposés par les membres de ce groupe sont mis aux voix sans débat. Cette procédure, connue sous le nom de temps législatif programmé, est prévue par l’article 55 du Règlement. Bien que redécouverte en 2009, la procédure n’est pas nouvelle et existait déjà sous la IVe République sous la forme du « débat organisé ». Hier[4] comme aujourd’hui[5], une partie de la doctrine parlementaire y voit la meilleure manière de concentrer la discussion parlementaire sur les questions les plus importantes ou pour contrer les velléités d’obstruction.
En l’espèce, le temps législatif programmé n’a toutefois pas pu être mis en œuvre[6]. Pour que cette procédure soit de droit, il fallait en effet qu’un délai de six semaines soit observé entre le dépôt du texte et sa discussion en première lecture. Le Gouvernement et la majorité ayant fait le choix d’un calendrier plus serré, les présidents des groupes d’opposition ont pu, en application de l’alinéa 14 de l’article 49 du Règlement, s’opposer à la proposition du président de l’Assemblée nationale de déterminer une durée de 120 heures pour le débat en séance.
La procédure de temps législatif programmé n’a ainsi pas eu l’occasion de faire la démonstration de son efficacité face à une franche volonté d’obstruction de l’opposition. Cette efficacité, évidente sur le papier, demande toutefois à être vérifiée en pratique. Si l’opposition aurait sans doute été amenée à modifier sa stratégie, il n’est pas évident de conclure a priori que l’obstruction puisse être réellement neutralisée. L’emploi du temps législatif programmé donne ainsi régulièrement lieu à contestation et accrochage. La procédure prévoit des facultés d’octroi de temps supplémentaire que les groupes tentent évidemment de faire jouer. Enfin, le temps législatif programmé n’empêchera pas les rappels au Règlement qui ne sont, en principe, pas décomptés du temps de parole alloué à chaque groupe. Il sera donc intéressant d’observer les conditions d’examen du texte, si le temps législatif programmé est mis en œuvre, lorsqu’il reviendra devant l’Assemblée nationale en nouvelle lecture.
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De l’examen du projet de loi instituant un système universel de retraite, il est possible de tirer quelques conséquences quant à la forme que prend désormais l’obstruction dans le débat parlementaire. Cette dernière a pour premier objectif de retarder l’adoption d’un texte en mettant en échec les délais prévus par le Gouvernement et la majorité. Elle a pour objectif secondaire de déplacer le débat sur le terrain médiatique en utilisant l’hémicycle comme caisse de résonance. Pour atteindre ce but, les moyens de procédure ne jouent plus qu’un rôle secondaire, seul le dépôt massif d’amendements permettant réellement de ralentir les débats. Si l’acte d’amender demeure un droit individuel et sacré pour le parlementaire, le droit d’amendement restera donc le dernier refuge de l’obstruction. Le seul rempart à cette dernière est peut-être la procédure du temps législatif programmé. Encore faut-il que cette dernière fasse ses preuves, aucune astuce du Règlement ne pouvant compenser l’altération des pratiques parlementaires et les profondes divisions politiques du pays.
Benjamin Fargeaud, Collaborateur parlementaire, docteur en droit public et chargé d’enseignement à l’université Paris II Panthéon-Assas et à l’université de Strasbourg
et Brice Lacourieux, Collaborateur de groupe parlementaire, co-auteur du blog Les Cuisines de l’Assemblée
[1] Voir notamment l’exposé des motifs de la proposition de résolution tendant à modifier le Règlement de l’Assemblée nationale, texte n° 1882, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 avril 2019, http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b1882_proposition-resolution-europeene
[2] Sur le même sujet, cf. https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2019/11/07/amendements-cavaliers-le-grand-malentendu/
[3] Sur le même sujet, cf. https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2020/02/19/reforme-des-retraites-les-armes-anti-obstruction/
[4] Marcel Prélot, op.cit., fascicule IV, p. 87.
[5] Pierre Avril, Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel, op.cit., p. 236.
[6] Sur cette absence de recours au temps législatif programmé, voir http://blog.juspoliticum.com/2020/03/04/un-49-3-comme-resultat-dune-impatience-gouvernementale-par-jean-jacques-urvoas/
Crédit photo: Jacques Paquier, Flickr, CC2.0, aucune modification