Le Parlement relégué : en Allemagne aussi ?

Par Michael Hempelmann

<b> Le Parlement relégué : en Allemagne aussi ? </b> </br></br> Par Michael Hempelmann

La réforme des retraites a illustré les profondes différences constitutionnelles entre les parlementarismes français et allemand. La Loi fondamentale allemande attribue en effet au Parlement un rôle déterminant, que ne connaît pas le Parlement français. Actuellement toutefois, le besoin d’accélérer la législation n’est pas sans incidence sur le rôle des organes législatifs, Bundestag et Bundesrat. Bien que la Cour constitutionnelle fédérale dispose en principe de pouvoirs étendus pour protéger leurs positions, il n’est pas certain que le droit constitutionnel puisse contenir l’évolution récente.

 

The pension reform illustrated the profound constitutional differences between parliamentarism in France and Germany. The German Basic Law gives Parliament a decisive role that the French Parliament does not have. At present, however, the need to speed up legislation is having consequences for the role of the legislative bodies, Bundestag and Bundesrat. Although the Federal Constitutional Court in principle has extensive powers to protect their positions, it is not certain that constitutional law can contain current developments.

 

Par Michael Hempelmann, avocat à Berlin et doctorant à l’université Toulouse Capitole[1]

                      

 

 

Les procédures sans vote du Parlement utilisées en France pour l’adoption de la réforme des retraites ont étonné les Allemands (1). À peu près en même temps, l’adoption de la transposition du règlement d’urgence de l’UE en Allemagne a montré que le gouvernement d’outre-Rhin pouvait également se saisir des instruments pour accélérer et limiter le débat parlementaire (2). Il n’est pas certain que la Cour constitutionnelle – même si elle était saisie – mette un terme à cette tendance générale (3).

 

 

1. Un processus législatif étonnant

Rarement auparavant les journaux allemands avaient aussi souvent cité et expliqué une disposition de la Constitution française comme celle de l’art. 49, al. 3 pendant ces derniers mois. Pour les observateurs allemands, cette disposition est étonnante, car elle n’a d’équivalent ni dans la Loi fondamentale (ci-après LF) ni dans l’une des seize constitutions des Länder.

 

La LF de 1949 connaît la question de « confiance liée » (art. 68, al. 1). Le chancelier peut demander au Bundestag de lui accorder sa confiance et associer simultanément cette question à l’adoption d’une loi (ex. Schröder en 2001). S’il n’obtient pas la majorité à cette occasion, le président fédéral peut dissoudre le Bundestag sur proposition du chancelier. Dans cette configuration, c’est le Bundestag qui décide de l’existence politique du chancelier en votant une loi, mais – à la différence du 49.3 français – sans majorité, il n’y a pas de loi.

 

Ensuite, il existe « la législation d’urgence » (art. 81 LF). Si le président fédéral n’a pas dissous le Bundestag après l’échec de la question de confiance, le gouvernement a la possibilité, sous d’autres conditions, de voter une loi sans le Bundestag. Mais cette procédure n’est pas non plus comparable au 49.3 français parce qu’outre le Bundestag, le Bundesrat participe à la procédure législative. Il est composé de membres délégués par les gouvernements des Länder. Dans le cas de l’art. 81 LF, le gouvernement a toujours besoin de l’accord du Bundesrat pour adopter la loi. À ce jour, il n’existe aucun précédent pour l’application de cette disposition.

 

Pour ne citer qu’un exemple de commentaire illustrant la perception allemande, face au processus français, on peut citer Tim Wihl, professeur suppléant de droit public à l’Université d’Erfurt, qui a déclaré, mi-avril 2023 :

« L’inquiétude grandit encore si l’on ajoute le peu d’efforts que le gouvernement a fait pour coordonner son projet avec le Parlement, mais aussi avec les syndicats ou d’autres intermédiaires sociaux […]. »

 

Cela n’empêche pas de s’interroger sur certaines pratiques allemandes récentes, montrant que les organes législatifs ne sont pas toujours aussi préservés que l’on pourrait le croire.

