Une chronique législative : l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurite globale (1/2)

Par Denis Baranger

<b> Une chronique législative : l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurite globale (1/2) </b> </br> </br> Par Denis Baranger

Première partie : du dilemme politique au malaise institutionnel

 

L’article 24 de la loi « relative à la sécurité globale » sanctionne le fait de diffuser les images de membres de force de l’ordre en opérations, afin de combattre le fléau de la « mise en pâture » de leurs données personnelles, en particulier sur les réseaux sociaux. Ce texte a suscité beaucoup de réactions dans l’opinion. Son adoption en première lecture à l’Assemblée nationale n’a pas été plus apaisée. On examine ici les leçons constitutionnelles de cette adoption.

 

S.24 of the French “global security” bill creates a new criminal offence against abuses of the “copwatching” practice. It has generated intense uproar in the country. Moreover, its first reading in the lower house has witnessed a flurry of dubious constitutional practices, not the least the cabinet’s attempt to have the text amended by an (unconstitutional) extra-parliamentary commission of experts. This is the story of s.24…

 

Par Denis Baranger, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

Il y a (hélas) beaucoup de lois mal faites dans notre pays ainsi que de textes limitant à plus ou moins juste titre nos libertés. Mais tous les articles de lois ne suscitent pas un flot d’articles de presse et de manifestations de rue. Toutes les procédures législatives ne conduisent pas la majorité, voire l’institution parlementaire tout entière, à un conflit ouvert avec le Gouvernement. Il faut pour cela une combinaison de facteurs qui ont fait de l’adoption en première lecture de l’article 24 de la loi relative à la Sécurité globale, un cas d’école en droit constitutionnel. La saga de l’article 24 n’est pas terminée au moment où nous écrivons. Il se peut que le feu, actuellement sous la cendre, reprenne au printemps. Mais assez s’est déjà produit pour nourrir les premières pages d’un feuilleton législatif.

 

Ce qui est arrivé à l’article 24 de la loi « Sécurité globale » tient à la convergence d’un problème philosophique, d’un problème politique et d’un problème procédural. Ces trois problèmes ont conduit à une impasse rédactionnelle. Le problème « philosophique » est celui de la réconciliation de la liberté des citoyens avec le maintien de l’ordre public. C’est l’éternel dilemme « sécurité contre liberté ». Il est difficile à résoudre, car il conduit, non seulement à des lois dont le nom (et le contenu) ressemblent fort à des oxymores, mais encore à des problèmes rédactionnels et à des risques contentieux.

 

Le problème politique est celui du « positionnement » de la majorité LREM à l’Assemblée nationale. Il semble clair que le « ni-ni » (ni droite ni gauche) qui est au cœur de la vision politique de LREM ne peut éternellement se traduire dans un « en même temps » (la formule favorite du Président, comme on sait). Il faut parfois trancher dans un sens ou dans un autre. Et cela d’autant plus que la formule un temps magique du refus de la polarisation droite-gauche semble de moins en moins efficace dans le pays. D’où la tentation actuelle de se « droitiser » pour occuper l’espace autrefois pris par les Républicains tout en espérant aussi couper l’herbe sous le pied du Rassemblement National. L’actuel ministre de l’Intérieur paraît incarner avec enthousiasme cette stratégie. Toutefois une partie significative des parlementaires de la majorité ne semblent pas désireux de s’aligner sur cette nouvelle orientation. D’où le nombre important de départs, la formation de nouveaux groupes à l’Assemblée, et, pour ceux qui n’ont pas quitté le groupe majoritaire, la tentation, sinon de « fronder », du moins de manifester plus ou moins bruyamment leur désaccord ou leur manque d’enthousiasme.

 

Le problème procédural, enfin, est celui des efforts du gouvernement pour, d’un côté attribuer à sa majorité l’initiative de la loi « relative à la sécurité globale », de l’autre pour lui en retirer, avec une admirable constance, la rédaction au profit d’instances extérieures. C’est lui qui va maintenant nous retenir.

