Une chronique législative : l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurite globale (2/2)

Par Denis Baranger

<b> Une chronique législative : l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurite globale (2/2) </b> </br> </br> Par Denis Baranger

Deuxième partie : surmonter le risque contentieux et repenser le travail redactionnel ?

 

Ce second billet examine les problèmes liés à la rédaction actuelle de l’article 24 de la loi « sécurité globale ». Les risques contentieux sont réels. Mais, s’agissant d’une loi parlementaire, ces risques pourraient être mieux parés par une rédaction mieux maîtrisée associée à une volonté politique claire.

 

In this second post, we examine the legal issues of s.24’s drafting as it now stands (after first reading). The clause is very likely unconstitutional as written. The post examines how this risk could be overcome in similar cases.

 

Par Denis Baranger, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

Un risque réel d’inconstitutionnalité

L’article 24 crée une nouvelle infraction pénale consistant à « diffuser (…) l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale » autre que son numéro d’identification individuel « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ».

 

Toute nouvelle infraction est la limitation d’une liberté, par le simple fait qu’elle prohibe un comportement auparavant licite. Dans le cas d’une infraction consistant dans la diffusion de certains enregistrements, la liberté principalement remise en cause est celle garantie par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme… »

 

L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 définit à la fois la liberté d’expression (« la libre communication des pensées et des opinions ») et sa limite : « …Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

 

La question est donc celle non pas de la captation d’images ou de leur diffusion mais de leur diffusion abusive. Encore faut-il que le texte pénal saisisse adéquatement ce caractère abusif. Au regard de l’importance de la liberté d’expression dans nos catalogues nationaux et internationaux de droits fondamentaux (en particulier l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme), les limitations sont possibles, mais doivent porter à cette liberté des atteintes « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (Conseil constitutionnel, décision n° 2016-611 QPC).

 

Interpréter la jurisprudence constitutionnelle en matière de libertés est affaire soit de croyants soit de sceptiques. Les croyants voient toujours dans l’intervention des « sages » un bienfait invincible, miraculeux, pour nos libertés. Les sceptiques lisent les décisions et, comme les théologiens qui commencèrent dans l’ère moderne à questionner les miracles relatés dans l’histoire sainte, ils sont saisis de quelques doutes. Ici, le doute doit porter sur le test dit (globalement) de proportionnalité. Il est censé, on le sait, se composer, d’une sainte trinité : la nécessité, l’adaptation, et la proportionnalité stricto sensu.

 

Dans ce triptyque, la nécessité est la composante la moins problématique. Le juge constitutionnel a, par le passé, été attentif à l’existence d’autres infractions de nature à couvrir les mêmes éléments constitutifs et à réprimer les mêmes faits (v. la décision n° 2016-611 Q.P.C.). Mais ici, les experts du droit pénal ne convergent pas. Pour certains, dont le Défenseur des droits (DDD) la législation pénale comprend déjà un ensemble d’infractions permettant de réprimer la divulgation des détails personnels de forces de l’ordre. Pour d’autres, au contraire, il manque une telle infraction dans l’arsenal pénal. 

 

Quid des sous-critères d’adaptation et de proportionnalité ? C’est là que le doute s’empare des plus croyants. En effet, il faut un véritable saut kierkegaardien dans la foi pour comprendre la distinction qu’opère le Conseil constitutionnel entre les deux exigences. Il est devenu courant pour le juge constitutionnel de ramener dans une unique rubrique son contrôle de l’adaptation et de la proportionnalité « stricte », sans bien sûr – car on est oracle ou on ne l’est pas – que notre juge prenne le soin de définir précisément ces deux notions. D’ailleurs, une mesure quelconque peut-elle être nécessaire si elle est inadaptée ? Peut-elle être adaptée si elle est disproportionnée ? On comprend qu’ici tout se confond…

 

Pour en revenir au texte de l’article 24 tel qu’il a été voté en première lecture, deux risques semblent véritablement procéder d’une telle rédaction. Le premier est la neutralisation de l’élément intentionnel. L’infraction comporte en effet un élément intentionnel (ou « dol spécial ») ainsi rédigé : « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Cette formulation a été critiquée pour son imprécision (avis DDD, p. 7). Elle ne permettrait pas « d’exclure les dénonciations légitimes de comportements contraires à la déontologie » ou « l’expression d’une opinion (…) défavorable à la police ». Cette rédaction vague « ferait peser une incertitude sur la licéité de toute publication d’images (…) peu importe l’intention du diffuseur » (avis DDD, p. 7). Autrement dit : la formulation vague neutraliserait le critère intentionnel et rendrait, de facto, l’infraction purement objective, c’est-à-dire que l’intention ne compterait pas, ou que toute diffusion serait présumée manifester une intention illicite.

