Vers la fin de la garantie d’irréversibilité constitutionnelle de l’Accord de Nouméa

Par Mathias Chauchat

<b> Vers la fin de la garantie d’irréversibilité constitutionnelle de l’Accord de Nouméa </b> </br> </br> Par Mathias Chauchat

L’Accord de Nouméa de 1998 a prévu une succession de consultations sur la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie. Celles-ci partent de 2018, à l’issue de 20 années d’application et s’échelonnent normalement, en cas de Non, de 2 ans en 2 ans. En cas de troisième Non, le ministre des Outre-mer a annoncé la caducité de l’Accord de Nouméa. Or cet accord à valeur constitutionnelle prévoit expressément une « irréversibilité de l’organisation politique mise en place par l’Accord de 1998 constitutionnellement garantie ». C’est la garantie de la paix civile. Peut-on remettre en cause ce principe constitutionnel sans modifier préalablement la Constitution ?

 

The 1998 agreement known as the Nouméa Accord scheduled a series of self-determination referendums for New Caledonia. After 20 years of implementing the Accord, the first referendum took place in 2018. Further referendums occur every second year and up to three Nos. The France’s overseas minister just provided an insight on his position, the Nouméa Accord being wiped out, subject to an alleged sunset clause. However, this declaration wouldn’t fit the French Constitution, which states the “irreversibility of the political organization established by the 1998 Accord”. The civil peace is ensured by this constitutional article. Would this minister’s statement be a breach of the French Constitution?

 

Par Mathias Chauchat, Professeur des universités, agrégé de droit public, Université de la Nouvelle-Calédonie

 

 

 

L’Accord de Nouméa de 1998 a prévu une succession de consultations sur la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie. Celles-ci partent de 2018, à l’issue de 20 années d’application et s’échelonnent normalement, en cas de Non, de 2 ans en 2 ans. Le premier vote a eu lieu le 4 novembre 2018 et la participation a été exceptionnelle : 81,01%. Le pays a voté pour rester dans la France à 56,67% contre 43,32%. Le deuxième vote de consultation a eu lieu le 4 octobre 2020. La participation a augmenté jusqu’à atteindre 85,69%. Les écarts se sont resserrés. Le Non l’emporte avec 53, 26% et le Oui atteint 46,74%. Nous sommes à l’orée de la troisième.

 

L’Accord énonce à son point 5 : « Si la réponse est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée. Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie ». Il faut insister sur le nombre de redondances qui montre l’attention portée à ce principe lors de la rédaction. Ce texte a aujourd’hui valeur constitutionnelle par le renvoi opéré à l’article 77 de la Constitution.

 

Le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu, s’exprimant officiellement au nom du gouvernement français après le Conseil des ministres du 2 juin 2021 et à l’issue de la rencontre de Paris du 26 mai 2021 au 1er juin 2021 avec la représentation calédonienne, a déclaré ceci :

« Si le Oui l’emporte, il faudra aller vers une première consultation pour que le nouvel État adopte sa Constitution. Ce sera l’occasion de clarifier le lien avec la France ».

« Si le Non l’emporte, le processus ne s’arrête pas pour autant, sauf que l’accord de Nouméa sera caduc, (…) et donc il faudra bien dessiner un chemin nouveau pour la Nouvelle-Calédonie (…) »[1]

 

Le ministre fixe, par un choix unilatéral et précipité, la date de la troisième consultation au 12 décembre 2021, plutôt qu’au mois d’octobre 2022 attendu. Cette date contredit l’assurance donnée le 10 octobre 2019 par le Premier ministre Édouard Philippe lors de la déclaration de clôture du 19e Comité des Signataires : « Nous avons exclu que cette troisième consultation puisse être organisée entre le milieu du mois de septembre 2021 et la fin du mois d’août 2022. Il nous est collectivement apparu qu’il était préférable de bien distinguer les échéances électorales nationales et celles propres à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ». La question demeurera inchangée : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». La Calédonie paraît ainsi une nouvelle fois renouer avec la confusion des échéances politiques locales et nationales.

 

Le ministre prévoit ensuite d’ouvrir du 13 décembre 2021 au 30 juin 2023 « une période de convergence, de discussion et de stabilité pour sécuriser la fin de l’Accord de Nouméa qui nous emmènera vers une période de transition […] Quoi qu’il arrive, il y aura une première consultation référendaire d’une nouvelle ère post-Nouméa ». Par la grâce de la communication, créer le vide par la caducité s’appelle stabiliser et sécuriser la sortie de l’Accord de Nouméa.

 

Or, on ne peut pas faire coexister les deux concepts de caducité et d’irréversibilité. Soit l’Accord est caduc, soit il est irréversible. Ce principe d’irréversibilité peut-il résister à un troisième Non ?

 

 

I. Le retour à la versatilité politique traditionnelle française

L’Accord de Nouméa balise, de manière assez complète, le chemin de la sortie. Cette dernière est encadrée par le principe constitutionnel « d’irréversibilité de l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie », en cas de 3 Non successifs à l’indépendance.