 

 

Texte et contexte

Concernant l’article 24, texte et contexte sont fortement entremêlés. Le contexte est celui d’une proposition de loi ardemment soutenue par le gouvernement, au point que les questions de paternité deviennent complexes. L’histoire de l’article 24 a été racontée avec précision et humour par Nicolas Molfessis[1], et il nous suffit de renvoyer à son article « recueillant les confidences » autobiographiques de l’article 24 pour en connaître le lignage. Initialement défendu par deux députés (J.M. Fauvergue et. A Thourot), il a été inscrit dans une proposition de loi, donc un texte d’initiative parlementaire. Mais on ne peut qu’être attentif au fait que la même mesure a été soutenue par le ministre de l’Intérieur en des termes où il semble la faire sienne (cf. Paris Match du 5 décembre 2020 : « le texte est équilibré et apaisant (…) Je n’ai pas de fétichisme sur l’article 24 (sic). Si l’on veut renforcer les droits de la presse, précisons-les ! Mais ça ne peut pas être au détriment d’un abandon des policiers en rase campagne »).

 

La pathologie sociale que vient combattre cet article est réelle. Elle consiste dans la « mise en pâture » de policiers ou de gendarmes dont les images, captées pendant l’exercice de leur mission, permettent ensuite le « ciblage » numérique et le harcèlement. Là où le problème philosophique réapparait, c’est lorsque que l’idée d’une répression spécifique de tels faits est insérée dans un projet plus large, celui désigné par le label de la « sécurité globale ». Dans toute loi, et pas seulement dans les textes budgétaires, il y a un « équilibre général ». Ici, il n’est pas certain qu’il soit réalisé. Beaucoup de mesures de la loi sécurité globale cohabitant avec l’article 24 visent de leur côté à légaliser de nouveaux procédés visant à filmer l’espace public (caméras, drones) et à exploiter plus intensivement ce qui est ainsi enregistré. Il est difficile de ne pas remarquer cette asymétrie entre l’extension des pouvoirs de l’État en la matière et une réduction du droit des citoyens à filmer et diffuser des images.

 

 

La tentation du dépaysement[2]

S’il s’agissait d’un texte aussi important pour le gouvernement, il aurait peut-être été souhaitable qu’il prît la forme d’un projet de loi (PJL) et non d’une proposition de loi (PPL). Et puisqu’il s’agissait ici d’une PPL, il n’eût pas été inopportun que l’Assemblée Nationale fît usage de sa prérogative, datant de 2008, de saisir le Conseil d’État pour avis[3]. L’intervention de cette institution aurait probablement permis, sinon de parer à toutes les difficultés, du moins d’en prendre la mesure et de s’épargner certaines déconvenues.

 

Le fait qu’il se fut agi d’une proposition de loi impliquait l’absence d’étude d’impact. Les études d’impact sont souvent mal faites, mais elles présentent leur utilité. Ainsi, elles peuvent être employées pour démontrer, sur le terrain contentieux, la nécessité de l’infraction[4]. Nous plaidons depuis quelque temps déjà pour que les études d’impact ne soient pas le seul fait de l’exécutif, d’autant que celui-ci, non seulement se constitue trop souvent « des preuves à lui-même », mais encore en confie de plus en plus souvent la rédaction à des cabinets privés. Or il y aurait un réel bénéfice à ce que le Parlement puisse de manière indépendante mesurer l’impact des législations qu’il examine. S’il n’en a pas les moyens, il pourrait les réclamer à l’avenir, ou profiter – comme nous l’avons souvent plaidé – de l’expertise de la société civile. La « tragédie de l’article 24 » pourrait-elle faire changer les mentalités en la matière ?

