Un dixième groupe à l’Assemblée : risque d’embolie pour la démocratie parlementaire ?

Par Jean-Félix de Bujadoux, Alexis Fourmont, et Benjamin Morel

<b> Un dixième groupe à l’Assemblée : risque d’embolie pour la démocratie parlementaire ? </b> </br> </br> Par Jean-Félix de Bujadoux, Alexis Fourmont, et Benjamin Morel

La « décomposition » semble succéder à la « recomposition » née des élections de 2017 avec la création d’un 10e groupe politique à l’Assemblée nationale. Loin d’être anecdotique, cette involution ressuscitant le monde d’avant-hier ne sera pas sans conséquence sur le fonctionnement concret de l’Assemblée nationale et des groupes tant d’opposition que minoritaires. Le partage des moyens matériels va limiter l’efficacité des groupes déjà assez faiblement dotés au sein des assemblées françaises. Par ailleurs, la clarté des débats et la place laissée à l’opposition dans les travaux pourraient être les grandes victimes des deux dernières années de la législature.

 

With the creation of a 10th political group at the National Assembly, « decomposition » seems to follow the « recomposition » resulting from the elections. Far from being anecdotal, this involution resurrecting the world of the day before yesterday will affect the concrete functioning of both the National Assembly as well as opposition and minority groups. The allocation of material resources will limit the effectiveness of the groups that are already rather weakly endowed within the French assemblies. Moreover, the clarity of the debates and the place left to the opposition in the proceedings could be the great victims of the last two years of the legislature.

 

Par Jean-Félix de Bujadoux, docteur en droit public de l’Université Paris II

Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris I

Benjamin Morel, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris II

 

 

« La Chambre est atteinte de “groupite”, de manie scissionnaire ; elle disperse sa matière en une infinité de groupes »[1] écrivaient, au début des années 1930, Joseph Barthélemy et Paul Duez. Avec la création d’un dixième groupe, un record non battu depuis 1936, la XVe législature semble que jamais renouer avec ces vieilles habitudes.

 

Depuis leur reconnaissance dans le Règlement de la Chambre des députés en 1910, les groupes ont été extirpés de la « préface secrète » du travail parlementaire, dont parlait Eugène Pierre dans son Traité. Ayant instillé une forme de « collectivisation » des activités parlementaires, les groupes répondent à « des questions d’organisation interne des assemblées »[2] et révèlent, en outre, « la physionomie politique »[3] de la chambre où ils siègent. Selon la formule de Vincent Auriol, « ils contribuent à la clarté politique, à l’ordre parlementaire »[4].

 

Transformer un parlementarisme libéral, marqué par une conception individualiste du mandat, hérité du XIXe siècle en un « parlementarisme dirigé »[5], propre à ordonnancer le travail législatif et les débats au sein des assemblées par le biais, entre autres organes collectifs, des groupes politiques a été un enjeu majeur pour le régime parlementaire français au XXe siècle. Pour y parvenir, les promoteurs de ce parlementarisme « ordonné », faute d’espérer pouvoir réguler le fonctionnement de l’institution grâce aux seuls partis à l’instar du Parlement de Westminster, ont privilégié le recours à l’ingénierie. C’était chercher à établir par le droit ce qui ne pouvait être assuré dans les assemblées par la pratique politique.

 

Sur fond d’avènement du parlementarisme rationalisé en Europe après la Première, puis la Seconde Guerre mondiale, une véritable rationalisation infra-constitutionnelle s’est déployée dans les règlements successifs de la Chambre des députés et de l’Assemblée nationale sur deux axes concordants : l’attribution de prérogatives toujours plus importantes aux groupes politiques ; le renforcement progressif des contraintes pesant sur leur constitution, en particulier à partir de la réforme du Règlement de la Chambre des députés du 10 juin 1932, après que la précédente législature ait compté pas moins de 16 groupes. Les pouvoirs octroyés aux groupes sont, en effet, allés croissants, notamment en matière de fixation de l’ordre du jour, d’organisation des commissions ou des débats législatifs et d’interpellation[6]. Dans le même temps, le nombre de députés requis pour créer un groupe n’a cessé d’augmenter : 14 dans le Règlement de 1947[7], 28 dans la réforme votée, le 6 décembre 1957, à la fin de la IVe République, puis 30 dans le Règlement de 1959 dans une Assemblée nationale où le nombre de députés avait significativement diminué, avec toujours en ligne de mire l’objectif d’une adéquation parfaite entre groupes et partis politiques. En définitive, malgré certains travers, les groupes politiques ont incontestablement contribué à améliorer le fonctionnement de l’institution parlementaire au XXe siècle.

