Une séquence constituante contrariée : le rejet du projet de Constitution proposé par la Convention constitutionnelle au Chili

Par Claire Glenisson

<b>Une séquence constituante contrariée : le rejet du projet de Constitution proposé par la Convention constitutionnelle au Chili</b> </br> </br> Par Claire Glenisson

Le dimanche 4 septembre 2022, le Chili a rejeté par référendum à 62% le projet de Constitution présenté par la Convention constitutionnelle, avec une participation électorale à hauteur de 86%. Scrutin historique, il laisse un avenir constitutionnel incertain pour le pays qui avait voté le 25 octobre 2020 à 78% en faveur de l’adoption d’une nouvelle Constitution. Le présent billet tentera, au-delà des raisons politiques, sociales et économiques de ce refus, de proposer une analyse du texte rejeté, et de se poser la question de la prochaine « étape » de la séquence constituante chilienne.

 

On Sunday, 4 September 2022, Chile rejected in a referendum by 62% the draft Constitution presented by the Constitutional Convention, with a voter turnout of 86%. This historic vote leaves an uncertain constitutional future for the country, which had voted 78% in favor of adopting a new Constitution on October 25, 2020. This article is an attempt to propose an analysis of the rejected text beyond the political, social and economic reasons for this rejection, and is aimed to ask the question of the next « stage » of the Chilean constituent sequence.

 

Par Claire Glenisson, doctorante contractuelle à l’Université Panthéon-Assas.

 

 

L’échec du référendum chilien relatif à l’adoption d’une nouvelle constitution censée rompre avec l’héritage de Pinochet a surpris de nombreux observateurs et a probablement déçu les juristes constitutionnalistes qui avaient espéré publiquement le succès d’une telle votation. L’objet du présent billet est de tenter de comprendre cet échec en brossant le tableau d’ensemble du processus constituant depuis 2020.

 

1. Une séquence constituante contrariée

Le projet était porteur de nombreuses espérances. Les manifestations populaires de 2019 de l’Estallido, issues d’un contexte de contestation sociale, s’étaient traduites par une décision d’initiative d’un processus constituant[1]. Celui-ci avait pour but premier de couper définitivement les liens avec la dictature de Pinochet. La Constitution de 1980 avait en effet été révisée de nombreuses fois entre 1989 et 2020, mais seules deux révisions avaient substantiellement modifié la Constitution : celle de 1989 abrogeant les dispositions qui instituaient un pluralisme politique limité et celle de 2005 ayant mis fin à l’institution des sénateurs et des membres du Tribunal constitutionnel désignés par l’Armée, et les sièges réservés au sein de ce dernier aux anciens présidents de la République. Cependant, ces tentatives répétées d’expurger les enclaves autoritaires de la Constitution étaient restées insatisfaisantes face au désir de nombreux Chiliens de se détacher définitivement du système institutionnel instauré par Pinochet. En outre, le modèle économique de l’État dit « subsidiaire » ou « minimal », inspiré par les idées néo-libérales de l’époque, demeurait intact grâce aux dispositions de la Constitution délimitant expressément les facultés d’intervention de l’État en matière économique.

 

Le 25 octobre 2020, sur 15 millions d’électeurs chiliens, 7 millions avaient répondu à deux questions : « Souhaitez-vous une nouvelle Constitution ? » et « Quel organe devra rédiger la nouvelle Constitution ? ». À ces deux questions, 78% des votants s’étaient prononcés en faveur d’une nouvelle Constitution, et 79% pour une assemblée constitutionnelle composée de citoyens élus. Il en résulta qu’une Convention constitutionnelle fut élue les 15 et 16 mai 2021, selon des contraintes précises fixées par les lois constitutionnelles du 20 mars 2020 et du 21 décembre 2020, visant à rendre cette Convention représentative sur les plans politique, sexuel, ethnique et physique (cf. billet de Carolina Cerda-Gúzman du 2 juin 2021)[2].