 

Mais ce n’est pas tout. Lorsque les contradictions politiques et les hésitations philosophiques se rejoignent ; lorsque la société est elle-même traversée par de graves divisions, le Parlement devrait être le lieu où s’opère la nécessaire synthèse. La loi devrait exprimer la volonté générale. Or, ce qu’a illustré la discussion sur l’article 24, c’est au contraire la multiplication des effets d’éviction : tout semble avoir été fait pour que le Parlement ne soit pas le lieu où la rédaction de l’article 24 était remise sur le métier. Il y eut d’abord les instances « censoriales ». Nous proposons ce terme – renvoyant à l’antique institution romaine du censeur – pour désigner des institutions indépendantes, comme le Défenseur des Droits, qui jouent un rôle se situant au carrefour de la mise en application du droit et de la moralisation des comportements. Ces institutions ont dans l’ensemble pointé les risques pour les libertés et conclu à l’inconstitutionnalité et à l’inconventionnalité de la mesure. Le Défenseur des droits a rendu un avis en ce sens (avis n° 2026 du 17 novembre 2020). La Commission Nationale Consultative des droits de l’homme, qui s’est également prononcée (avis 2020-16 du 26 novembre 2020) a dénoncé « une menace pour la liberté d’information ». Ces institutions étaient dans leur rôle. On relèvera cependant qu’elles n’ont guère cherché à se confronter au véritable dilemme consistant à faire coexister sécurité et liberté, protection des forces de l’ordre en opération et protection des libertés.

 

Le vrai problème est en effet situé au carrefour du politique et du rédactionnel : comment écrire une disposition pénale réalisant le but politique de ses auteurs sans tomber dans le risque de censure par les juges ? Le réflexe étonnant du gouvernement a été de « désigner une commission ad hoc visant à étudier des pistes d’évolution possible pour sa rédaction [celle de l’article 24 ] » en vue « de proposer une écriture préservant un même niveau de protection pour nos forces de l’ordre et dissipant tout doute sur la liberté d’informer ». Le Parlement, qui discutait déjà de ce texte en procédure accélérée[5], en avait certainement trop subi pour cette fois. Tant le Président de l’Assemblée Nationale, Richard Ferrand, que la présidente de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet, ont réagi avec fermeté pour s’opposer à cette dépossession. Le premier, dans un courrier au Premier ministre du 27 novembre, a invoqué la séparation des pouvoirs. La seconde a refusé qu’une « commission se substitue au Parlement » (Le Monde, 30 novembre 2020). Enfin, le Président Larcher a fait valoir les droits du bicamérisme, puisque le texte doit être prochainement discuté devant le Sénat[6]. Cette émotion est compréhensible, mais ce qui est intéressant est de se demander comment on en est arrivé là ? Pourquoi ce besoin si impérieux de « dépaysement » d’une discussion législative en dehors de son contexte normal ? Les pathologies constitutionnelles ont toujours une raison d’être. Ici, la raison tient à la déconnexion entre l’exécutif et sa majorité. Face à une difficulté politique, philosophique, procédurale, et ultimement rédactionnelle, le réflexe du gouvernement, car le Premier Ministre a soutenu l’idée de son ministre de l’Intérieur, a été de « retirer le dossier » à sa propre majorité parlementaire. Pourquoi ?

 

Première raison : l’ineffectivité politique de celle-ci. Une majorité « introuvable » de 2017, en cours d’érosion rapide en 2021, n’est que de peu de secours pour un gouvernement qui voit bien que son renforcement politique doit lui venir d’ailleurs. La vie politique – la vraie – s’est largement retirée du Palais-Bourbon et la proposition de créer une commission externe n’a fait que sanctionner cette (triste) vérité politique. Il est très remarquable que le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre aient perdu de vue, au passage, les exigences d’un autre article 24… celui de la Constitution, cette fois, qui énonce que « le Parlement vote la loi ». Ce n’est pourtant pas une surprise. En droit constitutionnel, le pouvoir se déplace toujours de la manière la plus réaliste qui soit et au bénéfice des nécessités politiques.