 

C’est avec ce double mouvement combinant attributions renforcées pour les groupes et contraintes organisationnelles qu’a rompue significativement la révision constitutionnelle de 2008, déclinée dans la réforme du Règlement de l’Assemblée de 2009. Pour la première fois, concomitamment, les prérogatives des groupes ont été accrues, en particulier celles des groupes d’opposition et minoritaires, tandis qu’on faisait descendre à 15 le nombre de députés requis pour en constituer un, après une première réduction à 20, en 1988, pour préserver, à l’époque, l’existence du groupe communiste. On a fait le pari que 50 années de rationalisation du parlementarisme avaient suffisamment fait évoluer les mœurs et les comportements politiques pour pouvoir, désormais, en atténuer les rigueurs sans risque véritable de multiplier les groupes. Avec ce dixième groupe qui vient d’être créé à l’Assemblée nationale, ce pari semble perdu. Cette fragmentation implique des conséquences sur l’organisation matérielle (I) et politique (II) de l’Assemblée nationale.

 

 

1. Un ébranlement de l’organisation matérielle du travail parlementaire

Les premières difficultés impliquées par la multiplication des groupes sont d’ordre matériel. Les ressources allouées à ces derniers seront tout d’abord réparties, non plus entre huit formations, mais entre dix, ce qui aura pour conséquence de limiter les marges de manœuvre des groupes préexistants. En raison de l’exiguïté (relative) du Palais Bourbon, des difficultés naîtront également de l’attribution (de droit) de locaux aux deux nouveaux groupes. À cet égard, on se souviendra que le groupe Libertés et territoires avait été amené à siéger durant quelques mois au sein des préfabriqués de la cour Sully, la majorité se justifiant alors par un objectif manque de place. La question est de savoir quel groupe en héritera (au moins transitoirement).

 

Par ailleurs, la question de la division politique de l’hémicycle se posera à nouveaux frais. Sur ce point, la place « centrale » revendiquée par le groupe Libertés et territoires depuis octobre 2018 ne lui a toujours pas été octroyée au sein de la salle des séances. Cette situation de dispersion des députés d’une même formation aux quatre coins de l’hémicycle résultant de leurs anciennes appartenances partisanes révèle une forme de « minorisation de la minorité »[8]. Or l’attribution d’un secteur propre à chaque groupe suivant son positionnement sur l’échiquier politique se défend, si l’on adopte une perspective comparatiste à la fois dans le temps et dans l’espace. Mais les spécificités des cultures politiques des chambres parlementaires sont à ce point prégnantes qu’un nouveau groupe aurait pleinement été intégré dans l’hémicycle du Bundestag, ainsi que dans celui du Sénat, tandis qu’il ne le sera peut-être jamais au Palais Bourbon, faute d’accord entre les groupes.

 

Loin d’être totalement anecdotique, la question de la répartition des secteurs de la salle des séances recèle des enjeux éminemment politiques, liés pour partie à l’éventuelle retransmission des débats dans les médias et, par suite, à la visibilité des élus dans l’espace public. À cet égard, la lettre du règlement de l’Assemblée nationale est faussement claire, son article 22 disposant qu’« après constitution des groupes, le président de l’Assemblée réunit leurs représentants en vue de procéder à la division de la salle des séances en autant de secteurs qu’il y a de groupes, et de déterminer la place des députés non-inscrits, par rapport aux groupes ». Par-delà cette formule très générale, des incertitudes ne manquent pas de se faire jour, l’absence de mention de tout délai s’avérant de nature à entraver le processus lorsqu’un groupe est fondé au cours d’une législature.

 

 

2. La fragmentation de l’ordre politique à l’Assemblée

Plus fondamentalement, l’existence de dix groupes à l’Assemblée nationale est susceptible de déboucher sur une certaine « balkanisation »[9] de la vie parlementaire. Une redistribution des places au sein des organes de direction et de travail de l’Assemblée nationale sera nécessaire, afin que leur composition reflète la représentation proportionnelle des groupes.