 

Ce principe a été étudié dans un ouvrage paru en 2020, Le sens du Oui[2] : « Il est formé sur le modèle britannique : jamais la Reine ne retire une compétence cédée à un Dominion. Ceci est à l’opposé de l’histoire française, plutôt faite d’hésitations et de reniements. Le point culminant de l’autonomie avant l’Accord de Matignon était apparu avec la loi-cadre Defferre du 23 juin 1956. […] Mais la politique de l’État manquera de constance. Ce seront les erreurs du gaullisme triomphant. […] L’inconstance de l’État et la crise économique feront la matrice des « Événements » des années 1980 ». […] Ce principe d’irréversibilité a également une fonction politique majeure, garantir la paix civile, quand la consultation est la garantie du principe démocratique de l’acquiescement des populations intéressées. Si les deux parties savent que rien d’essentiel ne bougera, alors ils éviteront le conflit ouvert ».

 

Il est souvent contesté. Ainsi encore très récemment Jean-Jacques Urvoas considère « qu’il ne repose que sur du sable, puisque le pouvoir constituant, qu’il soit originaire ou dérivé, est inconditionné et absolu ». L’auteur néanmoins en conclue que « ce que les révisions constitutionnelles de 1998 et de 2007 ont fait, une future révision pourrait très bien le défaire »[3]. Cela signifie que, tant que les négociations n’aboutissent pas au grand consensus calédonien, la loi organique ne peut être modifiée avant que l’État ne modifie préalablement la Constitution pour lever les contraintes de l’Accord de Nouméa.

 

Une discussion peut s’ouvrir sur ses contours. Cette irréversibilité « constitutionnellement garantie » de « l’organisation politique » suivant les termes mêmes de l’Accord comprend le plus couramment la définition du corps électoral, le mode de scrutin et les règles d’organisation institutionnelles du pays; ces règles d’organisation comprennent schématiquement un partage territorial du pouvoir avec la provincialisation, un partage de la gouvernance avec un gouvernement collégial où tous les partis sont représentés à la proportionnelle et un partage des ressources fiscales avec les clés de répartition figées dans la loi organique.

 

 

II. L’hypothèse de la caducité privilégiée par l’État 

Si l’Accord de Nouméa est caduc au soir de la troisième consultation, cela signifie qu’il n’a plus d’effets juridiques. Formellement inséré dans la Constitution française, il s’apparenterait à ces dispositions à caractère historique devenues sans effet, comme l’ont été pendant longtemps les dispositions sur la Communauté française après les indépendances des années soixante. Les institutions et les règles qui gouvernent le pays demeureraient alors en place par la seule force de la loi organique.

 

Cette loi organique serait alors devenue contraire à la Constitution française sur de nombreux points : la notion de peuple kanak, la citoyenneté calédonienne, le droit de vote, l’emploi local notamment. Le statut coutumier kanak demeure en revanche protégé par l’article 75 de la Constitution, comme il l’a été avant la période des Accords.

 

Le ministre fait bien dans son discours référence à l’irréversibilité. Mais cette dernière se limite aux « compétences transférées au pays ». La raison en est simple : l’article 77 de la Constitution fait une mention expresse « aux compétences de l’État qui seront transférées, de façon définitive, aux institutions de la Nouvelle-Calédonie ».

 

Le gouvernement français annonce une période de 18 mois « de stabilité » pendant laquelle il précise ne pas vouloir unilatéralement revenir sur la loi organique. Toutefois, si les négociations s’avéraient infructueuses ou si les majorités nationales évoluaient, l’État pourrait unilatéralement, et par la seule force de la loi, abroger nombre de dispositions dérogatoires à la Constitution.

 

Ce n’est que si la négociation aboutissait au maintien de dérogations à la Constitution, comme par exemple le maintien de la citoyenneté calédonienne ou une restriction même modérée au corps électoral, qu’il faudrait une révision de la Constitution.

 

Pour parler politiquement, cette situation est très déséquilibrée. Elle est défavorable à la position de négociation des indépendantistes et très favorable à ceux qui se dénomment Les Loyalistes.

 

 

III. Les contrepoids pour une stabilité politique demeurent aléatoires

Peut-on compter sur le Conseil constitutionnel pour défendre le principe d’irréversibilité ? En cas de modification de la loi organique contraire à l’Accord de Nouméa, le Conseil constitutionnel sera nécessairement amené à vérifier la constitutionnalité de la loi. Le Conseil, dans une jurisprudence maintenant ancienne, avait donné des signes qu’il pensait politiquement équilibrés envers les deux populations kanak et française qui coexistent en Nouvelle-Calédonie. Dans sa décision de 1999[4], il avait donné pleine valeur constitutionnelle à l’ensemble de l’Accord[5] (cons. 3) émis une réserve d’interprétation relative à la définition du corps électoral (cons. 33) – de laquelle était né le corps électoral « glissant », signal envoyé aux non indépendantistes et contredit par la révision constitutionnelle de 2007[6] – et enfin rétabli la possibilité d’une troisième consultation, garantie fournie aux indépendantistes (cons. 52).