 

 

2. Une législation accélérée en Allemagne

Malgré le rôle plus important du Parlement en Allemagne, les gouvernements ne sont pas toujours respectueux de la participation consciencieuse du Bundestag ou du Bundesrat aux projets de loi.

 

Contrairement à la France, cela s’opère moins par une combinaison d’instruments prévus par la Constitution. Les gouvernements tendent plutôt de profiter du silence de la LF. Dans ses articles 76 et 77, la Constitution allemande n’indique en effet le déroulement de la procédure législative que dans les grandes lignes. Un gouvernement peut donc – grâce à la majorité parlementaire qui le soutient – réduire au minimum la participation des organes législatifs en fixant des délais courts d’examen des projets de loi.

 

En mars, la coalition « Feux tricolore » (Ampel[2]) a ainsi adopté une loi visant à mettre en œuvre le règlement d’urgence de l’UE d’une manière excessivement accélérée. Cette démarche est symptomatique d’une évolution générale. À ce titre, la présidente du Bundestag, Bärbel Bas, a critiqué le fait que la quantité de lois élaborées à la hâte par la coalition Ampel pourrait nuire à la démocratie allemande. Lucia Puttrich, membre du comité consultatif permanent du Bundesrat, s’est également exprimée dans ce sens. Selon elle, la coalition dirigée par le Chancelier Scholz réduit « la chambre des Länder à un mal nécessaire dans la procédure législative et ignore systématiquement les positions techniquement fondées ».

 

Les critiques ne sont pas nouvelles : elles avaient déjà visé la coalition précédente pour sa pratique d’accélération des procédures législatives et le manque de participation du Parlement pendant la pandémie. Actuellement, la coalition Ampel se voit contrainte de réduire la participation des organes législatifs compte tenu d’autres préoccupations urgentes – comme, dans le cas du règlement d’urgence, la sécurité énergétique face à l’attaque russe contre l’Ukraine.

 

 

Le rôle du Bundestag mis en cause

La LF prévoit l’existence des commissions législatives (cf. art. 42, al. 3), sans établir de règles plus précises sur leur rôle dans le processus législatif. Il revient en conséquence au règlement du Bundestag de préciser leurs missions. Ce dernier n’a toutefois aucun effet externe et n’est pas soumis à un contrôle juridictionnel régulier comme en France.

 

Dans ce cadre, la coalition gouvernementale ne s’est pas privée d’inciter les commissions à accélérer leur rythme de travail, en fixant des délais courts pour l’examen des projets. Dans la pratique législative, il n’est pas rare que cela se fasse par la procédure dite de l’« omnibus ». Cela est comparable aux cavaliers en France : un projet de loi supplémentaire est ajouté sous forme d’amendement (« en tant que passager ») pendant une procédure législative en cours. Souvent, il n’y a pas de consultations d’experts sur l’amendement ajouté, pas plus que de large débat public.

 

Dans le cas de la mise en œuvre du règlement d’urgence de l’UE, la coalition Ampel l’a greffée, à la dernière minute, au projet de loi sur l’aménagement du territoire. Il n’est donc resté que quelques heures aux membres des commissions pour organiser la consultation d‘experts et seulement un jour pour la délibération finale[3].

 

 

Le rôle du Bundesrat mis en cause

Selon l’art. 76, al. 2 LF, le Bundestag doit transmettre les projets du gouvernement au Bundesrat. Le Bundesrat a le droit de prendre position sur ces projets dans un délai de six à neuf semaines. Le gouvernement peut cependant exceptionnellement qualifier un projet de « particulièrement urgent ». Dans ce cas, le délai d’examen par le Bundesrat n’est que de trois semaines.

 

Entre 2010 et 2020, le gouvernement n’a qualifié qu’un peu plus de 15 % de ses projets de « particulièrement urgents ». En 2022, pendant la pandémie, cette proportion était de plus de 43 %. En 2023, elle est de plus de 76 %. Ici encore, cela illustre la tendance croissante à écourter les délais des organes législatifs en Allemagne.

 

Certes, le Bundesrat n’est pas légalement tenu d’accepter les demandes de réduction de délai du gouvernement ; mais il se voit souvent contraint de choisir entre ralentir de manière impopulaire les lois sur lesquelles la coalition gouvernementale s’est mise d’accord à grand renfort médiatique, ou tout simplement ne pas examiner les projets de manière plus approfondie avant de prendre position.