 

Mais tandis que certaines instances sont renouvelées au début de chaque session ordinaire, la composition de certaines autres est fixée au commencement de la législature. S’agissant du premier cas de figure, tel sera notamment le cas du Bureau (art. 10 RAN) d’une part, ainsi que des commissions permanentes (art. 37, al. 2 RAN) d’autre part. Le groupe Libertés et territoires avait dû patienter jusqu’à octobre 2019, soit une année. En l’espèce, les deux nouvelles formations bénéficieront de la reconfiguration de ces instances d’ici à l’automne. Quoique la lettre de l’article 38, alinéa 3 RAN prévoit qu’« un député qui cesse d’appartenir au groupe dont il faisait partie lors de sa nomination comme membre d’une commission permanente cesse de plein droit d’appartenir à celle-ci », la pratique diffère notablement : ainsi, en vertu d’un usage, les membres des deux nouveaux groupes pourront conserver jusqu’à la prochaine session ordinaire les sièges en commission qu’ils détenaient jusqu’alors au titre de leurs appartenances passées. Ce système de la composition des commissions à la représentation proportionnelle des groupes, expliquait autrefois Jean Jaurès, n’est pas seulement la garantie des minorités, mais aussi la garantie des majorités. Du reste, les présidences des commissions (hormis celle des finances) continueront d’être l’apanage de la majorité.

 

Concernant le second cas de figure, il est possible d’évoquer la Commission des affaires européennes, les délégations, ou encore la Cour de justice de la République, dont la composition est établie définitivement en début de législature. Il en va de même du partage des présidences des groupes d’amitié. Sur le fondement de règles non-écrites, la répartition à la proportionnelle des groupes originellement entérinée ne saurait être remise en cause d’ici au terme de la législature, y compris en cas d’apparition de nouveaux groupes durant cette même législature. Ainsi, si un président de groupe d’amitié désormais membre du groupe Libertés et territoires démissionnait de son mandat de président de groupe d’amitié, alors la fonction reviendrait normalement à un parlementaire du groupe politique qui l’a fait élire, plutôt qu’à un député Libertés et territoires, conformément au partage négocié au début de la législature. Certes, quatre parlementaires de ce nouveau groupe président des groupes d’amitié, soit à peu près autant que La France insoumise et la Gauche démocrate et républicaine, mais c’est au titre de leurs appartenances précédentes et cela tient au hasard.

 

Pas toujours adaptées, les étiquettes juridiques paraissent par ailleurs aller à l’encontre de la réalité. L’hétéroclite catégorie des groupes minoritaires introduite par la réforme constitutionnelle de 2008 obscurcit l’identification de l’opposition parlementaire plus qu’elle ne la règle[10]. Elle pourrait même compromettre le processus de décision des assemblées, ainsi que la situation des adversaires du Gouvernement. La prolifération des groupes minoritaires affiliés à la majorité pourrait effectivement avoir pour conséquence de dépouiller de l’essentiel de leurs droits les groupes d’opposition, puisque l’article 51-1 CF n’établit aucun monopole à leur bénéfice. D’ailleurs, les nouveaux groupes seront immédiatement intégrés à la répartition du temps de parole dans les discussions générales, des questions au Gouvernement, ainsi que des explications de vote sur un projet ou une proposition. Leur président respectif est habilité à siéger à la Conférence des présidents, en plus de disposer des pouvoirs de solliciter la vérification du quorum, une suspension de séance, un scrutin public, ou encore un temps législatif programmé d’une durée minimale et, une fois par session, d’une durée exceptionnelle. La rationalisation juridique des débats sera probablement entravée par la « dérationalisation »[11] politique à l’œuvre au sein de l’Assemblée nationale.