 

Le second risque est l’effet de dissuasion de la captation même d’images d’opérations de police. La prohibition de l’article 24 porte certes sur la diffusion. Mais un certain nombre d’observateurs ont fait part de leur crainte que cette sanction ne dissuade, en amont, la prise même d’images lors d’interventions de police. Le juge constitutionnel pourrait être sensible à cette préoccupation. On peut établir un parallèle avec la censure de la disposition de la loi « Avia » qui imposait le retrait d’internet de certains contenus illicites. Le Conseil constitutionnel a pu juger que, compte tenu notamment « des difficultés d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés » et « de l’absence de cause spécifique d’exonération de responsabilité », lesdites dispositions « ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateformes en ligne à retirer les contenus qui leurs sont signalés ». Dès lors, le juge constitutionnel a conclu que ces dispositions portaient une « atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » (décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet – cons. n° 19). Cette « neutralisation » de l’intention est de nature à entrainer une déclaration d’inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel au titre de l’exigence de proportionnalité (cf. la décision n° 2016-611 Q.P.C. du 10 février 2017, « consultation sites djihadistes »).

 

 

Par-delà le risque contentieux : repenser la rédaction législative ?

Le risque contentieux, aussi sérieux soit-il, n’est pas un absolu. Si le Parlement parvient par exemple à la conclusion qu’il est nécessaire de créer une nouvelle infraction, le risque de censure juridictionnelle doit pouvoir être assumé, parce que ce sont les représentants élus siégeant au Parlement qui expriment, par la loi qu’ils adoptent, la volonté générale. Il ne s’agit en aucun cas de dire que le Parlement peut envisager paisiblement de violer la Constitution. Il s’agit de dire que la question ne se pose en aucun cas ainsi. Certaines censures sont encourues du fait de véritables failles dans la rédaction législative, ou de véritables risques pour les libertés. Mais dans d’autres cas, le juge constitutionnel français étend nettement trop loin son office de censure, le transforme en fonction de réécriture et d’interprétation anticipée (via des réserves d’interprétation), et il le fait sur la base d’une méthodologie beaucoup trop fragile et opaque pour justifier la remise en cause de la volonté des élus de la Nation. La crainte permanente de la censure ne doit pas retenir les législateurs, sinon le Parlement cessera d’être l’organe d’expression de la volonté générale. Il se trouvera dépossédé, en amont par des organes extérieurs de rédaction de la loi, en aval par des juges, d’ores et déjà considérés par certains comme un « ultime forum de réécriture » pour la loi. La proposition du ministre de l’Intérieur consistant à confier une nouvelle rédaction à une commission ad hoc montre que ce risque n’est pas irréel (cf. notre précédent billet : ici).

 

Autrement dit, un texte est un « bon texte », du point de vue du Parlement s’il est suffisamment « sécurisé » du point de vue de sa rédaction, et s’il traduit une intention politique claire et assumée. Dans ce cas, on ne voit pas pourquoi le Parlement devrait systématiquement craindre le « jugement » final d’une instance extérieure à lui, aussi prestigieuse soit-elle. Il ne serait pas à l’abri d’une censure, mais il aurait les moyens d’y faire face politiquement.

