Élections territoriales de 2023 en Polynésie française : analyse d’un bouleversement politique majeur

Par Sémir Al Wardi et Jean-Paul Pastorel

<b> Élections territoriales de 2023 en Polynésie française : analyse d’un bouleversement politique majeur </b> </br> </br> Par Sémir Al Wardi et Jean-Paul Pastorel

Les élections territoriales en Polynésie française ont été remportées par les indépendantistes. C’est la première fois que les indépendantistes gagnent seuls une élection territoriale. Cependant, il ne s’agit pas d’un pas vers l’indépendance mais essentiellement d’un rejet des autonomistes au pouvoir. Ces derniers avaient déjà perdu les élections législatives en 2022 et n’avaient pas depuis répondu aux attentes de la population.

 

The territorial elections in French Polynesia were won by the separatists. This is the first time that the separatists have won a territorial election alone. However, this is not a step towards independence but essentially a rejection of the autonomist government. They latter had already lost the legislative elections in 2022 and had not, since then, met the expectations of the population.

 

Par Sémir Al Wardi, professeur en science politique et Jean-Paul Pastorel, professeur de droit public à l’Université de la Polynésie française

 

 

 

La Polynésie française est une collectivité d’outre-mer disposant de deux instruments de gouvernance majeurs : d’une part, la spécialité législative qui l’autorise à voter des textes qui relèvent normalement de la loi et d’autre part, de l’autonomie qui lui confère d’importantes compétences dans les domaines de l’économie, de la fiscalité et du social. Son statut de collectivité d’outre-mer relève de l’article 74 de la Constitution et de la loi organique du 27 février 2004. De nombreuses modifications ont été apportées par d’autres lois organiques notamment le mode de scrutin utilisé lors de ces élections. Ses institutions ressemblent à celles d’un État puisqu’elles comprennent un président, un gouvernement composé de ministres, une assemblée et un conseil économique, social, culturel et environnemental. S’ajoute la perspective d’autodétermination prévue par la Constitution[1]. Tous les cinq ans, les Polynésiens élisent leurs représentants à l’assemblée lors d’élections territoriales et ces élus, à leur tour, désigneront le président de l’assemblée puis le président de la Polynésie. C’est ce dernier qui est la clef de voûte des institutions polynésiennes : il forme seul son gouvernement et dispose d’un nombre considérable de compétences. C’est dire l’importance de ces élections pour la Polynésie française.

 

C’est le Tāvini Huira̒atira (Servir le peuple) Front de libération de Polynésie, parti indépendantiste polynésien, qui a remporté les dernières élections territoriales des 16 et 30 avril 2023. Ceci ne fut pas une surprise car la chute vertigineuse du parti autonomiste Tāpura Huira̒atira (Liste du peuple) lors des élections législatives de 2022 annonçait déjà les résultats des élections territoriales de cette année. En effet, ce parti politique au pouvoir a perdu les trois sièges de député de Polynésie à l’Assemblée nationale, sièges remportés justement par le parti indépendantiste. Il faut noter que le clivage Gauche-Droite n’existant pas en Polynésie, c’est le clivage autonomiste-indépendantiste qui structure la vie politique et gouverne les affrontements idéologiques. La possibilité constante de se séparer de la République entraîne plusieurs conséquences dont la plus importante est d’amener les élites politiques à se positionner par rapport à la présence française : dans (et de quelles manières) ou en dehors de la France (et toujours de quelles manières) ; autonomie ou indépendance.

 

 

Le résultat de ces élections signifie-t-il que la Polynésie bascule vers la revendication indépendantiste ?

