Bundestag et parlementarisme allemand en temps d’exception

Par Philipp Amthor

<b> Bundestag et parlementarisme allemand en temps d’exception </b> </br> </br> Par Philipp Amthor

« Crises are generally considered to be moments of executive authority – However, in the parliamentary system of government defined by German Basic Law, governance is not only a matter for the executive, but also for the legislative branch. The impacts of the pandemic also affected the German Bundestag, which had to provide an appropriate protection concept for its 709 members – a novelty in parliamentary practice. With fairly conventional means such as distance rules, pairing procedures and the use of videoconferencing, the Bundestag was able to maintain parliamentary operations and thus to ensure its functionality and ability to act even in exceptional times. »

 

Les temps de crise sont généralement considérés comme des moments forts du pouvoir exécutif. Dans le cadre de la Loi fondamentale allemande, le Parlement est néanmoins un autre acteur déterminant de la direction de l’Etat. Pour maintenir ses capacités de fonctionnement en dépit des bouleversements liés à la pandémie, le Bundestag allemand a notamment dû développer un plan de protection approprié pour ses 709 membres – une nouveauté pour la pratique parlementaire. Le recours à des mesures plutôt traditionnelles telles que les règles de distance, les procédures de « pairing » et la vidéoconférence, il a pu maintenir les procédures parlementaires et ainsi assurer sa fonctionnalité et sa capacité à agir, même en temps d’exception.

 

Par Philipp Amthor, membre du Bundestag et rapporteur du groupe parlementaire CDU/CSU pour le droit constitutionnel et administratif au sein de la commission de l’intérieur et de la patrie. Il remercie son attaché parlementaire Hannes Schneider pour des discussions enrichissantes. Le texte a été traduit par Maximilian Gerhold (Passau), en collaboration avec Aurore Gaillet (UT1)

 

 

 

I. Un impératif d’adaptation pour préserver l’équilibre du parlementarisme allemand

Le fonctionnement de l’État de droit et la sensibilité pour le parlementarisme doivent faire leurs preuves en périodes de normalité comme en temps de crise. Face au virus Covid-19, l’Allemagne et le Bundestag ont affronté une situation d’exception transformant la crise multidimensionnelle en épreuve pour la démocratie parlementaire. Les mesures sanitaires édictées pour minimiser la propagation du virus ont notamment été les plus restrictives en matière de libertés fondamentales jamais appliquées depuis 1949. Elles ont produit d’importantes conséquences pour l’État, la société et l’économie. Pour le Parlement, les sollicitations ont été très fortes. Il lui revenait en effet d’assumer sa part de responsabilité pour la direction de l’État tout en demeurant un forum pour le débat public, dimension déterminante au regard des controverses suscitées par le confinement au printemps 2020. Dans ce cadre, il apparaît que le Bundestag a relevé le défi, en demeurant le lieu d’importants débats à l’apogée de la crise[1]. Plus encore, une multitude de propositions de loi ont été déposées[2], tendant à contrer et atténuer les conséquences de la crise au plan économique et social[3], à adapter aux circonstances le droit procédural en matière civile et pénale[4] ou encore à améliorer la situation sanitaire et intervenir dans le financement des hôpitaux[5]. S’ajoute une loi de finances rectificative (Nachtragshaushalt)[6], accompagnant le plan de relance portant suspension exceptionnelle du frein d’endettement constitutionnel[7] et l’établissement d’un fond de stabilité économique[8]. C’est précisément en s’adaptant à la situation que le Bundestag assume sa part de responsabilité, en préservant le plus possible l’équilibre du régime parlementaire allemand.

 

L’impératif constitutionnel d’un Parlement conscient de son rôle demandait à être concilié avec la protection des 709 députés, sans compter les nombreux attachés et fonctionnaires parlementaires. Les mesures générales de restriction de contact ont été proches de celles connues des Français. Mais que faire du grand lieu de rassemblement que constitue le Parlement ?