 

Que s’est-il passé entre les deux référendums pour provoquer un rejet si catégorique du texte proposé ? Les raisons de l’échec peuvent être nombreuses. Le contexte politique entre 2020 et 2022 a certainement changé, avec l’élection en 2021 de Gabriel Boric, candidat de l’alliance Apruebo Dignidad[3]. Le texte proposé par la Convention a pu être assimilé à la politique de gauche du président de la République, qui s’était prononcé en faveur du texte, avec le risque de faire du référendum un vote-sanction pour le gouvernement, sur fond de crainte d’un changement trop radical du modèle économique. Des études ultérieures permettront également d’analyser l’importance du rôle joué par la campagne « Rechazo » (je rejette) face à l’effritement du camp « Apruebo » (j’approuve), ainsi que la polarisation du débat autour de certains points spécifiques, tels que la reconnaissance de la pluralité ethnique du Chili, avec le conflit des populations autochtones Mapuche de la région d’Araucanie, ou encore l’octroi de droits plus étendus aux migrants, alors que les flux migratoires venus du Venezuela au Nord du Chili inquiétaient une partie des citoyens chiliens.

 

La différence capitale entre le référendum de 2020 et celui de 2022 réside peut-être dans le fait que le deuxième référendum était obligatoire, contrairement au premier. En effet, la loi constitutionnelle du 24 décembre 2019 crée un article 142 dans la Constitution de 1980, qui organise le référendum de ratification. Son alinéa 2 dispose ainsi que le vote sera obligatoire, sous peine d’amende.  Ainsi, 86% du corps électoral chilien a voté en 2022, soit 13 024 792 votants, contre 51% de participation en 2020, soit 7 573 914 votants sur l’ensemble du corps électoral[4].

 

Le « oui » a-t-il perdu des voix ou les tenants d’une nouvelle Constitution ne se sont-ils pas reconnus dans le texte proposé ? Des abstentionnistes indécis de 2020 se sont-ils ralliés au rejet en 2022 ? Il ne revient pas au constitutionnaliste de se substituer au sociologue ou au sondeur, mais plutôt de laisser à ces derniers le soin d’analyser avec précision les statistiques de vote. Une telle analyse serait encore plus délicate « à chaud », quelques jours seulement après le référendum, alors que nous ne disposons que des données brutes du vote. Le point de vue du constitutionnaliste est cependant pertinent pour analyser la tentative chilienne, notamment en comparant le texte proposé à d’autres Constitutions en vigueur en Amérique du Sud, et en le replaçant dans la dynamique constitutionnelle sudaméricaine actuelle.

 

 

2. Le texte rejeté : la recherche d’une représentation effective de la société dans la Constitution

Le texte proposé était saisissant par sa longueur (388 articles), bien qu’il faille nuancer cette caractéristique, en la mettant en perspective avec la Constitution bolivienne et la Constitution équatorienne (respectivement 411 et 444 articles). Le projet pouvait également surprendre par le détail de ses dispositions et la variété des thèmes abordés. Certes le texte évoquait de façon classique non seulement les thèmes des droits fondamentaux et de la distribution des pouvoirs, mais aussi des questions économiques et sociales très détaillées, telles que l’allaitement des mères, les droits des adolescents, la gestion des bassins hydrographiques ou des minéraux en tant que « biens communs ». En outre, il présentait un chapitre II intitulé « droits et garanties », long de 110 articles, énumérant les droits, individuels et collectifs, – des droits de l’homme (« droits humains », dit le texte) mais y ajoutant les droits de la Nature, par exemple le droit à la protection de son existence et de sa régénération (article 103). Point particulièrement débattu dans la société chilienne, l’article 61 accordait à toute femme ou personne ayant la capacité de porter des enfants, l’accès à une interruption volontaire de grossesse, alors que l’avortement n’est actuellement légal que dans des conditions limitatives énumérées par la loi du 14 septembre 2017, et que la légalisation totale de l’IVG fut refusée par le précédent président de la République, Sebastián Piñera[5].

 

La recherche d’une représentation effective de la société chilienne dans sa diversité ethnique, culturelle et de sexe dans la Constitution, était une caractéristique essentielle du projet et a constitué un point de crispation dans les débats. La loi constitutionnelle du 20 mars 2020 imposait une composition paritaire dans les organes de la Convention constitutionnelle. Le texte final proposé par cette dernière reflétait cette exigence de représentation plurielle, en proclamant le Chili comme une démocratie « inclusive et paritaire » (article 1. 2.)[6]. Le texte obligeait ainsi les organes de l’Etat, les organes supérieurs de l’Administration et les conseils d’administration des sociétés publiques et semi-publiques à assurer une composition d’au moins 50% de femmes dans leurs membres (article 6.2.).