Il ne s’agissait aucunement d’un référendum d’autodétermination. Le nouveau président indépendantiste de la Polynésie française, Moetai Brotherson, a expliqué pendant la campagne électorale qu’un tel référendum ne saurait intervenir avant dix ou quinze ans dans le cadre d’un processus de décolonisation. Celui-ci a donc préféré défendre un projet socio-économique pour faire reculer les inégalités les plus criantes (une étude réalisée en mars 2022 par l’Institut de la statistique de la Polynésie révélait que 26 % des polynésiens vivent sous le seuil de pauvreté contre 14 % en France) et défendre le pouvoir d’achat grignoté par l’inflation (8,5 % en 2022 en Polynésie contre 5,2 en France et, à s’en tenir aux produits alimentaires, 23 % en Polynésie contre 12,6 % en France). Même si le thème de l’indépendance est brutalement réapparu durant l’entre-deux tours, à l’initiative des autonomistes, pour faire perdre des voix au Tāvini Huira̒atira, ce sont essentiellement les questions sociales qui ont structuré le débat politique.

 

Relevons aussi que les deux listes autonomistes présentes au second tour ont rassemblé au total 55% des voix et que le Tāvini Huira̒atira doit sa majorité absolue en sièges au mode de scrutin et non au recueil de la majorité des suffrages exprimés. En effet, la loi organique du 1er août 2011 relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française a instaurée une seule circonscription divisée en 8 sections. Cela signifie que depuis 2011 seuls les résultats de toute la Polynésie comptent. En effet, les élections territoriales précédentes comprenaient 5 circonscriptions, une par archipel, ou même 6 circonscriptions comme en 2004. Une prime majoritaire de 19 sièges sur 57 est accordée au vainqueur. Autrement dit, celui qui a la majorité absolue au premier tour ou, à défaut, qui arrive en tête au second tour emporte un tiers des sièges à pourvoir. Puis, la répartition des autres sièges est faite entre la liste gagnante et les autres listes encore dans la course (listes ayant obtenues au moins 5% des suffrages exprimés). La majorité sera ainsi forte voire très forte puisque s’ajoutent à la prime des 19 sièges, les sièges que la liste victorieuse obtient par la répartition à la proportionnelle.

 

Il n’en demeure pas moins que la victoire du Tāvini Huira̒atira pourrait servir à l’avenir de levier au nouveau gouvernement polynésien pour défendre sa position devant l’ONU qui a réinscrit la Polynésie sur la liste des territoires non-autonomes en 2013 et tenter de négocier avec l’État son retour « à la table des discussions » en octobre prochain devant le Comité des 24 de l’ONU (chargé de la décolonisation des territoires non-autonomes). 

 

 

Si les revendications indépendantistes n’expliquent pas le résultat de ces élections, comment dès lors expliquer la défaite du Tapura ?

Les sources de ce rejet sont multiples.

 

La première correspond à l’usure du pouvoir (Édouard Fritch le président sortant était déjà ministre en 1984 dans le premier gouvernement de Gaston Flosse et a présidé le gouvernement polynésien depuis 2014), s’ajoutent la gestion chaotique de la pandémie de coronavirus (empiètements du représentant de l’État sur les compétences de la Polynésie en matière de santé, suspicions autour de l’obligation vaccinale pour plusieurs catégories de personnes dont les personnes fragiles, défiance à l’égard du comportement du président polynésien et de certains de ses ministres qui s’affranchissaient ouvertement des restrictions sanitaires imposées à la population, etc.), la crise économique qui a fortement fragilisé l’économie polynésienne très dépendante du tourisme (environ 3500 entreprises et 4000 emplois ont disparu en dépit des dispositifs d’aide) et l’inflation qui a suivi (voir supra) dont une part est attribuée à l’instauration en 2022 d’une taxe sur la consommation non déductible destinée à rétablir les équilibres financiers de la Caisse de prévoyance sociale.

 

La seconde série de raisons tient au comportement du président et de son parti.

 

Après la forte défaite aux législatives (voir supra), il semblait en effet évident qu’Édouard Fritch devait remanier son gouvernement en renvoyant les ministres impliqués dans ce rejet et prendre des politiques publiques à vocation sociale. Or, la population a plutôt ressenti un refus du Tāpura de tenir compte des résultats : le gouvernement est resté en place et la communication a été inexplicablement assez absente. Dès lors, aux élections territoriales, les électeurs ont réitéré leur rejet du pouvoir Tāpura.