 

Le Conseil constitutionnel paraît surtout se préoccuper d’équilibres politiques et se montre soucieux de l’unité et de la souveraineté de la France. Sa jurisprudence qui confirme la possibilité pour le gouvernement français, en cas d’état d’urgence national, de reprendre l’exercice des compétences sanitaires de la Nouvelle-Calédonie au nom des libertés publiques l’a encore récemment démontré[7].

 

Côté international, le processus de décolonisation renvoie à de nombreux textes issus de l’Assemblée générale des Nations Unies, dont la résolution n° 1541 (XV) du 15 décembre 1960 et son principe VI : les pays ont le choix entre l’intégration ou un statut politique librement décidé par un peuple, la libre-association ou l’indépendance. Indépendamment de la hiérarchie des normes, on ne sort pas unilatéralement de la décolonisation mais par le consentement de l’Assemblée générale de l’ONU qui juge du respect des principes du droit international. Le ministre à Paris a ainsi communiqué sur l’absence de demande unilatérale de désinscription de la Nouvelle-Calédonie de la liste des pays à décoloniser à l’ONU.

 

L’ambassadeur représentant permanent de la France auprès de l’ONU, Nicolas de Rivière, a informé le 15 juin 2021 à New-York le Comité spécial des 24 sur la tenue d’une troisième consultation le 12 décembre 2021, suivi d’une période de transition jusqu’à la fin juin 2023. Un référendum de projet sera alors proposé aux Calédoniens. L’ambassadeur français précise que « la France ne demandera pas de manière unilatérale le retrait de la Nouvelle-Calédonie de la liste des territoires non autonomes avant que le droit à l’autodétermination, qui est garanti par la Constitution Française, ait pu être pleinement exercé, c’est à dire avant la fin de cette période de transition ». Si, à l’occasion du premier référendum de la nouvelle ère post-Nouméa en juin 2023, les Français de Nouvelle-Calédonie refusent l’indépendance, ils seront considérés comme s’étant définitivement exprimés et autodéterminés. Il suffira alors au gouvernement français de demander officiellement à l’Assemblée générale de l’ONU la désinscription du pays en actant du respect formel du processus des Nations Unies.

 

À aucun moment, le ministre n’a précisé la nature du corps électoral qui se prononcerait sur ce premier référendum de la nouvelle ère post-Nouméa en 2023. Si le Oui l’emportait, les contours du peuple calédonien, né du Oui au destin commun dans un pays commun, seraient sacralisés et le corps électoral actuel, qui est ouvert seulement aux Kanak, Calédoniens et natifs, ne varierait pas. En cas de Non, puisque le pays resterait dans la France, qui seraient alors les Français de Nouvelle-Calédonie appelés à voter au titre des populations intéressées ? On peut supposer que la toute première réforme de la loi organique impulsée au Parlement après un éventuel 3e Non en décembre 2021 sera d’ouvrir le droit de vote aux 42000 citoyens français métropolitains, à ce jour non citoyens du pays, ce qui mécaniquement garantirait le maintien dans la France au référendum de projet de 2023.

 

Les indépendantistes misaient beaucoup sur l’une des dernières phrases de l’Accord de Nouméa : « L’État reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d’une complète émancipation ». L’ouverture du corps électoral et un statut dans la France seraient inévitablement interprétés par les indépendantistes comme la reprise de la colonisation et du peuplement français auquel ils opposeraient cette période 2021-2030 que l’Assemblée générale de l’ONU dans la résolution 75/123 a proclamée « quatrième Décennie internationale de l’élimination du colonialisme ». Il est donc loin d’être certain que l’esprit de compromis des trente dernières années perdure.

 

 

 

[1] Le lien vers l’intervention du ministre (extraits de 10’55 à 12’35) :

https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle-caledonie-le-troisieme-referendum-aura-lieu-le-12-decembre-2021-1023304.html

[2] Louise et Mathias Chauchat, livre disponible sous format électronique https://www.kobo.com/fr/fr/ebook/le-sens-du-oui.

[3] Jean-Jacques Urvoas, juin 2021, Vers un pays associé, esquisse pour un futur statut de la Nouvelle-Calédonie, https://www.leclubdesjuristes.com/publication-de-la-note-vers-un-pays-associe-esquisse-pour-le-futur-statut-de-la-nouvelle-caledonie/

[4] Conseil constitutionnel, décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie.

[5] Régis Fraisse, La hiérarchie des normes en Nouvelle-Calédonie, RFDA I-2000, p. 89.

[6] La question complexe des corps électoraux calédoniens peut être retrouvée ici : https://blog.juspoliticum.com/2018/02/27/les-modifications-recentes-de-la-loi-organique-sur-le-corps-electoral-en-nouvelle-caledonie-par-mathias-chauchat/

[7] Mathias Chauchat, L’état d’urgence sanitaire s’applique à la Nouvelle-Calédonie, Jus politicum, commentaire de la QPC n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020, 12 février 2021, https://blog.juspoliticum.com/2021/02/12/letat-durgence-sanitaire-sapplique-a-la-nouvelle-caledonie-par-mathias-chauchat/