 

Ainsi l’espace originellement réservé à l’opposition est-il susceptible de se réduire à l’excès. Tel est d’autant plus le cas qu’à partir de l’ouverture de la prochaine session les deux nouveaux groupes obtiendront un droit de tirage en matière d’enquête et de mission d’information, ainsi qu’une journée de séance réservée à un ordre du jour établi par leurs soins et l’inscription d’un sujet d’évaluation et de contrôle de leur choix au cours des semaines de contrôle. Ainsi les groupes d’opposition devront-ils partager leurs jours de séance mensuels d’initiative parlementaire avec Écologie, démocratie, solidarité d’une part et Agir ensemble de l’autre. « Or, comme le pressentait Georges Bergougnous, plus les groupes minoritaires sont nombreux, plus ils préemptent du temps de parole ou de jours de séance »[12]. Ainsi cette démultiplication des groupes minoritaires sera-t-elle sans doute tant une richesse démocratique qu’« un facteur de congestion des assemblées, déjà proches de l’embolie »[13].

 

Cette fragmentation de l’Assemblée nationale avec des groupes ne représentent pas nécessairement le prolongement d’un parti témoigne d’une vive « dérationalisation » politique susceptible d’ébranler les cadres juridiques du travail parlementaire et les « automatismes » nés de l’émergence du fait majoritaire et de la discipline partisane en France à partir de 1962. Avec 10 groupes, il se peut que le « suspense » politique qui s’évanouissait jusqu’à la dernière législature dans les méandres de la discipline partisane renaisse, à telle enseigne que l’exécutif pourrait être tenté de s’affranchir de sa culture traditionnellement « autoritaire » consistant à imposer ses vues au Parlement, en négociant davantage avec ses soutiens et ses opposants. Peut-être y a-t-il là une perspective de régénération de la VRépublique qui finirait par substituer au « parlementarisme négatif »[14] des origines une variante plus « positive », dans le cadre de laquelle la vocation des chambres serait moins réactive, voire moins acclamative, des initiatives prises par les organes exécutifs ?

 

 

[1] Joseph Barthélémy et Paul Duez, Traité de Droit constitutionnel, Dalloz, 1933, p. 540, réédition Les Éditions-Assas, 2004.

[2] Jean-Pierre Camby, « Le droit parlementaire, droit de la minorité ? », in Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2002, p. 424.

[3] Jules Louis Breton (Parti socialiste français), JO débats, Chambre des députés, séance du 10 juin 1932, p. 2290.

[4] JO débats, Assemblée nationale constituante, séance du 31 janvier 1946, p. 194.

[5] Nicolas Roussellier. « Gouvernement et Parlement dans l’entre-deux-guerres », in Marc-Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir), Serviteurs de l’État, une histoire de l’administration française 1875-1945, Éditions La Découverte, 2000, p. 119.

[6] Voir notre texte : Jean-Félix de Bujadoux, « L’institutionnalisation et l’affirmation des groupes parlementaires : un révélateur de la mutation du parlementarisme à l’œuvre sous la République parlementaire (1910-1958), in Élina Lemaire (dir), Les groupes parlementaires, IFJD, 2019, p. 105 sq.

[7] Sous la IIIe République, il n’y avait pas de nombre de députés requis pour pouvoir constituer un groupe, mais la grande réforme du Règlement du 22 janvier 1935 avait réservé certaines prérogatives aux groupes composés d’au moins 25 députés.

[8] Alexis Fourmont, « Un nouveau groupe politique à l’Assemblée : les places ou la place ? », Petites Affiches, n° 103, 2019, p. 10-15.

[9] Georges Bergougnous, « La multiplication du nombre de groupes parlementaires : pluralisme ou balkanisation de la représentation nationale ? », Constitutions, 2018, n° 3, p. 376.

[10] Sur ce point, voir notre thèse : Alexis Fourmont, L’opposition parlementaire en droit constitutionnel. Étude comparée : France-Allemagne, LGDJ, 2019.

[11] Selon la formule d’Olivier Rozenberg (« De la difficulté à être un Parlement normal », in Olivier Duhamel (dir.), La VRépublique démystifiée, Presses de Sciences Po, 2019, p. 59-65).

[12] « Les nouvelles dispositions constitutionnelles et du règlement de l’Assemblée nationale (RAN) à l’épreuve de la constitution des groupes politiques », Constitutions, 2012, n° 3, p. 416.

[13] Georges Bergougnous, « La multiplication du nombre de groupes parlementaires : pluralisme ou balkanisation de la représentation nationale ? », p. 376.

[14] Armel Le Divellec, « Vers la fin du “parlementarisme négatif” à la française ? », Jus politicum, n° 6, 2011.

 

 

Crédit photo: Assemblée nationale