 

 

II. Des solutions concrètes pour adapter la vie quotidienne dans l’hémicycle

1. Un Parlement de crise pour la situation pandémique : débat autour d’une révision constitutionnelle

L’absence massive de députés pour des raisons de santé, les empêchant d’exercer leur mission, a fait craindre que le Bundestag perde sa réactivité. La question s’est alors posée de savoir s’il fallait réviser la Constitution afin de permettre la réunion d’un Parlement à taille réduite.[9] Cet appel au pouvoir constituant dérivé s’explique par le fait que la Loi fondamentale ne reconnaît pas à l’exécutif la compétence pour édicter des règles générales en période de crise ou pour prendre des mesures spécifiques prévenant des troubles à la sécurité intérieure ou à l’ordre public – ce qui distingue la Loi fondamentale de la Constitution Française[10]. La Constitution allemande ne prévoit en effet la réunion d’un « parlement de guerre » que pour les états de crise (art. 53a, 115a, 115e LF). Cette exception fut du reste controversée dès sa création et, heureusement, jamais mise en vigueur[11]. Elle permet la réunion d’un comité commun de 48 députés du Bundestag et de 16 membres du Bundesrat. Se référant à ces dispositions (not. état de défense art. 115a), certains ont considéré qu’elle aurait pu être adaptée pour envisager un Parlement « pandémique » (art. 53b LF nouvelle version)[12]. La défiance historique des Allemands envers les régimes d’exception, la réticence opportune à réviser la Loi fondamentale précipitamment et la difficile mise en œuvre de l’art. 79 al. 2 LF (procédure de révision) ont conduit les groupes parlementaires à écarter une telle révision constitutionnelle (à l’occasion d’échanges informels). La proposition de révision n’a jamais été déposée. Au lieu d’une révision constitutionnelle complexe, que la population aurait en outre perçu comme un signe d’alarme, les groupes parlementaires ont recouru au droit du Parlement d’organiser ses propres affaires (art. 40 al. 1 LF), en apportant des modifications temporaires au règlement intérieur du Bundestag.

 

2. Réduire le contact

Pour maintenir le fonctionnement du Bundestag dans sa qualité d’organe constitutionnel en temps pandémique tout en réduisant le risque sanitaire pour les députés, le président du Bundestag, s’appuyant sur un accord avec les groupes parlementaires, a ordonné des mesures visant à garder une certaine distance entre personnes ou à limiter le nombre de chaises dans l’hémicycle pendant les séances et votes. Ces mesures ne sont pas dotées d’un caractère justiciable mais appellent à la responsabilité de tout député. Pour les séances plénières ou en commission, chaque groupe parlementaire a notamment attribué des heures de présence à chaque député. De même, pour les votes personnels, qui rendent la présence de chaque député obligatoire, une période plus longue est privilégiée (jusqu’à une heure et non quelques minutes), avec des urnes plus nombreuses et mieux placées dans le foyer et l’hémicycle. De plus, les groupes parlementaires ont décidé d’organiser leurs diverses réunions (des députés d’un Land ou spécialistes pour une matière) en conférences téléphoniques ou audiovisuelles, plus tard remplacées partiellement par des « formes hybrides », constituées par la présence et la participation audiovisuelle.

 

Le Bundestag a par ailleurs raccourci largement les semaines de séance et accéléré les procédures législatives en cours : quelques jours de séance au printemps; tandis que quelques commissions ont renoncé à siéger. Le vote d’une loi, nécessitant normalement trois lectures – la deuxième peut suivre la première après l’écoulement d’un jour au minimum[13] – se déroule aujourd’hui en une journée, avec trois lectures successives.[14] C’est ainsi que les décisions cruciales, telles celles relatives aux paquets économiques (d’un volume de 580 milliards d’euros) ont été débattues en présence et temps réduit. Il faut néanmoins considérer que les groupes parlementaires de la majorité[15] ont largement analysé et délibéré les projets à l’avance. Une telle accélération des procédures parlementaires n’est pas incompatible avec la Loi fondamentale[16].

 

3. Le quorum : « Pairing » et modification du règlement intérieur

Le quorum de présents requis pour les votes (« plus que la moitié de ses membres en nombre de séance »)[17] est présumé acquis par le droit parlementaire et n’est vérifié que sur demande[18]. Afin de représenter les rapports de forces issues des élections législatives même lorsque le quorum n’est pas atteint, les groupes parlementaires se sont entendus sur une procédure informelle de « pairing »[19] : celle-ci consiste à pallier chaque absent de la majorité par un absent de l’opposition. Reste que cette procédure trouvait son fondement dans la seule bonne volonté des groupes parlementaires. Elle était en outre considérée comme un risque pesant sur le fonctionnement du Bundestag, permettant aussi à l’opposition de faire obstacle au vote de projets de loi par une simple demande de vérification du quorum. S’ensuit en effet une suspension de séance[20] et un report du scrutin. Si ces craintes n’ont finalement pas été avérées[21], les groupes parlementaires ont décidé de modifier le règlement intérieur de manière formelle[22]. Cela a permis de réduire de moitié le quorum, tant pour les séances plénières (§ 126a al. 1 GO-BT) que pour les commissions (§ 126a al. 2 GO-BT) – dispositions valables jusqu’au 30 septembre 2020.