 

Encore faut-il que cette prise de risque face à la menace d’une censure soit justifiée. Dans certains cas, elle l’est. Les assemblées peuvent adopter une rédaction encourant une possible censure jurisprudentielle, mais dont il leur semble, en conscience, qu’elle est nécessaire. Dans le cas présent, cela ne semble pas aller de soi, mais pas pour les raisons habituellement avancées. En se concentrant sur le risque contentieux, on perd de vue, à notre sens, ce que cela signifie, intrinsèquement en quelque sorte, que de bien légiférer. Risquons une comparaison. En droit fiscal, on recherche la matière imposable. La bonne loi fiscale est celle qui appréhende adéquatement cette assiette soumise à l’impôt. La bonne loi pénale, pourrait-on dire, est celle qui saisit adéquatement la « matière répréhensible », c’est-à-dire le fait social pathologique qui doit être réprimé par le droit. C’est cela qui compte pour une bonne rédaction de la loi criminelle, et non, en tout cas en première intention, la question de la proportionnalité. Ce test de proportionnalité fascine les observateurs et a fini par confisquer toute l’attention. Cet effet de sidération est typique du « biais contentieux » en droit constitutionnel. Que le juge procède à un tel test se comprend fort bien. Encore faudrait-il qu’il soit opéré selon une méthodologie rigoureuse. Mais la loi pénale doit avant tout saisir adéquatement un comportement répréhensible. Si elle sait le faire, il est à parier que les libertés publiques n’en pâtiront pas plus que de raison. La proportionnalité résultera de la juste formulation des éléments constitutifs, et du savoir combiné du législateur et du juge quant à la manière de les agencer.

 

Il n’y a pas de doute qu’une telle matière punissable existe ici : ce sont les pratiques dites de « mise en pâture » des policiers. L’article 24 l’appréhende-t-elle comme il le faut ? Il n’est pas certain que ce soit le cas. Derrière le risque contentieux se trouve le fait qu’une telle rédaction n’est pas de nature à permettre d’atteindre le but poursuivi par le texte, à savoir réprimer la diffusion d’enregistrements de nature à « exposer les policiers et les gendarmes à des représailles »[1]. En amont, la captation d’images des forces de police et de gendarmerie, qui n’est pas illicite, sera de facto découragée et rendue plus difficile. En aval, les pénalistes font valoir que la preuve de l’intention malveillante sera très difficile à rapporter pour les organes de répression, à qui elle incombe. La diffusion malveillante ne sera donc pas nécessairement entravée.

 

Notons aussi que la discussion sur le risque contentieux conduit à ne voir la Constitution que de la manière dont elle est envisagée et utilisée par le juge constitutionnel. Autrement dit, en droit constitutionnel contemporain, l’obsession du risque contentieux nous fait perdre de vue l’amplitude du biais contentieux. Or, en l’espèce, on pourrait et devrait rappeler une disposition qui n’est pas utilisée dans ce contexte par le juge constitutionnel mais qui paraît centrale : celle de l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Ce principe doit être pris en compte. À ce titre, il peut paraître préférable de protéger les policiers et les gendarmes par le biais d’une infraction générique du type de celle prévue à l’article 18 du projet de loi « confortant les principes de la République ».

 

Si le juge constitutionnel, à tort, ne prend pas en compte cette disposition dans son contrôle de mesures du type de celle contenue dans l’article 24, c’est au Parlement de le faire. C’est, plus généralement, au Parlement, d’avoir sa propre doctrine en matière d’interprétation de la Constitution, par exemple en développant ses précédents « internes » en la matière. Autrement, il en sera dépossédé. Corrigeons immédiatement : comme l’a montré notre précédent billet, la dépossession a déjà eu lieu, au bénéfice de l’exécutif, des institutions censoriales, des juges, et désormais des OVNI constitutionnels tels que la commission ad hoc de rédaction convoquée par le gouvernement.

 

En attendant la discussion sénatoriale et ses suites, au printemps, risquons-nous à proposer une seconde conclusion, tout aussi provisoire que celle de notre premier billet. La fabrique de la loi en France est gravement endommagée. La solution ne réside pas dans la sidération vis-à-vis du risque contentieux, mais dans le fait de repenser politiquement et juridiquement la rédaction des lois. Dans le droit constitutionnel issu du dix-neuvième siècle et des vues de ce temps sur le régime représentatif, la solution se trouvait au Parlement. Sous peine de voir des « tragédies législatives » comme celle de l’article 24 se répéter à l’infini, le Parlement lui-même doit repenser son rôle et son rapport à la société. Qu’il n’attende de secours ni de l’exécutif ni du juge constitutionnel.

 

 

[1] Exposé sommaire de l’amendement n° CL 416 (voté en commission).

 

Crédit photo: Koshu Kunii, @koshuphotography