 

Une troisième explication réside dans le fait qu’ont été conclues des alliances contre nature. Au premier tour des territoriales, il fallait 15 784 voix (12,5% des suffrages exprimés) pour prétendre rester dans la course. Ce chiffre très élevé favorise les grands partis politiques. Se retrouvent pour le second tour le Tāvini Huira̒atira, le Tapura Huiraatira et un nouveau parti autonomiste A Here Ia Porinetia (Aimons la Polynésie). Ce dernier, créé il y a à peine un an, avait déjà obtenu un score honorable aux élections législatives. Le ̒Āmuitahira̒a o te nūna̒a māʻohi (Rassemblement du peuple māʻohi) de Gaston Flosse rate de 1011 voix le second tour.

 

Résultats du premier tour :

Tāvini Huira̒atira 43 400 voix 34,89%
Tāpura Huira̒atira 37 880 voix 30,46%
A Here Ia Porinetia 18 067 voix 14,53%
Āmuitahira̒a 14 773 voix 11,88%

 

 

Gaston Flosse, élu triomphalement en 2013, a dû céder sa place de président de la Polynésie en 2014 à son ex-gendre Édouard Fritch à la suite de la confirmation de son inégibilité. Mais, assez rapidement, Gaston Flosse va se fâcher avec Édouard Fritch, ce qui va obliger ce dernier à créer son propre parti, le Tāpura Huira̒atira. Les relations entre les deux hommes se sont inévitablement détériorées. Ils devenaient de véritables concurrents politiques. Mais, à la surprise générale, les deux hommes ont décidé de s’unir pour le second tour des territoriales. Alors que toute la campagne s’est faite sur le profond désir de changement, ces deux partis politiques ont offert un retour à l’ordre ancien ! Si mathématiquement cela semblait en leur faveur, le rejet qu’a suscité cette alliance l’a emporté.

 

Le Tāvini Huira̒atira enregistre 8434 voix de plus que le Tāpura Huira̒atira. Ce parti politique a la majorité dans l’ensemble des sections les plus peuplées des Iles du Vent et dans celle des Iles sous le Vent. Avec le jeu de la prime majoritaire d’un tiers des sièges, le Tāvini est assuré de garder le pouvoir la durée totale du mandat soit cinq années.

 

Résultats du second tour :

Tāvini Huira̒atira 64 551 voix 44,32% 38 sièges
Tāpura Huira̒atira 56 117 voix 38,53% 16 sièges
A Here Ia Porinetia 24 988 voix 17,16% 3 sièges

 

Un rêve partagé à (très) long terme ?

 

Maco Tevane, ancien directeur de l’Académie Tahitienne, disait : « Tous les Polynésiens sont indépendantistes de cœur, seule la raison diffère les uns des autres ». Le discours même d’Édouard Fritch a évolué quand, en 2021, il a laissé entendre qu’il n’était pas opposé à l’indépendance qui est « inévitable (…). À un moment on va y venir, peut-être parce que la France n’aura plus de budget (…) ou en aura marre de nous ». Et surtout que c’est « dans notre sang »[2]. Tout en précisant : « Je ne vais pas choisir l’indépendance pour mon peuple mais je vais lui laisser le choix et s’il faut un référendum, pourquoi pas ? » en rappelant au passage que la crise est actuellement le principal souci. En clair, le thème de l’indépendance est dédiabolisé de façon générale parce que repoussé à très long terme : quinze ou vingt ans pour le Tāvini et cinquante ans pour le Tāpura Huira̒atira. Ce sont ainsi les thèmes socio-économiques qui l’emportent dans les discours politiques. Allons-nous vers l’embryon d’un clivage Gauche-Droite en Polynésie française ?

 

 

 

[1] Jean-Paul Pastorel, La réinscription de la Polynésie française sur la liste des pays à décoloniser, une nouvelle étape des relations avec l’État français ? Bulletin Juridique des Collectivités locales, n°6/13, p 447.

[2] Tahiti Infos le 3 février 2021.

 

 

 

Crédit photo : Drapeau du Tāvini huiraʻatira (parti indépendantiste) / WikiCommons / CC BY-SA 4.0