 

La loi constitutionnelle du 21 décembre 2020 avait mis au premier plan la question d’une meilleure représentation des peuples originaires du Chili, en réservant 17 sièges sur 155 aux peuples originaires dans la composition de la Convention. Pourtant la question de la reconnaissance de la pluralité ethnique du Chili ne s’est posée que tardivement dans le processus constituant. En effet, le récit historique demeure toujours fortement influencé par une construction nationale centrée sur l’histoire du peuple originaire Mapuche.

 

Le préambule du projet s’inscrivait dans cette volonté de reconnaissance de la pluralité en faisant référence au « peuple du Chili, formé par diverses nations ». Le Chapitre I multipliait les références au Chili, en tant qu’État de droit plurinational et interculturel, qui « reconnaît la coexistence de divers peuples et nations dans le cadre de l’unité de l’Etat » (article 5. 1.), en citant une liste non exhaustive d’onze peuples et nations autochtones (article 5.2.). En conséquence de cette pluralité, le texte imputait à l’État le devoir de garantir l’exercice de l’autodétermination et des droits collectifs et individuels de ces peuples, au moyen de leur représentation politique dans les organes élus aux niveaux communal, régional et national, mais aussi dans la « structure de l’État, de ses organes et de ses institutions », (article 5. 3.). Le projet correspondait ainsi aux trois critères principaux de l’État plurinational[7], qui sont la participation des communautés autochtones à la vie démocratique, notamment par le biais de consultations obligatoires (article 66), l’autonomie territoriale, avec un Sénat des régions (article 251 et suivants), et, enfin, le pluralisme juridique avec la reconnaissance des systèmes juridiques des peuples autochtones (articles 307 et 309).

 

La considération des peuples originaires du Chili ne se réduisait pas à la reconnaissance de droits collectifs, mais s’étendait également à une conception des Humains et de « leur relation indissoluble avec la nature », qui se traduit par la reconnaissance de droits de la Nature, et l’attribution d’une instance de défense de celle-ci (Defensoría de la Naturaleza). Une telle orientation pro natura (et pas seulement pro homine), n’est pas inédite dans le constitutionnalisme sud-américain, parfois influencé par la notion andine de la Pachamama, que l’on peut traduire par « Terre-mère ». Ainsi, le préambule et l’article 8 de la Constitution bolivienne énoncent le « buen vivir » ou « vivir bien », qui se traduit par une série de droits (par exemple à la santé, à l’éducation…), ou encore l’article 71 de la Constitution équatorienne qui reconnaît les droits de la Nature. Le rejet du texte traduit peut-être la difficulté pour une Constitution de se saisir de l’ensemble des questions sociales et sociétales qui agitent un pays, et plus encore de son histoire, en l’espèce en distinguant spécifiquement les peuples « originaires » dont se réclament pourtant descendants une majeure partie des Chiliens. Une question sous-jacente se pose encore : le modèle étatique, même plurinational, est-il la meilleure manière de penser la pluralité et l’autonomie des communautés autochtones ? Mais au-delà du fond du texte, l’on peut se demander si ce ne sont pas les modalités de la procédure constituante qui doivent être repensées dans le cadre d’une éventuelle prochaine étape constituante.

 

 

3. La méthode constituante en question

Le rejet du projet laisse un avenir constitutionnel incertain pour le Chili. Après l’échec du 4 septembre, plusieurs cas de figure sont théoriquement envisageables. La première possibilité serait de ne pas relancer un nouveau processus constituant, et le cas échéant se contenter d’une révision -substantielle- de la Constitution de 1980, toujours en vigueur. Le dernier alinéa de l’article 142 dispose qu’en cas de rejet du texte par le référendum de ratification, la Constitution actuelle continue d’être en vigueur, sans précisions supplémentaires quant à la possibilité d’un nouveau processus constituant. Du reste, le chapitre XV consacré à la révision de la Constitution n’évoque pas expressément la poursuite du processus, sans l’exclure pour autant. L’interprétation de l’article 142 comme excluant implicitement la poursuite du processus est actuellement mise en avant par les opposants au changement de la Constitution de 1980.