 

On en vient donc, sur ce plan, à la seconde raison, plus triste et plus durable : la rédaction véritable de la loi ne se fait plus vraiment au Parlement, sinon à la marge. Dans le cas présent, non seulement le gouvernement n’a pas fait confiance à sa propre majorité pour réécrire utilement un texte, mais il ne s’est pas plus fait confiance à lui-même. Comme pour les études d’impact, ou désormais pour des pans entiers de l’action étatique, l’habitude est devenue la sous-traitance, non pas ici au secteur privé mais à une instance supposée impartiale, et dirigée… par le président de la CNCDH lui-même. Donc une sorte d’organe censorial ad hoc, en quelque sorte, en attendant l’intervention du censeur parmi les censeurs, sage parmi les sages, législateur au-dessus des autres législateurs : le Conseil constitutionnel.

 

 

D’une loi l’autre

L’ultime effet d’éviction se trouve dans une procédure législative en quelque sorte concurrente. La PPL « Sécurité globale » sera examinée par le Sénat au mois de mars, et devra donc revenir en commission mixte paritaire, puis en dernière lecture devant l’Assemblée nationale. Toutefois, est désormais également en discussion une disposition très proche de celle de l’article 24 : celle de l’article 18 du projet de loi n°3649 « confortant le respect des principes de la République ».

 

Les deux textes sont proches et peuvent paraitre redondants. La presse s’est d’ailleurs faite l’écho du possible retrait de l’article 24 au profit du seul article 18. Ils ne sont pourtant pas identiques. À notre sens, l’article 18 n’est ni mieux ni moins bien rédigé que l’article 24. Il vise une cible différente. On le voit au fait que ses éléments constitutifs sont assez différents. L’article 24 vise la captation de l’image du visage d’un policier ou gendarme dans le seul cadre d’une opération de police et n’en sanctionne que la diffusion. L’article 18 est beaucoup plus large : il concerne les informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle de toute « personne ». Il étend aussi la répression au fait de diffuser, mais aussi de « révéler » et de « transmettre ». L’article 18 permettrait, ont dit d’éminents pénalistes, la protection effective « des policiers » plutôt que celle « de l’action policière » (E. Verny et D. Rebut, Le Monde, 5 janvier 2021).

 

L’article 18 résout à notre sens le problème pénal, mais il n’apaise pas autant les policiers que l’article 24, lequel à notre sens les protège en réalité moins bien… Quoi qu’il en soit, la pratique « légistique » consistant à les lancer tous deux, en parallèle, dans le processus législatif, pose évidemment problème.

 

 

Conclusion (provisoire)

On voit, pour conclure provisoirement cette histoire mouvementée, ce qu’il y a de systémique dans le malaise institutionnel déclenché par l’article 24 : les détenteurs du pouvoir exécutif ont bien des projets politiques, des vues sur la manière de gouverner le pays, mais ils se heurtent à tant d’obstacles pour les réaliser juridiquement qu’ils finissent tôt ou tard par confier la fabrique des règles à des organes apolitiques ou supposés tels (Conseil constitutionnel, instances censorielles, cabinets privés, commissions ad hoc, etc.). Or la solution n’est pas là : comme on essaiera de le montrer dans un second billet, elle consiste dans une rédaction mieux maîtrisée associée à une volonté politique claire.

 

 

[1] https://blog.leclubdesjuristes.com/quelques-jours-dans-la-vie-de-larticle-24-par-nicolas-molfessis/

[2] Je remercie Camille Broyelle de m’avoir suggéré ce terme ainsi que pour le travail commun effectué sur ce sujet et qui m’a été d’un grand secours.

[3] Article 39, al. 5 de la Constitution (issu de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008).

[4] Cf. ce que dit à ce sujet le Conseil d’Etat dans son avis relatif à la PJL « confortant les principes de la République ») , cf. § 13. et § 29

[5] Ce qui pose incidemment une question : la Constitution devrait-elle laisser au gouvernement la possibilité de décider d’une procédure accélérée sur une PPL ?

[6] https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/article-24-du-texte-securite-globale-gerard-larcher-veut-rassurer-les

 

Crédit photo: Benoit Pavan, Flickr, CC2.0