 

 

3. Saisir la Cour constitutionnelle ?

Contrairement au parlementarisme rationalisé français, le droit constitutionnel allemand tient en haute estime la large autonomie du Parlement. De même, il existe avec le Bundesverfassungsgericht, la Cour constitutionnelle fédérale, une instance qui possède en principe des compétences et une légitimité plus étendues que le Conseil constitutionnel français pour évaluer juridiquement l’action des organes constitutionnels[4]. Malgré ces importantes différences, il n’est pas certain que la saisine de la Cour ait une chance d’aboutir dans l’hypothèse d’une contestation de la pratique de la législation accélérée.

 

La Cour allemande a suggéré très tôt l’existence d’un « principe de la fidélité entre les organes constitutionnels » (Verfassungsorgantreue) qui pourrait être affecté en cas de procédure législative accélérée. En 1957 – afin surtout de protéger sa propre compétence – elle a constaté :

« L’hypothèse selon laquelle les relations entre les organes constitutionnels, dans la mesure où elles ne sont pas expressément réglées par la Loi fondamentale, relèvent du vide juridique […] est juridiquement insoutenable. La coordination des organes constitutionnels exige au contraire, comme corollaire de leur indépendance, que les organes constitutionnels […] s’abstiennent de tout ce qui pourrait nuire à la réputation des autres organes constitutionnels et mettre ainsi en danger la Constitution elle-même[5]. »

 

Par la suite, la Cour a précisé les contours de ce principe dans sa jurisprudence[6] – davantage que le Conseil constitutionnel son « principe de la clarté et de la sincérité du débat parlementaire »[7].

 

Pour autant, en dépit de sa conception vigilante des prérogatives des organes législatifs allemands, la Cour de Karlsruhe est aussi réticente à déclarer une loi inconstitutionnelle en raison d’infractions à la procédure. Elle ne le fait qu’en cas d’infractions « évidentes »[8]. Et, au vu du silence de la LF, il est difficile d’identifier, dans les exemples donnés, des infractions à la procédure constitutionnelle. Dans ce sens, en 1970, le Bundesverfassungsgericht a nié une violation de la LF alors qu’un plaignant avait mis en doute la constitutionnalité d’une loi adoptée par voie accélérée[9].

 

Pour conclure, observons que la manière dont les organes législatifs sont traités en France comme en Allemagne peut être considérée comme un risque pour la légitimité des lois. N’oublions pas que la Constitution française dispose que « le Parlement vote la loi » (art. 24, al. 1) et que la participation adéquate des deux organes législatifs en Allemagne demeure une condition indispensable pour que les lois soient largement acceptées.

 

 

 

[1] Merci à la Professeur Aurore Gaillet et à ma collègue Clothilde Melin, pour leur accompagnement, notamment linguistique, dans la rédaction de ce billet – toutes les erreurs restent les miennes.

[2] Elle est appelée Ampel en raison des couleurs des partis au gouvernement : le SPD (rouge), les Verts (vert) et le FDP (jaune).

[3] Breilmann, BT-Plenarprotokoll 20/89, p. 10625.

[4] Cf. A. Gaillet, La Cour constitutionnelle fédérale allemande – Reconstruire une démocratie par le droit (1945-1961), Paris, mdd, 2021.

[5] Propre traduction des Bemerkungen des Bundesverfassungsgerichts zu dem Rechtsgutachten von Professor Richard Thoma in Liebholz (dir.), Jahrbuch des Öffentlichen Rechts der Gegenwart, Neue Folge, Band 6, Mohr Siebeck, Tübingen 1957, p. 194 (206 et suiv.).

[6] Cf. BVerfGE 45, 1 (38 f.).

[7] Cf. Décision n° 2023-849 DC du 7 avril 2023, para. 70.

[8] BVerfGE 34, 9 (25); 91, 148 (175); 120, 56 (71).

[9] BVerfGE 29, 221 (234 f.).

 

 

 

Crédit photo : Christian Lue / Unsplash / Le bâtiment du Reichstag, siège du Bundestag allemand.