 

Pour l’heure cette hypothèse semble improbable, car ce serait faire fi du résultat du référendum « d’entrée » de 2020. Dès dimanche soir, le président Boric a affirmé sa volonté de « faire tout ce qui est en [s]on pouvoir pour construire un nouveau processus constitutionnel ». Plutôt que de se référer à l’article 142, il s’appuie sur le référendum de 2020, où les Chiliens avaient affirmé à 78% leur volonté de changer de constitution, avec la participation volontaire la plus haute depuis 2012. Il faudra alors déterminer les règles de cette nouvelle étape constituante, en s’accordant avec les forces politiques de droite au Congrès, le président n’y disposant pas de la majorité. Le président s’est par ailleurs entretenu avec les deux présidents des deux Chambres du Congrès, le sénateur Álvaro Elizalde (PS) et le député Raúl Soto (PPD), dès le lendemain du référendum. Il a par ailleurs opéré le mardi 6 septembre un profond remaniement ministériel. Les partis politiques et les organes parlementaires, dont les rôles avaient été considérablement amoindris en raison du choix d’une Assemblée constituante citoyenne, auront un rôle décisif. Plusieurs voix ont fait entendre qu’ils voulaient poursuivre le processus en adoptant un texte similaire au projet rejeté, mais plus modéré, qui devra s’inscrire dans les modalités de révision de la Constitution de 1980.

 

En France, le rejet chilien n’est pas sans rappeler le référendum du 5 mai 1946 où 53% des Français avaient rejeté le projet présenté par l’Assemblée constituante. Celle-ci avait dû se remettre à l’ouvrage et présenter un nouveau projet, cette fois ci accepté. L’organisation de l’assemblée constituante n’avait pas été modifiée. À la différence du Chili, l’article 7 de la loi du 2 novembre 1945 portant organisation provisoire des pouvoirs publics prévoyait qu’en cas de rejet du projet par le corps électoral, il serait procédé aussitôt et dans les mêmes formes, à l’élection d’une nouvelle assemblée constituante jouissant des mêmes pouvoirs que la première assemblée. Pour le Chili, ce sera l’occasion de décider de la reprise d’une assemblée constituante citoyenne pluri-représentative, sur le même modèle -ou non- de la Convention constitutionnelle. Il sera nécessaire de porter un regard critique à la fois sur la composition de l’assemblée et sur les méthodes, par exemple sur le traitement des propositions d’articles d’initiative populaire pendant la Convention. Il semblerait donc bien que l’on ait affaire à un véritable processus constituant, incertain et à durée indéterminée, et non pas un moment constituant défini.

 

 

 

[1] Pour une présentation en français des enjeux du projet de Constitution, voir par exemple Chili : « Quelles que soient ses limites, le projet de Constitution est un véhicule de changement », Tribune par Carlos M. Herrera et Eugénia Palieraki, Le Monde, 31 août 2022.

[2] https://blog.juspoliticum.com/2021/06/02/une-nouvelle-assemblee-constituante-est-nee-la-convencion-constitucional-du-chili-par-carolina-cerda-guzman/

[3] Apruebo Dignidad est une coalition de gauche composée de cinq partis, allant de la gauche sociale-démocrate au parti communiste chilien.

[4] Voir les chiffres du service électoral chilien, https://www.servelelecciones.cl/#/participacion/global/19001

[5] Au Chili, l’interruption de grossesse est légale jusqu’à 14 semaines, en cas de danger pour la vie de la mère, de malformation du fœtus, ou de viol, selon la loi 21.030 du 14 septembre 2017. À l’inverse, l’Argentine et le Mexique se sont engagés dans un processus de dépénalisation de l’avortement en 2021. Sur cette question, voir J. Arlettaz, « Droit constitutionnel latino-américain, Chronique de l’année 2021 », Revue française de Droit constitutionnel, n°131, 2022/3, p. 759-765.

[6] On peut lire la traduction française du projet, par Carolina Cerda-Guzmán et Elba Guzmán Chacana, à l’adresse suivante : https://sites.google.com/view/nouvelleconstitutionchilivf/accueil

[7] V. Audubert, Contribution à l’étude du paradigme juridique de la plurinationalité : le cas de l’Etat plurinational de Bolivie, Université Sorbonne Paris Cité, 2018, p. 25-26.

 

Crédit photo : compte Twitter officiel du Président de la République du Chili