 

4. La numérisation : Les séances et votes avec une participation en ligne

En raison du risque avéré de contagion au sein du Bundestag, on s’est bien sûr demandé si les séances plénières ou en commission pouvaient se tenir à distance, en recourant aux moyens de communication moderne – pratique déjà courante pour les réunions au sein des groupes parlementaires. La pratique était du reste déjà expérimentée par quelques Parlements des Länder et par le Parlement Européen (notamment pour tenir compte des restrictions de voyages imposées par certains États membres).

 

Pour les séances plénières, les groupes parlementaires ont désigné quelques députés présents pour les interventions, les autres étant connectés en ligne[23]. Des voix se sont cependant immédiatement élevées pour exposer leurs réserves contre une numérisation étendue du travail parlementaire, réserves fondées sur le droit constitutionnel et développées dans la doctrine depuis longtemps. Il s’agit surtout de savoir si le principe de publicité parlementaire (art. 42 al.1 ph. 1 LF) impose une présence physique des députés[24]. Ces préoccupations ont trouvé un écho récent dans un avis du service scientifique du Bundestag, selon lequel les réunions et votes virtuels ne seraient possibles qu’après une révision constitutionnelle enrichissant ainsi le droit du Parlement de se réunir de plein droit (art. 39 al. 3 LF).[25] Une telle révision lésant le principe de présence physique en hémicycle et en commission a été rejetée à l’unanimité par les groupes parlementaires.

 

À la révision constitutionnelle a donc été préférée, ici aussi, une modification du règlement intérieur, associée à une autorisation de communication électronique dans les commissions[26]. D’une part, la modification du règlement intérieur permet d’effectuer les votes en forme écrite même pendant les semaines de séances en dehors d’une réunion[27] et – par dérogation au principe de présence physique[28] – de se servir de moyens de communication électronique (art. 126a al. 3 GO-BT). D’autre part, les commissions ont été autorisées à conduire leurs délibérations publiques et les séances de consultation et d’audition publique de manière à ce que le public puisse y accéder par voie strictement électronique (art. 126a al. 4 GO-BT).

 

La disposition a été appliquée lors des séances d’importance majeure : ce fut notamment le cas de la séance de la commission des affaires intérieures destinée à discuter la réforme du droit électoral (question actuellement en discussion et tendant à réduire le nombre de députés au Bundestag)[29] et de la séance de la commission des affaires européennes (avec la participation des collègues du Parlement Européen, séance relatives aux conséquences à tirer, pour le Bundestag, de la décision BCE de la Cour constitutionnelle fédérale). Dans ces deux cas, des experts et députés ont pu s’associer aux débats par internet[30]. En revanche, le véritable travail en séance plénière a continué à se dérouler entièrement en présence (même réduite) physique. D’autres ont suivi les débats à la télévision dans leurs bureaux ou sur internet. C’est du reste ici une situation tout à fait habituelle en dehors de réunions fondamentales pendant les semaines de séances plénières.

 

 

III. Conclusion : contraintes et/ou chances pour le parlementarisme ?

Face à la crise, le Bundestag a assuré son fonctionnement et sa capacité d’agir en s’organisant lui-même ; il a ainsi rempli sa part de responsabilité pour la direction de l’État en temps de crise sans se décharger au profit de l’exécutif, ainsi que cela pouvait être redouté. Les mesures choisies pour le maintien du travail parlementaire relèvent davantage de la tradition parlementaire que de l’exception. C’est précisément pour cette raison qu’elles correspondent aux exigences et attentes constitutionnelles de l’exercice d’un mandat de député, dès lors que, en temps de crise, l’exécutif ne devrait pas s’ingérer de manière incontrôlée dans l’ordonnancement juridique et la pratique parlementaire. Les temps de crise restent marqués par le cadre tracé par l’État de droit. En définitive, on peut apporter un double regard sur les dispositions choisies. Sans doute doivent-elles rester une exception au vu des conflits théoriques et des pratiques démocratiques (raccourcissement des délibérations et réductions des échanges). Elles peuvent toutefois inspirer d’intéressantes évolutions au-delà de la crise (la numérisation en tant que complément pour certaines situations par exemple).

 

 

 

 

 

[1] V. la déclaration au nom du gouvernement par le vice-chancelier Scholz le 25 mars 2020 (assurant la représentation de la Chancelière Merkel, qui se trouvait en quarantaine) ou de la Chancelière Merkel le 23 avril 2020.

[2] Pour une vued’ensemble:https://www.bundestag.de/dokumente/parlamentsdokumentation/dossier

[3] Les « paquets de protections sociales » « Sozialschutz-Paket I », BGBl. I 2020, 575 et « Sozialschutz-Paket II », BGBl. I 2020, 1055.

[4] GesetzzurAbmilderung der Folgen der COVID-19-Pandemie imZivil-, Insolvenz- undStrafverfahrensrecht, BGBl. I 2020, 569.

[5] Gesetzzum Schutz der BevölkerungbeieinerepidemischenLagevonnationalerTragweite, BGBl. I 2020, 587 etCOVID-19-Krankenhausentlastungsgesetz, BGBl. I 2020, 580.

[6] Nachtragshaushaltsgesetz 2020, BGBl. I 2020, 556

[7] Pour cette décision voire les art. 115 al. 2 ph. 6 et 7 LF et BT-Drs. 19/18108 und BT-Drs. 19/18131.

[8] Wirtschaftsstabilisierungsfondsgesetz, BGBl. I 2020, 543.

[9] Ainsi la proposition du Président du Bundestag « EinRettungspaketfür den Bundestag », Süddeutsche Zeitung v. 03.04.2020, https://www.sueddeutsche.de/politik/corona-bundestag-schaeuble-1.4867460

[10] Art. 16 ou Art. 37 de la Constitution de 1958; cf. C.D. Classen, Nationales Verfassungsrecht in der Europäischen Union – EineintegrierteDarstellungvon 27 Verfassungsordnungen, 2013, § 9 Rn. 622.

[11] Pour une présentation précise Maunz/Herzog/Scholz, in:Maunz/Dürig (Begr.), Grundgesetz, 90. Lfg. 2020, Art. 115e Rn. 1-24.

[12] Voir notamment la proposition issue de l’administration parlementaire: « Parlament der leerenSitze », Süddeutsche Zeitung v. 20.03.2020, https://www.sueddeutsche.de/politik/corona-bundestag-schuldenbremse-beschlussfaehigkeit-1.4852388

[13] § 81 al. 1 ph. 2 du règlement intérieur (GO-BT)

[14] La disposition prévoit une modification du délai (§ 81 al. 1 ph. 2 GO-BT).

[15] Contrairement à l’art. 51-1 de la Constitution de 1958 qui vise l’opposition, la Loi fondamentale reste muette à ce sujet, mais protège néanmoins des droits parlementaires spécifiques à la minorité envers la majorité.

[16] Les groupes parlementaires de la majorité peuvent s’emparer de projets du gouvernement, ce qui fait du projet une proposition issue du Bundestag, mais ne déclenche pas de participation du Bundesrat à ce stade précoce (art. 76 al. 2 ph. 1 et 2 LF)

[17] § 45 al. 1 GO-BT.

[18] § 45 al. 2 GO-BT.

[19] Par exempleSchuldei, Die Pairing-Vereinbarung, 1997.

[20] § 45 al. 3 ph. 1 GO-BT.

[21] Tout le monde avait conscience à ce moment que l’« Alternative fürDeutschland (AfD) » avait soutenu le candidat des libéraux (FDP) à la place de son propre candidat lorsque le Parlement de Thuringe avait élu le Ministre-Président et ainsi assuré l’élection du candidat libéral.

[22] Voir BGBl. I 2020, 764 ainsi BT-Drs. 19/18126.

[23] Pour cette pratique parlementaire voir Lenz/Schulte, NVwZ 2020, 744 (748).

[24] Pour plus de précision voir Schliesky, in:Morlok/Schliesky/Wiefelspütz (dir.), HandbuchParlamentsrecht, 2016, § 51 Rn. 81

[25] WissenschaftlicherDienst des DeutschenBundestages, Ausarbeitung „Virtuelles Parlament“ v. 31.03.2020(WD 3 – 3000 – 084/20); analyse exhaustive chez Lenz/Schulte, NVwZ 2020, 744 et suivantes.

[26] BGBl. I 2020, 764 ainsi BT-Drs. 19/18126.

[27] Jusqu’à présent, une telle procédure était conforme au règlement intérieur qu’en cas d’urgence (§ 72 GO-BT).

[28] § 48 al. 1 ph. 1 GO-BT.

[29] Audition publique dans le cadre de la 92ième séance de la commission des affaires intérieures le 25 mai 2020 : https://bit.ly/2Zdv98C

[30] Audition publique dans le cadre de la 64ième  séance de la commission des affaires européennes le 25 mai 2020 : https://bit.ly/2QXZvaK

 

 

Crédit photo: Eraku, Flickr, CC BY NC 2.0